Prologue
— Ça tourne !
— Teaser AMORT, séquence 1, prise 1 !
Clap
— Et... Action !
Très bien... Je dois être braquée par six cents projecteurs à la fois. Ce n'est pas le moment de tout planter. Le prompteur commence à défiler. Je me concentre. J'esquisse mon plus beau sourire commercial (autrement appelé le sourire crispé), et je me lance :
— Chers téléspectateurs ! Ça y est ! Vous en aviez rêvé, et c'est la chaîne AVé qui va enfin vous offrir un divertissement télévisé digne de ce nom ! En effet, la technologie mise à notre disposition nous a permis de créer un programme qui surpasse tout ce que vous auriez pu imaginer ! Mesdames et messieurs, pour célébrer la toute nouvelle décennie qui approche à grands pas, nous allons vous faire voyager au-delà du réel !
Je prends une inspiration et me tourne vers la deuxième caméra, comme convenu. Je lis en même temps que je découvre ce qu'il y a écrit sur le prompteur. Je fais confiance à mon équipe.
— Rendez-vous le 31 décembre 2019 sur AVé, « À vos écrans » ! Vous n'en décollerez pas de sitôt ! Car dans le programme AMORT, vous savez quand vous rentrez, mais vous ignorez quand, comment et avec qui vous en sortirez !
Je soupire... Là, c'est trop.
— Vous êtes sérieux, là ? m'emporté-je. Je suis supposée dire « Car, comme son nom l'indique, le programme AMORT, c'est à la vie, à la mort ! » Non mais vous vous êtes crus dans Battle Royale ou Hunger Games ? Le programme que j'ai créé a pour but de divertir, pas d'effrayer !
— Coupez ! grince celui qui se vante d'être réalisateur.
Il est excédé. Ça tombe bien, on est deux !
Celui qui s'occupe du clap est en train d'effacer le numéro de la prise pour le remplacer. Il n'est pas question que j'autorise ce massacre. La crédibilité de la chaîne, du programme AMORT et ma dignité sont en jeu.
— Non écoutez, ça ne va pas le faire ! déclaré-je en faisant de grands gestes pour inciter les techniciens à tout éteindre. Tout ça ne rime à rien. Ça aurait pu être vendeur en 2010. Là, on parle de révolution virtuelle ! Faites un petit effort !
— Avec tout le respect que je vous dois, Mademoiselle Laffront, s'exaspère le réalisateur qui s'arrache le peu de cheveux qu'il lui reste, nous n'avons que trois mois pour promouvoir AMORT, on ne parle même plus de retard, mais d'inconscience !
Rien ne sert d'argumenter avec une équipe pareille.
— Faites-moi confiance ! m'obstiné-je encore et toujours.
Je chasse de la main la maquilleuse qui accourt pour me faire une retouche fond de teint. Tous ces gens sont fort sympathiques, mais de la vieille école. Je veux plus. Je veux du grandiose. Je veux de l'innovant. Le public aussi. J'étais téléspectatrice avant de devenir productrice. Par conséquent, je connais le niveau d'attente. Nous devons exceller. Sortir des sentiers battus. Comment parviendrons-nous à concurrencer les chaînes populaires, sinon ?
Je quitte le plateau d'un pas assuré pour décourager quiconque se risquerait à prendre ma patience en otage.
— Mademoiselle Laffront ! commence à m'agacer mon assistante.
— Ce n'est pas le moment, Astrid !
Ce n'est jamais le moment. On dirait que ce petit bout de femme a été embauché seulement pour m'annoncer de mauvaises nouvelles. Où diable se cache l'assistante de bon augure ? Bonjour utopie ! Les bonnes nouvelles n'existent pas ici-bas.
Mais je ne désespère pas.
— Votre sœur a appelé pour vous rappeler l'heure de son vol, s'entête-t-elle malgré tout.
— Demain à onze heures. Paris Charles de Gaulle. Je suis au courant.
J'arrive dans mon bureau. Astrid a la décence de ne pas m'imposer son omniprésence jusque-là.
Quarante-sept messages vocaux sur ma ligne fixe... Je ne me suis absentée qu'une petite heure. J'ose à peine consulter mon téléphone portable.
Ce n'est pas le moment de craquer sous la pression. J'avais prévu tout ça.
— Non mais tu peux m'expliquer ce que je viens d'apprendre ? s'enflamme Murielle qui déboule dans mon havre de paix sans frapper.
Murielle, c'est la directrice de la chaîne. On ne plaisante pas avec Murielle. Même moi j'évite.
— C'est mauvais, c'est mauvais ! Il n'y a rien de plus à expliquer.
— Eve..., fulmine-t-elle sur le point de radicalement exploser. Tu ne peux pas débarquer du haut de tes vingt-huit ans au sein d'une production télévisée, munie seulement d'une superbe idée, et prétendre tout connaître sur les médias !
Je m'y attendais à cette pique-là... On me la ressort à toutes les sauces depuis mon arrivée mouvementée à la tête de la production. Je prends sur moi et assure ma défense avec tact :
— La seule chose que je prétends, Murielle, c'est que le teaser est naze. Tout comme ce guignol de réalisateur. Je préfère soigner une entrée tardive plutôt que saboter tout un concept à point nommé.
— Alors on est censé faire quoi en attendant que tu trouves miraculeusement comment « soigner ton entrée » ? Tu m'expliques, Eve ?
Me foutre la paix serait un bon début...
— Faites-moi confiance ! C'est tout ce que je vous demande ! Je commence les castings des candidats dans une petite semaine et...
La sonnerie de mon téléphone — une reprise de « Eve, lève-toi » interprétée par ma meilleure amie — me tire de ce traquenard sans fin.
— Un instant, Murielle...
Je décroche.
— Eve Laffront, j'écoute ?
— J'imagine que tu n'as pas écouté mes messages, m'agresse Vanessa sans préambule.
Vanessa, c'est ma petite amie. Je regrette aussitôt d'avoir répondu sans avoir identifié le numéro appelant au préalable. Je déglutis. Ça sent la leçon de morale. Pour changer...
— Euh...
— Le contraire m'aurait étonné ! grince-t-elle d'un ton maussade. Arrive un moment où j'en peux plus, Eve ! Entre ton boulot, tes répétitions, tes concerts, tes déplacements, les travaux de ton loft et tes sempiternelles crises d'égo, j'ai l'impression de ne servir qu'à te loger toi et ta colonie de vêtements. Ras-le-bol ! Si tu ne viens pas récupérer tes affaires ce soir, je passe tout par la fenêtre et je change ma serrure. On ne négocie plus, c'est terminé !
Elle me raccroche au nez.
Petite rectification, donc : Vanessa, c'est mon ex-petite amie.
Je tente malgré tout de garder une certaine contenance face à Murielle. Je prétexte qu'il s'agissait d'une publicité douteuse avant de reprendre comme si de rien n'était :
— Donc, je disais que je vais entamer le casting des candidats sous peu. Tu n'es pas sans savoir que le dépôt de brevet pour notre technologie et notre concept prend plus de temps que prévu.
— Et c'est justement pour ça que nous avons jugé bon de commencer à promouvoir AMORT dans ses grandes lignes.
— Oui, mais non. On n'appâte pas un public affamé avec de la pâtée pour chien. Nous sommes capables de bien mieux. Vendre du rêve ne suffit plus de nos jours. Les gens sont lassés. Ce qu'ils veulent, c'est vivre le rêve absolu. C'est pour ça que le casting sera la clé de notre réussite. Qui pourrait mieux présenter le programme que les candidats qui apprennent tout juste de quoi il retourne ? En s'identifiant à eux, le public se sentira impliqué comme s'il vivait lui-même l'aventure.
— C'est bien beau tout ça, mais..., s'impatiente-t-elle.
— Regarde les jeux olympiques, Murielle ! Les chaînes publiques ne vendent pas de rêve puisque le public s'attend déjà à des exploits. Si l'audimat répond toujours présent, c'est parce qu'il supporte un pays, une équipe ou des athlètes en particulier. Pour la beauté du sport aussi. Tu as déjà vu une présentatrice parler face caméra pour vendre les mérites des jeux olympiques, toi ?
— Le souci, c'est que nous ne sommes pas une chaîne publique. Nous ne sommes même pas connus. Le programme AMORT encore moins. Comparons ce qui est comparable !
Je prends mon air le plus solennel et poursuis :
— En suivant les aventures des candidats avant de rentrer en simulation dans le programme, la promotion se fera d'elle-même. On connaîtra leurs joies, leurs peines, ce qu'ils attendent d'AMORT, leurs doutes, leurs émotions... En touchant le public de cette façon, nous installerons gentiment du suspense. C'est ça qui fera la différence, crois-moi !
— Et par quel miracle comptes-tu t'y prendre concrètement ? Et quand ?
— Je vais mettre le paquet sur le casting des Officiels en sélectionnant trois couples complètement différents. Leurs griefs conjugaux ne seront finalement pas faits pour divertir, mais pour que chacun d'entre nous puisse s'y retrouver. Je veux que la ménagère de cinquante ans se sente concernée. Je veux que le jeunot de vingt-deux ans se sente concerné. Peu importe l'âge ou les problèmes mis en exergue, le programme AMORT va de toute façon tout chambouler pour converger vers des solutions. Cette dimension psychologique est essentielle. Avec ça, la technologie utilisée et ce que nous réservons aux douze candidats, je te garantis un succès planétaire !
J'en fais à peine un peu trop...
— Très bien ! Je te donne jusqu'à deux semaines pour me trouver ce casting. Pas un jour de plus. Passé ce délai, je prendrai la relève.
— J'ai déjà commencé à approcher les meilleurs thérapeutes conjugaux de Paris. Le concept d'AMORT plaît énormément, mais la déontologie m'empêche l'accès aux dossiers des candidats potentiels. Et dans la mesure où la confidentialité va dans les deux sens, à cause de ces histoires de brevets, les psychologues ne peuvent pas me mettre en relation avec leurs patients. Je suis pour ainsi dire, bloquée.
— Je ne veux pas le savoir. Tu as deux semaines, Eve ! achève-t-elle en claquant la porte derrière elle.
Soyons honnêtes, j'ai connu des jours meilleurs.
Courage... Dans trois mois, j'en rigolerai, c'est certain.
***
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