36. Un dragon dans le ciel
La prairie sur laquelle ils marchaient depuis maintenant deux jours semblait s'étendre à l'infini. Aussi loin que puisse porter son regard, Arthur ne percevait qu'un immense océan d'herbe parsemé de quelques fleurs sauvages butinées par une multitude de papillons dorés et de grandes abeilles rouges contre lesquelles le Prince Noir l'avait mis en garde. Leur venin provoquait parait-il de puissantes hallucinations.
Le jeune homme avait bien vite compris pourquoi Tassilon avait réquisitionné des provisions. On ne trouvait rien à manger sur cette lande, à l'exception de quelques baies très amères qui brûlaient durablement la langue. Ils n'avaient rencontré âme qui vive. Il n'existait pas même un simple sentier prouvant une quelconque activité humaine.
— Allons-nous marcher encore longtemps ? se plaignait Arthur alors que le soleil avait entamé son déclin.
Il avait soif. Leur dernière gourde avait été vidée quelques heures plus tôt.
Tassilon ne semblait quant à lui ne ressentir aucune fatigue particulière et avançait d’un pas guilleret.
— La nuit ne tombera que dans deux heures. Nous n’allons pas nous arrêter maintenant. J’aimerais atteindre la source du Roi-Guillaume. Il me semble que nous n’en sommes pas loin.
Le jeune homme fronça les sourcils.
— Il te semble ? répéta-t-il, peu rassuré.
La perspective de se désaltérer à une source lui mit cependant un peu de baume au cœur.
— Comment connais-tu tous ces endroits ? demanda-t-il à son ami. On dirait parfois que tu as avalé un GPS.
Le prince haussa les épaules.
— J’ignore ce qu’est un GPS. Les elfes ont un bon sens de l’orientation, c’est tout. Et j’ai déjà parcouru ces terres en ta compagnie, Athanasios.
— Arrête d'utiliser ce nom, marmonna Arthur en serrant les dents.
Malgré ses demandes réitérées, Tassilon refusait catégoriquement de l'appeler autrement.
— Est-ce que je me nomme vraiment Arthur Montnoir ? questionna-t-il l'elfe. C'est la seule chose que je savais en me réveillant. S'agit-il d'un souvenir réel ?
Le Prince Noir soupira.
— Pour autant que je sache, oui, répondit-il avec mauvaise grâce.
— Alors d'où vient cet autre nom, Athanasios ?
Tassilon eut un sourire satisfait.
— C'est moi qui te l'ai donné. Cela signifie...
— L'immortel, le coupa Arthur en se souvenant de ses notions de grec, je sais.
De fait, le prénom aurait pu être plus mal trouvé. Le jeune homme avait après tout survécu à plusieurs tentatives d’assassinat.
— Mais pourquoi as-tu eu besoin au juste de me donner un autre nom ?
— Lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois, tu étais encore un tout jeune humain et tu ne parlais ni l'elfique ni même la langue commune de Mundus, expliqua le Prince Noir d'un ton blasé. Comme tu ne voulais pas nous dire comment tu t'appelais, il a bien fallu que j'invente quelque chose...
Arthur avait cependant relevé un fait étonnant.
— Je ne parlais pas la langue de Mundus ? Est-ce que cela veut dire que je suis finalement bien originaire de la Terre ?
Tassilon lui jeta un regard frustré.
— Aucune idée. Tu n'as jamais voulu me dire.
— Mais pourquoi ?
— Qu'est-ce que j'en sais ? Pour me faire enrager, sans doute, bougonna l'elfe.
Arthur rangea cette information dans un coin de sa tête. Athanasios ne faisait visiblement pas autant confiance au Prince Noir que ce dernier voulait lui faire croire.
— Ai-je un ennemi ? lui demanda-t-il abruptement. A part Absalom, je veux dire.
Tassilon eut un rictus ironique.
— Et à part tous les habitants du royaume ?
— Un ennemi puissant, insista le jeune homme. Un autre mage noir, peut-être. Quelqu’un capable d’invoquer des ominosi contre moi.
— Quels ominosi? De quoi parles-tu encore ?
Arthur se rendit compte qu’il avait totalement oublié de faire part à son camarade de son attaque sur Terre. Il est vrai que ce souvenir lui semblait extrêmement lointain, comme appartenant à une autre vie. Depuis son emprisonnement, ses cauchemars avaient d'ailleurs entièrement cessé.
Il raconta donc au Prince Noir tout ce qui s’était déroulé ce jour-là.
Tassilon sembla prendre l’affaire très au sérieux.
— Tout ceci est très étrange, remarqua-t-il. Tu ne m'as jamais parlé de ta famille, te contentant d'affirmer que tu n'en avais plus. Et je ne connais aucun mage capable d’évoquer des ominosi, à part toi-même, évidemment. De plus, cette personne savait que tu étais sur Terre, impuissant. Avec tes capacités habituelles tu n’aurais pas eu de réelle difficulté à te débarrasser de ces créatures. Or Absalom prétend avoir été le seul au courant.
— Et il n’aurait pas pu m’attaquer lui-même, renchérit Arthur. Déjà, parce qu’il me l’a affirmé. Et ensuite parce que cela n’aurait aucun sens de me laisser la vie sauve, de me jeter le sort si complexe d’amnesia pour finalement me tuer.
Tassilon haussa un sourcil.
— Pour tout te dire, je ne comprends toujours pas pourquoi il ne t'a d'ailleurs pas tué tout de suite. Cela aurait été bien plus simple pour lui.
— Je suis content qu'il ne l'ai pas fait, riposta Arthur, piqué au vif.
— Peut-être, mais c'est idiot et cela ne répond à aucune logique. Les souvenirs ne peuvent être détruits par aucun moyen connu. Tu serais resté une menace potentielle jusqu'à la fin de ta vie.
— Absalom vient d'un peuple qui respecte la vie plus que tout autre chose. Contrairement à toi, je peux comprendre que l'on puisse avoir des réticences à semer la mort.
— Moi non. Un bon adversaire est un adversaire mort. Et puis tu peux parler. Tu crois que tu n'as jamais tué personne ? Certaines de tes victimes étaient aussi innocentes que la fillette de l'autre jour.
— Tais-toi ! protesta vivement Arthur en détourna le regard. Je ne tiens pas à avoir de détails, finalement !
L'idée d'avoir ôté des vies le rendait malade. Ses mains se mirent à trembler. Pendant une seconde il lui sembla les voir dégoulinantes d'un épais sang rouge. Il les frotta frénétiquement l'une contre l'autre pour faire disparaître sa vision. Il n'avait certes pas les souvenirs d'Athanasios, mais il partageait le même corps, le même cœur et les mêmes gènes que lui.
— Ah, je crois bien que nous arrivons ! s'exclama soudain Tassilon.
Arthur releva la tête et resta bouche bée. Alors qu'il n'y avait rien eu d'autre que de l'herbe sur des kilomètres, un petit bosquet d'arbres entourant un bassin d'eau fraîche s'élevait devant eux. En s'approchant de plus près, le jeune homme remarqua que des bas-reliefs étaient gravés tout autour de la pierre. Ils représentaient des scènes de combats entre des humains et des centaures. Un homme coiffé d'une couronne brandissait sur la partie centrale son épée vers le ciel.
Le Prince Noir, visiblement peu sensible à l'histoire de l'art, était déjà en train de s'abreuver à la source. Arthur se détourna de la fresque pour remplir à son tour sa gourde à laquelle il but goulûment. L'eau avec un goût très pur.
— Nous allons pouvoir nous reposer un peu ici, annonça Tassilon en se laissant choir au pied d'un arbre. Nous n'avons plus qu'à attendre, maintenant
— Pourquoi ? Que va-t-il se passer ensuite ? voulut savoir le jeune homme qui s'inquiétait un peu au sujet de leurs provisions presque épuisées.
Tassilon s'adossa contre le tronc en fermant les yeux.
— Je t'ai dit que j'avais arrangé quelque chose pour nous faciliter la suite du voyage. Eh bien cela va se passer ici.
Arthur regarda autour de lui sans comprendre. Il ne voyait ici que la source. En quoi pourrait-elle les aider à voyager ?
— Est-ce une source magique ? risqua-t-il.
Le Prince Noir rouvrit un œil, l'air amusé.
— Oh, c'est ce que l'on prétend. On raconte que jadis un roi humain nommé Guillaume combattait Playe, le dieu des centaures lui-même. Guillaume était perdu dans cette lande déserte avec toute son armée et n'avait plus rien à boire ni à manger. Avec ses dernière force, il planta alors dans le sol l'épée que lui avait offert Grimoald, le mage elfe le plus puissant de tous les temps. L'instant d'après une source miraculeuse en jaillit et les humains purent reprendre des forces grâce à son eau. Depuis, cette source ne s'est jamais tarie.
— Pourquoi un elfe a-t-il aidé un humain ? s'étonna Arthur. Les elfes noirs les combattent et les blancs ne se mêlent pas de leurs affaires, n'est-ce-pas ?
Le Prince Noir le regarda d'un air agacé.
— Cette histoire se passe au temps où le peuple des elfes était encore uni. Et ce n'est de toute façon qu'une légende, Athanasios. Réfléchi donc un peu ! Aucune épée ne peut faire jaillir une source du sol et les centaures n'existent pas.
Le jeune homme eut une petite moue vexée.
— Comment aurais-je pu le deviner ? Il y a quelques mois je ne croyais pas à la magie et j'étais persuadé que les elfes appartenaient également aux légendes.
— Voyons Athanasios. Cela n'a rien à voir! Ces êtres hybrides moitié homme moitié cheval sont absolument grotesques. Comment la nature aurait-elle pu permettre un tel mélange ?
— Et pourquoi la nature a-t-elle permis que certains aient les oreilles pointues et les autres non? répliqua Arthur.
Tassilon passa une main le long de son oreille droite.
— C'est tout à fait différent. Cette forme, en plus d'être élégante, nous donne une bien meilleure ouïe que vous, pauvres humains.
Comme pour illustrer son propos, le Prince Noir regarda soudain vers le ciel, semblant entendre quelque chose qui échappait à Arthur. Il fouilla précipitamment dans son sac et en sortit un champignon bleu qu'il tendit au jeune homme.
— Mange-le, lui intima-t-il. Et ne me demande pas pourquoi !
Arthur renifla le végétal avec beaucoup de méfiance. Il n'avait pas l'air particulièrement comestible.
— Est-ce encore une tentative de plaisanterie ?
— Ne discute pas !
Le jeune homme mit le champignon dans sa bouche sans grand entrain. Il ressentit aussitôt un goût désagréable, comme s'il était en train de mâcher du poisson pourri. Il voulut tout recracher mais n'en eut pas la force. La tête lui tournait de plus en plus. Il se sentait très mal. Est-ce que Tassilon cherchait à l'empoisonner ?
L'elfe le regardait fixement sans chercher à lui venir en aide.
Les pensées d'Arthur devenaient de moins en moins cohérentes. Il entendit une sorte de bourdonnement et vit une immense silhouette voler dans le ciel. Un dragon ? Non, impossible.
Sa vision se faisait de plus en plus floue. Il ne voyait plus de silhouette ni quoi que cela soit d'autre. Peut-être l'avait-il imaginée? Ou alors avait-il été piqué par l'une des abeilles rouges ? Oui, c'était tout à fait probable. Il entendait en tout cas encore le bourdonnement dont le bruit devenait de plus en plus fort. Il crut entendre la voix de Tassilon lui dire quelque chose, mais il ne put comprendre le sens de ses paroles. Ses oreilles finirent à leur tour par ne plus rien percevoir et il acheva de sombrer dans l'inconscience.
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