35. Fuite en péniche

— Halte, au nom du roi ! ordonna le capitaine des gardes en brandissant son épée.

Arthur se demanda s'il s'imaginait réellement qu'ils allaient obtempérer à cette injonction. Tassilon, cependant, l'entraînait déjà dans la direction opposée et le jeune homme fut bientôt trop occupé à éviter les multiples obstacles pour s'enfoncer davantage dans ses réflexions.

Le Prince Noir zigzaguait avec grâce au milieu des détritus et des porcelets. Il repoussa brutalement un homme qui se trouvait sur son passage et finit sur le dos dans un tas d'ordures.

Arthur le suivait tant bien que mal sur les pavés inégaux.

— Arrêtez-les ! beugla le capitaine qui ne devait avoir que quelques mètres de retard sur eux.

Il trébucha cependant sur un porc qui s'était mis au milieu de la chaussée et s'écroula sur le sol dans un grand bruit de ferraille, aussitôt enjambé par ses compagnons.

Après un instant d'hébétude, quelques passants tentèrent de les retenir. Une femme replète s'agrippa à la cape d'Arthur et la lui arracha. Son visage était à présent exposé aux yeux de tous, ce qui n'avait finalement plus d'importance.

— C'est Athanasios ! s'exclama quelqu'un.

Un carreau d'arbalète se ficha dans un poteau à quelques centimètres d'Arthur. Le jeune homme se mit à prier en espérant que le prochain tir le manquerait également. Il avait un point de côté extrêmement douloureux. Il ne savait pas combien de temps il pourrait encore courir avant de s'écrouler et avait de plus en plus de mal à respirer. Tassilon avait raison, sans doute aurait-il été préférable d'entretenir davantage sa forme physique en prison.

« Je ferais des pompes tous les jours », se dit-il dans une promesse désespérée.

Leurs poursuivants continuaient de les talonner. Arthur avait l'impression de sentir leurs souffles dans son cou.

Le Prince Noir bifurqua dans une petite ruelle. Il ouvrit la première porte venue d'une masure en pierres grises et ils débouchèrent dans une petite cuisine. Une vieille femme qui touillait une grande marmite les regarda passer, bouche bée. Elle se mit à crier lorsque la troupe de soldats fit à son tour irruption dans son intérieur. Arthur et Tassilon avaient déjà quitté la maison par une autre porte à l'opposé et courraient à nouveau dans une rue, cette fois-ci déserte. La poursuite, cependant, continuait.

Alors que les gardes étaient sur le point de les rattraper, le Prince Noir s'arrêta net, agrippa le poignet d'Arthur et le plaqua contre un mur.

— Qu'est-ce que..., protesta le jeune homme qui était entré en violente collision avec la paroi.

— Chut !

L'elfe prononça un mot en elfique.

Avant qu'Arthur n'ait eut le temps d'en demander la signification, il ressentit brusquement la désagréable impression d'avoir été plongé dans un bac d'eau glacée. Frissonnant de la tête aux pieds, il remarqua avec stupéfaction que son bras toujours tenu par le Prince Noir était purement et simplement en train de s'évaporer dans les airs, bientôt suivi par son épaule et son torse.

Son corps avait achevé de devenir entièrement invisible lorsque les gardes surgirent. Arthur et Tassilon retinrent leur souffle, aussi immobiles que des statues.

Les soldats les dépassèrent.

— Où sont-ils passés ? cria l'un d'entre eux lorsqu'ils furent arrivés à un nouveau croisement.

— Séparons-nous, décida le capitaine qui venait de les rejoindre, hors d'haleine.

Les bruits de pas s'estompèrent progressivement.

— Je savais bien que j'aurais dû m'occuper de ce sale gosse, marmonna furieusement Tassilon tandis qu'un groupe de porcs passaient à côté d'eux en couinant tranquillement. On aurait pu le découper en petits morceaux et le faire manger par ces bestioles.

Arthur jugea plus prudent de ne rien répliquer. Il remarqua du coin de l’œil que ses mains étaient en train de réapparaître.

— Laisse-nous invisibles encore un instant, demanda-t-il à Tassilon. Ils risquent de revenir et de fouiller les alentours.

— Je ne peux pas, s'agaça l'elfe. Je ne suis pas un aussi bon magicien que toi. Je ne peux maintenir le sort que quelques secondes, et encore à condition de ne pas bouger.

— Qu'allons-nous faire alors ?

— Quitter Maraudy au plus vite.

Arthur leva les yeux au ciel.

— Je m'en serais douté. Mais comment ?

Le Prince noir se mordit la lèvre d'un air songeur.

— Inutile de songer à nous mêler à la foule. Les portes de la cité doivent être déjà mises sous étroite surveillance...

— L'homme que tu as rencontré à la taverne, cet Aldauric, pourrait-il nous aider ?

— Non.

— Bon, trouve une idée, bougonna le jeune homme qui commençait à s'impatienter.

— Je crois que j'ai un plan.

Tassilon tourna les talons sans autre explication et s'engagea plus profondément encore dans le dédales des rues de Maraudy. Arthur le suivit prudemment, craignant à chaque bifurcation de tomber sur l'un ou l'autre des gardes. Ils ne croisèrent cependant qu'un groupe de passants excités qui revenaient visiblement de la foire avec des sacs remplis de marchandises et qui ne leur accordèrent pas la moindre attention.

La dernière ruelle déboucha sur un embarcadère vétuste qui longeait une rivière malodorante. Un long bateau en bois qu'Arthur identifia faute de mieux comme une sorte de péniche était amarré sur le quai. Une petite fille d'environ quatre ou cinq ans jouait à même le sol avec une poupée en tissu qui avait connu de meilleurs jours. Un homme et une femme se tenaient sur le pont du bateau, occupés à faire sortir des tonneaux de la cale.

— Parfait, commenta le Prince Noir avec satisfaction.

Il se dirigea vers la petite fille, la souleva brutalement et lui mit son coutelas sur sa gorge.

Les parents de la fillette s'étaient retournés en l'entendant crier et se précipitèrent sur la passerelle menant à la terre ferme, le visage blême.

— N'avancez pas d'avantage, les menaça Tassilon.

— Que voulez-vous ? demanda le batelier. Nous sommes de pauvres gens, mais j'ai quelque argent ou des vivres à vous proposer. Il est inutile de faire du mal à notre fille.

— Nous allons sortir de la ville sur votre embarcation, expliqua le Prince Noir en resserrant sa prise sur la fillette. Il serait préférable que nous puissions le faire sans attirer l'attention...

L'homme se tordit les mains. Sa femme pleurait sans bruit à ses côtés.

— Une alerte à été donnée. Les gardes fouillent tous les navires à la sortie de Maraudy.

L'elfe eut un bref ricanement.

— Allons donc. Il est de rumeur courante que les bateliers sont des trafiquants de toutes sortes de marchandises prohibées. Ne me dîtes pas que vous n'avez pas une cache quelque part sur ce bateau. Nous nous y réfugierons en compagnie de votre chère enfant. Si nous nous faisons prendre, elle sera la première à payer. Est-ce bien clair ?

Le visage du bateliers avait encore davantage pâli.

— Très clair, croassa-t-il.

Il dénoua une corde accrochée autour d'un gros anneau de fer qui retenait l'embarcation immobile et se dirigea vers les deux robustes chevaux de labour qui servaient de force de traction pour faire avancer la péniche le long de la rivière. Le jeune garçon qui faisait la sieste à côté d'eux se réveilla en sursaut.

— Mets les bêtes en mouvement, lui ordonna le batelier.

— Mais, patron, nous ne devions partir que demain matin...

— Fais ce que je te dis !

Le garçon regarda le visage tendu de son chef, puis aperçut Arthur et Tassilon. Ses yeux s'élargirent puis il parut comprendre très vite la situation. Sans protester davantage, il alla s'occuper des chevaux tandis que le batelier revenait près de la passerelle.

— Suivez-moi messeigneurs, dit-il d'une voix blanche.

Le Prince Noir traversa tranquillement le pont. Arthur le suivit, horriblement mal à l'aise. Il regardait devant lui la petite fille trembler de tous ses membres. Tassilon serait-il vraiment prêt à s'en prendre à une enfant innocente ? Que pouvait-il faire pour l'en empêcher ?

Le batelier les guida jusqu'à sa cabine. Il tâtonna contre le mur un instant puis fit coulisser une porte en bois qui s'ouvrit sur une petite cache dont Arthur n'aurait jamais soupçonnée l'existence.

Ils se tassèrent tant bien que mal dans l'espace restreint, entassés les uns sur les autres. L'homme referma la porte sur eux avec ses mains tremblantes. L'instant d'après, Arthur sentit le bateau se mettre en mouvement. Il était complètement compressé et songea qu'il était tout de même fort extraordinaire qu'il se retrouve sans cesse à fuir dans des caisses à légumes ou autres espaces étroits. Dans les histoires qu'il connaissait, ce genre de déplaisante activité était réservé aux gentils, tandis que les méchants se prélassaient dans leurs palais. Quel avantage y avait-il donc à être un diabolique mage noir ?

— Donne-moi la petite, tenta-t-il en s'adressant à Tassilon. Je vais la tenir.

— Et puis quoi encore ? C'est hors de question. De toute façon je serais bien incapable de bouger ne serait-ce que le petit doigt.

Arthur se tortilla pour essayer de trouver une position plus agréable. Il lui semblait que la péniche avançait à un rythme horriblement lent. Il était cependant impuissant et ne pouvait rien faire d'autre qu'attendre.

Une dizaine de minutes après leur départ, le bateau s'arrêta et des bruits de bottes ne tardèrent pas à se faire entendre dans l'escalier.

« Les gardes viennent fouiller la péniche », songea le jeune homme avec angoisse.

Il regarda la fillette qui serrait sa poupée contre elle, espérant qu'elle ne se mettrait pas soudainement à pleurer. Tassilon n'hésiterait pas un seul instant à l'égorger, il le savait très bien. La petite se tint heureusement tranquille.

Les pas se rapprochèrent. Quelqu'un était entré dans la cabine. Le plancher craqua. Puis le bruit sembla s'éloigner. Etaient-ils sauvés ? Le jeune homme ne pouvait déjà y croire. La péniche se remit cependant doucement en route. Quelqu'un se racla timidement la gorge devant la cachette.

— M...Messeigneurs ? Nous avons franchi le barrage et quitté la ville.

Tassilon ouvrit la porte. Il retenait toujours la petite fille.

— Continuez à avancer sur quelques lieues.

Ils remontèrent sur le pont. Arthur regarda vers l'arrière, soulagé de pouvoir se dégourdir les jambes et de respirer un peu d'air frais. Maraudy était en train de disparaître à l'horizon, au rythme de trot paisible des chevaux. La rivière sur laquelle ils voguaient serpentait au milieu de champs ensemencés. Le jeune homme pouvait voir au loin la route en terre battue qui menait à la cité, encombrée de voyageurs et de marchands qui se pressaient tous vers ses portes.

Il jeta un regard en biais au couple de bateliers qui se tenaient dans un coin en tremblant. De l'autre côté, Tassilon paraissait en revanche tout à fait à son aise, comme s'il prenait des gens en otage tous les jours.

Ce qui était peut-être le cas, après tout.

Arthur se demanda si Athanasios approuvait ce genre de méthode. Il préféra ne pas poser la question au Prince Noir, craignant d'entendre une réponse qui ne lui plairait pas.

— Arrêtez le bateau, ordonna l'elfe une bonne heure plus tard, tandis que la péniche traversait de larges étendues de plaines.

Le bateliers sauta à terre pour aider le jeune garçon à retenir les chevaux.

Tassilon se tourna vers sa femme.

— Vous avez parlé de provisions. Allez nous chercher un sac avec trois jours de nourriture.

Lorsqu'elle revint avec ce qui lui avait été demandé, le Prince Noir fit descendre la passerelle.

— Nous allons laisser votre fille dans le bosquet que l'on voit d'ici et vous pourrez alors venir la récupérer. Je vous déconseille de parler de notre rencontre à qui que ce soit si vous ne voulez pas en payer le prix.

Ils débarquèrent et avancèrent comme prévu. La fillette partit en courant en direction de ses parents aussitôt libérée.

— Savent-ils qui nous sommes ? demanda Arthur qui portait le sac.

— C'est très probable. L'homme savait qu'un barrage avait été installé. Il en connaissait de facto certainement la raison.

— Comme sauras-tu si ils nous trahissent ? Tu vas les faire surveiller ?

— Bien sûr que non. Ne sois pas stupide. J'ai des projets plus importants pour mes hommes. Je voulais juste leur faire un peu peur.

Arthur fronça les sourcils avec indignation.

— Bon sang, Tassilon ! Tu ne crois pas que tu les as suffisamment secoués en menaçant leur fille unique ? Elle n'avait même pas six ans !

— Elle est indemne.

— Elle sera traumatisée à vie !

— Mais non. Plus tard, elle pourra faire l'intéressante en racontant à tout le monde comment elle a été enlevée par l'effroyable Athanasios et le non moins redoutable Prince Noir. Nul doute qu'il s'agira l'événement le plus notoire de son insipide existence.

Arthur lui jeta un regard noir, écœuré de constater à quel point l'elfe n'avait pas de cœur.

— Crois-tu qu'ils garderont le secret, voulut-il cependant savoir un peu plus tard.

Tassilon haussa les épaules.

— Peut-être que oui. Peut-être que non. Ça n'a de toute façon pas beaucoup d'importance puisqu'il va très vite être de notoriété publique que nous avons été à Maraudy mais que nous n'y sommes plus.

— Où allons-nous maintenant ? Toujours vers l'est ?

Le Prince Noir le regarda d'un air menaçant.

— N'essaie pas d'en savoir davantage. C'est pour ton bien. Tu me remercieras plus tard, lorsque tu seras redevenu toi-même.

Arthur déglutit.

— Est-ce cela la suite du plan ? Récupérer mes souvenirs ?

Tassilon leva un sourcil.

— Il est évident que nous ne pouvons pas te laisser dans cet état pitoyable...

— Sais-tu au moins où ils sont ?

— Des recherches sont en cours.

— Et si elles n'aboutissent pas ? Si je ne retrouve jamais la mémoire ? Que feras-tu de moi ?

L'elfe ne répondit pas tout de suite et continua à marcher sur l'herbe rase. Arthur n'osa pas le presser davantage. Cette question, cependant, le tourmentait depuis un moment. Il n'avait pas particulièrement l'impression que le prince appréciait celui qu'il était actuellement. Ils n'avaient aucun point en commun, sinon peut-être d'être détestés par le royaume tout entier.

— Je ne te laisserai pas dans cet état, répéta finalement Tassilon. C'est tout à fait...inacceptable.

Arthur ne répliqua rien et se plongea à son tour dans le silence. Il s'engageait vers un avenir inconnu qu'il n'était pas du tout sûr d'apprécier. Il avait naïvement cru que découvrir son identité mettrait fin à ses problèmes. Cela n'avait en réalité fait que tout compliquer davantage. Ses amis de naguère étaient devenus ses ennemis. Les Aspignan l'avaient accueilli comme un membre de leur famille et il avait finalement appris qu'il était le responsable direct de la disparition de leur fille aînée. Oh, et qu'il était un monstre qui avait mis Mundus à feu et à sang alors qu'il n'en comprenait pas du tout la raison. Qu'était-il arrivé à Athanasios pour qu'il devienne ainsi ? Quelles horreurs se trouvaient enfouies dans son passé ? Et comment le jeune homme pourrait-il le découvrir tout en empêchant Tassilon de faire ressurgir son ancienne personnalité ?

S'il était rongé par une insoutenable curiosité, Arthur était néanmoins absolument certain d'un fait : il ne devait en aucun cas redevenir Athanasios.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top