34. La taverne du chien-loup
Arthur observa comme au ralenti les soldats avancer dans sa direction. Tous étaient armés d'une longue lance et portaient sur leurs écus les armoiries de sable à la couronne d'or de la monarchie. Ils s'arrêtèrent à quelques mètres de l'endroit où le jeune homme se trouvait, puis se déployèrent en formation ouverte. Un minuscule vieillard était placé au milieu d'eux, portant entre ses mains frêles un long rouleau fermé par des lacs de soie écarlate.
La foule continuait à jacasser et à mener ses petites affaires, indifférente à l'arrivée des nouveaux venus. Cela ne sembla pas décourager pour autant le petit homme qui tira sur le ruban et déroula avec soin son parchemin avant de se racler solennellement la gorge.
— Oyez braves gens, commença-t-il d'une voix à la forte portée étonnante.
Arthur recommença à respirer. Les hommes d'armes n'étaient visiblement ici que pour escorter cet annonciateur public et non pour l'arrêter. Il chercha à reculer pour se fondre dans l'ombre, mais les badauds s'étaient finalement décidés à commencer à se rassembler autour de lui pour écouter et il se retrouva bien vite coincé entre le sac bien rempli d'une ménagère dodue et un petit garçon en guenilles qui se grattait frénétiquement la tête. Le jeune homme tourna la tête pour essayer en vain de voir où se trouvait Tassilon, mais ce dernier semblait s'être volatilisé.
Le vieillard continuait imperturbablement son discours.
— Par ordre de sa majesté notre sire, tous les sujets de nos bonnes villes sont priés de faire preuve de la plus grande vigilance. Athanasios, ennemi du royaume, s'est échappé de sa prison et se trouve actuellement en compagnie du Prince Noir.
La femme à la droite d'Arthur poussa un exclamation de terreur et serra frénétiquement son sac contre elle comme si elle craignait qu'Athanasios lui-même ne surgisse brusquement pour la voler, loin de se douter que ce dernier se tenait en réalité à quelques centimètres d'elle et n'aurait eu qu'à tendre la main pour lui dérober ses biens.
Arthur, pétrifié, était cependant loin d'envisager de tenter d'égaler les capacités de détroussement du Prince Noir. Figé sur place, il gardait la tête baissée, n'osant croiser aucun regard. Sans doute était-il pourtant parfaitement à l'abri. Personne ici ne connaissait son visage.
— Quiconque fournira une information permettant la capture de ce dangereux criminel recevra un sac de 100 pièces d'or, conclut le héraut en enroulant à nouveau son parchemin.
Les soldats avaient entrepris dans le même temps de déployer de grandes feuilles qu'ils placardaient au hasard le long des murs. Arthur jeta un vague coup d’œil à l'affiche la plus proche de lui et se raidit. Il s'agissait d'un avis de recherche comportant un dessin le représentant. Le portrait était incroyablement ressemblant. Le jeune homme se sentit immédiatement exposé. Il remarqua que le petit mendiant à ses côtés lui jetait un regard appuyé.
Une main lui saisit le bras et le tira brusquement en arrière. Il se débattit et faillit se mettre à hurler avant de reconnaître Tassilon.
— Filons d'ici, siffla l'elfe d'un ton furieux. Et couvre ton visage, idiot.
Arthur souleva le capuchon de sa cape par dessus sa tête, les mains tremblantes.
— Comment ont-ils obtenu ce portrait ? bredouilla-t-il, encore sous le choc.
Le Prince Noir se souciait visiblement assez peu du comment et continuait à l'entraîner plus loin.
— De nombreuses façons possibles. J'ai l'impression qu'ils s'agit en réalité d'une photographie terrienne un peu retouchée pour ressembler à un portrait. J'ai entendu dire que tu avais séjourné sur Terre chez une petite famille de nobliaux décadents…
— Les Aspignan sont une noble et ancienne famille, protesta automatiquement Arthur.
Son cœur s'était néanmoins serré et il se rappela cet après-midi qu'il avait passé en compagnie de Robert à faire des photographies de tout et de rien. Il était effectivement fort probable que cette image ait été fournie par son ancien ami. Le chevalier lui avait un jour confié qu'il aurait voulu plus que tout au monde tuer Athanasios de ses propres mains. Souhaitait-il toujours sa mort après tout ce qu'ils avaient vécu ensemble ?
— Où allons-nous ? finit-il par demander au Prince Noir d'un ton morne, déprimé par ces réflexions.
— Dans les quartiers mal famés contre lesquels tes chers nobliaux t'avaient mis en garde.
— Y serons-nous davantage en sécurité ?
— Bien au contraire ! C'est là qu'on rencontre toutes les personnes dangereuses et prêtes à tout pour un peu d'argent. Et ta tête a été mise à prix pour une somme astronomique. N'importe quel brigand un tant soit peu futé qui te reconnaîtra te dénoncera sur le champ. J'ai néanmoins des affaires importantes à y mener.
— Il y avait un petit garçon à côté de moi qui m'a regardé étrangement, se remémora Arthur.
Il entra soudain en collision avec Tassilon qui s'était arrêté net.
— Où est ce gamin ? s'enquit le Prince Noir en posant la main sur son coutelas.
— Il n'est plus là. Tu ne vas tout de même pas le tuer, ce n'est qu'un enfant, s'indigna le jeune homme, choqué.
— Nous ne pouvons nous permettre aucun risque.
— Il n'est plus là, je te dis !
L'elfe finit par reprendre sa marche, toujours sur ses gardes. Il semblait s'orienter dans cette ville aussi bien que dans la forêt et n'hésitait pas un seul instant à s'enfoncer à travers les rues de plus en plus étroites et sordides.
Ils avaient quitté depuis un moment déjà l'immense marché et les maisons devenaient plus sales et délabrées à chaque nouveau pas. Du linge rapiécé pendait dans tous les sens sur de longs fils tendus par dessus la chaussée et les ruelles étaient jonchées d'ordures et d'excréments qui masquaient presque entièrement les pavés. Un troupeau de porcs errait en parfaite liberté, vaguement surveillés par un groupe d'enfants qui s'amusaient à sauter sur un tas de paille souillée jetée dans un coin.
Arthur avançait tête baissée, toujours protégé par son capuchon. Quelques mendiants s'étaient approchés d'eux pour quémander un peu d'argent mais avaient rapidement reculé devant l'attitude peu joviale du Prince Noir. Il n'était pas nécessaire de savoir qui il était pour comprendre à quel point il était dangereux.
Une grande maison un peu moins branlante que les autres, aux colombages recouverts d'une peinture rouge un peu passée, se dressait au bout d'une rue. Une enseigne représentant une sorte de gros animal poilu pendait au-dessus de sa porte. On pouvait y deviner des lettres à moitié effacées qui formaient le nom de « Taverne du chien-loup ». Tassilon chassa sans ménagement un porcelet crasseux qui faisait la sieste devant l'entrée et poussa la porte de l'auberge. Arthur dut prendre sur lui-même pour se forcer à le suivre, guère à son aise. Les quelques clients attablés devant des chopes en bois ressemblaient tout à fait aux gens louches décrits par le Prince Noir. La plupart d'entre eux avaient également un capuchon rabattu sur le visage.
Ils allèrent s'installer à la table la plus éloignée de la porte. L'aubergiste au visage patibulaire s'approcha d'eux pour prendre leur commande.
— Deux fouques et deux assiettes de ragoût de stik, demanda sèchement Tassilon à voix basse. Et je souhaiterais m'entretenir avec Aldauric.
L'homme hocha imperceptible la tête et pointa le menton en direction de l'étage. L'elfe se leva et se dirigea vers l'escalier au fond de la pièce après avoir jeté un regard en direction d'Arthur qui signifiait clairement « Sois-sage-en-m'attendant-et-ne-te-fais-pas-capturer-sinon-je-ne-suis-pas-sûr-du-tout-que-je-viendrai-à-nouveau-te-libérer ».
Le jeune homme observaTassilon s'éloigner, peu rassuré de se trouver seul. Il scruta du coin de l’œil les autres clients qui ne faisaient heureusement pas mine de s'intéresser à lui. Une serveuse débraillée vint poser sur la table deux chopes remplies d'un liquide rouge. Arthur tira l'une des deux vers lui et en but une gorgée pour se donner de la contenance. Il faillit s'étrangler en en recrachant la moitié. Il n'avait jamais rien avalé d'aussi fort. Comment pouvait-on prendre plaisir à boire quelque chose d'aussi répugnant ? Comme il n'avait cependant pas d'autre occupation en attendant le retour de l'elfe, il sirota prudemment une toute petite quantité de liqueur.
Il se demandait ce que le Prince Noir était allé faire. Il avait visiblement prévu de rencontrer quelqu'un, sans lui avoir expliqué quoi que ce soit. Arthur savait bien que l'elfe ne lui faisait pas confiance, non sans raison. Il aurait cependant aimé avancer autrement que dans l'obscurité la plus totale.
Laissant ses pensées vagabonder, le jeune homme se fit la réflexion qu'ils étaient en train de se diriger vers le nord est du royaume, puisqu'il était naguère passé à côté de Maraudy en se rendant à Tolone en compagnie des Aspignan. Peut-être avaient-ils pour objectif de gagner la Forêt noire, le domaine des elfes noirs ? Il n'osait cependant imaginer le temps que prendrait le trajet, même à dos de cheval. La forêt était encore plus à l'est que le château d'Aspignan. Enfin, il leur fallait d'abord parvenir à s'échapper de la ville en faussant compagnie à leurs nombreux poursuivants. Le royaume tout entier devait être à leur recherche et ils se trouvaient à l'instant présent dans une situation pour le moins délicate.
Tassilon revint alors qu'il était parvenu à vider un peu plus de la moitié de sa chope. Sa tête lui tournait déjà légèrement.
— Alors ? tenta Arthur qui espérait obtenir quelques informations.
L'elfe garda un visage impassible.
— Alors le reste de notre voyage pourrait se trouver facilité.
L'aubergiste, qui semblait avoir attendu le retour du Prince noir, leur apporta deux assiette fumantes dans lesquelles se trouvait une sorte de mixture brunâtre. Arthur la renifla avec méfiance. L'odeur n'en était pas déplaisante.
— Qu'est-ce que c'est exactement ?
Tassilon fronça le nez.
— Une sorte de ragoût rustique pour paysan mal dégrossi. Ton plat préféré.
Il descendit quant à lui sa chope avec nettement moins de répugnance.
— Je ne vois pas comment tu peux ingurgiter cela, observa Arthur avec une grimace.
L'elfe eut un sourire amusé.
— Tu apprendras à apprécier les bonnes choses lorsque tu seras plus grand.
— Eh, je ne suis plus un enfant ! Et nous devons avoir le même âge.
Le Prince Noir termina sa chope d'une traite.
— Non. J'ai cinq ans de plus que toi.
Le jeune homme lui jeta un regard stupéfait. Il aurait pu jurer que l'elfe était légèrement plus jeune que lui.
— Tu es si vieux que cela ?
Tassilon eut l'air un peu vexé.
— Je ne suis pas âgé du tout. Et sache que les elfes vieillissent bien plus lentement que les humains. Lorsque tu auras une bonne cinquantaine d'années, j'aurai toujours l'air suffisamment jeune pour pouvoir épouser ta fille.
Arthur s'étrangla à nouveau en avalant une gorgée.
— Je...J'ai un enfant ? bredouilla-t-il, horrifié.
Il n'avait à aucun moment envisagé cette effrayante possibilité.
L'elfe leva les yeux au ciel.
— Mais non, je parlais dans l'absolu. Mange, maintenant au lieu de dire des bêtises. Ton assiette refroidit.
— Eh bien tu es tout de même prié de te tenir éloigner de ma future progéniture, grommela Arthur qui trouvait le Prince Noir fort éloigné du gendre idéal.
Le jeune homme goûta au contenu de son plat et fut effectivement très agréablement surpris de sa saveur.
— C'est délicieux, fut-il bien obligé de reconnaître.
Il partageait visiblement avec Athanasios les mêmes goûts rustiques de paysan mal dégrossi.
Le jeune homme avala son ragoût avec grand appétit puis s'adossa à sa chaise, rassasié pour la première fois depuis trois mois. Malgré les dangers qui les attendaient, il se sentait bien.
— Combien de temps allons-nous passer à Maraudy ? voulut-il savoir.
— Nous repartons de suite. Il ne serait pas bon de nous attarder trop longtemps au même endroit. Dorénavant nous éviterons les agglomérations autant que possible.
Arthur soupira discrètement. Il savait que Tassilon avait raison. Ils n'étaient plus en sécurité ici depuis que son portrait avait été placardé à tous les coins de rue. Il n'aurait cependant pas été contre pouvoir dormir une nuit ou deux dans un lit, un luxe qu'il avait presque oublié.
Le Prince Noir se leva en laissant tomber sur la table une poignée de pièces de monnaie en cuivre. Ils gagnèrent la porte, salués avec obséquiosité par l'aubergiste.
— C'est lui, s'exclama alors une voix fluette. Celui avec un capuchon !
Arthur sursauta. Le petit mendiant de tout à l'heure le pointait du doigt. Il était accompagné par une vingtaine de gardes armés jusqu'aux dents qui, cette fois-ci, avaient sans nul doute les yeux rivés sur lui.
Bonjour. Merci de continuer à lire!
Utopia444 vient de publier dans le dernier chapitre de son histoire "Briser le silence" un sauvetage parallèle d'Arthur qui se déroule au moment de son procès. Merci à elle, et n'hésitez pas à aller lire cette suite alternative.
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