32. Course poursuite
Le monte-charge s'immobilisa dans un dernier grincement. Tassilon poussa prudemment le battant en bois et se laissa glisser à l'extérieur.
— La voie est libre, souffla-t-il à Arthur après un court instant.
Le jeune homme poussa un profond soupir de soulagement et rejoignit le Prince Noir. Ce dernier s'avançait déjà le long d'un couloir sombre.
— Quelle est la suite du plan ? chuchota Arthur. Tu as amené des elfes avec toi ?
— Bien sûr que non. Il aurait été plus nuisible qu'autre chose d'introduire des elfes noirs dans la ville. Un petit détachement nous attend à quelques lieues d'ici.
— Tu t'es introduit seul dans le palais ? s'étonna le jeune homme qui trouvait étrange qu'un prince prenne personnellement autant de risque.
Il fallait croire que les liens unissant Athanasios et Tassilon étaient plus forts qu'il ne l'avait pensé.
— Il fallait bien que je finisse par venir te chercher, bougonna le Prince Noir. Tu avais bien l'air de ne pas vouloir venir tout seul. Et mon père a refusé de me laisser un corps d'armée pour prendre le château d'assaut. Mais je ne suis pas complètement seul. Deux complices humains nous attendent un peu plus loin. Complices que j'ai cette fois-ci grassement payés, si cela peut te faire plaisir. Ils étaient célibataires…
Le couloir débouchait sur une pièce de taille réduite éclairée par une modeste fenêtre par laquelle s'engouffraient quelques rayons du soleil matinal.
Arthur, pris de vertige, ferma les paupières un instant. Il avait oublié à quel point la lumière pouvait être vive. Il rouvrit progressivement les yeux pour les accoutumer lentement. Le jeune homme remarqua alors qu'un humain au regard fuyant se trouvait seul à côté de deux grandes caisses en bois posées chacune sur un petit chariot. Il se tordait nerveusement les mains et regardait le Prince Noir avec appréhension.
— Pourquoi êtes-vous seul? s'enquit sèchement Tassilon. Où est l'autre humain ?
— Je...je ne sais pas, messire, répondit l'homme qui paraissait plus terrorisé à chaque seconde. Il n'est pas là.
— Je vois bien qu'il n'est pas là ! J'ai besoin de deux personnes pour tirer les charges ! Faites-le venir immédiatement !
Arthur observa les boîtes qui avaient visiblement contenu des marchandises il y a peu. Un navet tronqué gisait encore au fond de l'une d'entre elles.
— Nous allons nous échapper dissimulés dans des caisses à légumes ? comprit le jeune homme avec une petite moue déçue.
Il avait imaginé son évasion plus...spectaculaire. Une fuite sur le dos d'un dragon, par exemple.
— Oui, bon, grommela Tassilon, d'habitude c'est toi qui t'occupes des plans pour ce genre d'opérations tarabiscotées. Moi je préfère organiser les expéditions militaires et autres affaires sérieuses. En attendant, nous avons un problème. Il nous faut trouver d'urgence un second porteur.
Un étrange bruit métallique se fit entendre à ce moment-là. Arthur jeta un regard paniqué en direction du couloir. Des chevaliers en armure les avaient-ils repérés ? Etait-ce déjà la fin de sa brève évasion ? Tassilon sortit lentement son coutelas, prêt à s'en servir.
L'homme d'une trentaine d'années qui entra en titubant n'avait cependant rien d'un guerrier. Il s'agissait d'un grand gaillard à l'air un peu simple. Une longue cicatrice barrait sa joue gauche. Il semblait avoir quelque peu abusé de la boisson. Ses vêtements étaient mouillés comme s'il s'était baigné tout habillé dans une fontaine. L'un de ses pieds était étrangement coincé dans un seau.
Tassilon s'avança, saisit le nouveau venu par sa tunique trempée et fit glisser son coutelas sous sa gorge.
— Toi, demanda le Prince Noir d'un air menaçant, comment t'appelles-tu ?
— Am...Ambroise Kaborno, messire, bredouilla le pauvre homme en louchant sur la lame.
L'elfe lui adressa son sourire le plus sadique.
— Très bien, Ambroise Kaborno, préfères-tu mourir maintenant dans d'atroces souffrances ou vieux et riche ?
— Euh...vieux et riche ?
Tassilon le relâcha.
— Bonne réponse. Tu seconderas l'autre humain.
— Tu es sûr que…, commença Arthur qui n'était pas certain qu'il soit très prudent de se reposer sur un homme manifestement ivre qui se promenait dans les couloirs dans un drôle d'accoutrement.
Le Prince Noir le foudroya du regard.
— Toi, rentre dans ta boîte et tais-toi. Vous, au travail ! Nous avons perdu suffisamment de temps…
Les caisses étaient juste assez grandes pour pouvoir y tenir assis en rempliant les jambes. Arthur s'y sentit aussitôt mal à l'aise. Des petits trous permettaient à peine à l'air de circuler. Les chariots se mirent en mouvement, envoyant le jeune homme se ballotter dans tous les sens. Le bruit persistant de casserole qui les accompagnait indiquait qu'Ambroise Kaborno n'avait manifestement pas réussi à se dépêtrer de son seau.
Arthur se recroquevilla davantage. Il n'appréciait pas du tout de se sentir ainsi impuissant, totalement dépendant de deux hommes qui pouvaient les trahir à tout instant. Il suffisait de toute façon que la moindre personne demande à inspecter le contenu des caisses pour qu'ils se fassent arrêter. Combien de temps se passerait-il avant que son évasion soit constatée ?
Un choc plus vif que les autres envoya le jeune homme se cogner contre le fond de la caisse qui vibrait à présent de manière continue. Arthur en déduit que les chariots roulaient sur les pavés d'une cour. Ils avaient réussi à sortir du palais. Des voix diverses se faisaient entendre autour d'eux. Le plan de Tassilon n'était peut-être finalement pas si mauvais que cela...
Les caisses s'immobilisèrent un instant puis le jeune homme se sentit soulevé. Il finit par comprendre qu'il venait d'avoir été déposé sur une chariot plus grand qui se mit bientôt en mouvement.
— Nous avons franchi les portes de la ville, messire, remarqua une voix au bout d'une vingtaine de minutes.
Des sons de cloches se firent entendre à cet exact moment. Tassilon poussa un juron.
— Nous devons aller plus vite. Athanasios, sors ! ordonna-t-il d'une voix pressante.
Le couvercle de la caisse fut arraché. Arthur se releva, les jambes encore engourdies. Il jeta un regard nerveux derrière lui. Ils ne se trouvaient encore qu'à une centaine de mètres des murailles de la cité. Des gardes s'agitaient dans tous les sens, contrôlant les entrées et sorties de la porte principale. D'autres galopaient vers la file de véhicules déjà à l'extérieur pour les inspecter. Leur fuite avait visiblement été découverte…
— Détachez les chevaux ! commanda le Prince Noir aux deux hommes qui avaient arrêté le chariot et regardaient les gardes s'avancer avec le même effroi qu'Arthur.
— Mais ce sont des bêtes de trait, messire, bredouilla Ambroise Kaborno.
Tassilon lui jeta un regard réfrigérant qui signifiait clairement que son interlocuteur risquait finalement de ne pas mourir de vieillesse dans son lit.
— Faites ce que je vous dit ! Et toi, si tu me déclares que tu ne sais pas monter, je te tue, lança le Prince Noir à Arthur d'un ton féroce. Tu le faisais sans problème avant ton amnésie, alors ton corps à intérêt à s'en souvenir.
— Je sais comment faire, protesta le jeune homme, soulagé d'avoir eu l'occasion de s'exercer pendant le voyage qu'il avait fait naguère en compagnie des Aspignan.
Il se hissa maladroitement sur le dos de l'un des chevaux qui se mit à trottiner tranquillement avant d'adopter à contrecœur un rythme un peu plus soutenu.
Des vociférations étaient clairement perceptibles du côté des murailles. Leur manœuvre n'était évidemment pas passée inaperçue et Arthur supposa que des soldats se lançaient à leur suite. Il jeta un nouveau regard derrière lui et le regretta immédiatement. Les montures des gardes étaient bien plus rapides que les placides chevaux qu'ils avaient été contraints d'utiliser. La distance qui les séparait de leurs poursuivants ne cessait de se réduire. Il semblait impossible qu'ils parviennent à s'échapper.
Tassilon chevauchait à quelques mètres devant lui, zigzaguant entre les différents chariots qui les précédaient. Il quitta soudain la piste pour traverser un champ en jachère qui jouxtait une forêt.
— Mets pied à terre ! ordonna soudain Tassilon lorsqu'ils furent arrivés à la lisière des bois.
Arthur obéit sans discuter, même s'il ne comprenait pas du tout la stratégie. Qu'allaient-ils faire dans cette forêt ? Se cacher derrière un arbre ?
Le jeune homme s'engagea à la suite de l'elfe sous les feuillages. Le Prince Noir s'était arrêté quelques mètres plus loin. Il se retourna et se baissa, posant fermement ses deux paumes contre la terre.
Avant que son ami n'ait eu le temps de poser la moindre question, Tassilon commença à prononcer à voix haute des mots dont le sens était totalement inconnu au jeune homme. Sans doute provenaient-ils de la langue elfique.
Une douce lumière se diffusa de sous les mains de l'elfe pour éclairer le sol dans un cercle lumineux qui s'étendit de plus en plus vite, illuminant les racines, les troncs et les branches avant de s'évanouir dans les airs.
Arthur observa le phénomène avec fascination, oubliant momentanément leur situation périlleuse.
— Qu'est-ce que tu as fait ? demanda-t-il avec curiosité. Qu'est-ce que c'était ? Qu'est-ce que tu as dit ?
Tassilon poussa un grognement.
— Disons que cela devrait nous mettre provisoirement à l'abri.
Arthur se retourna et remarqua que les gardes s'étaient arrêtés à plusieurs mètres de la forêt, n'osant y pénétrer. Il fronça les sourcils.
— De qui ont-ils peur ? Pourquoi ne nous suivent-ils pas ?
Le Prince Noir le regarda avec un demi sourire.
— Tu verras bien.
Puis il tourna les talons pour s'avancer plus profondément parmi les arbres. Arthur le suivit, toujours aussi perplexe. Il sentit quelque chose lui frôler la cheville puis la saisir violemment, l'envoyant s'écraser sur le sol. Il se débattit et se retourna sur le dos. Les racines de l'arbre le plus proche étaient en train de s'enrouler autour de lui comme un grand serpent, l'écrasant progressivement.
Tassilon l'observait de toute sa hauteur. Les arbres ne s'intéressaient nullement à lui.
— Voilà pourquoi les humains n'ont pas pénétré dans la forêt, dit-il simplement. D'autres questions ?
— Aide-moi, bredouilla Arthur d'une voix faible.
Les racines l'étouffaient toujours davantage.
L'elfe haussa les épaules.
— Pas besoin. Utilise ta marque.
Et il reprit tranquillement sa marche.
Le jeune homme le regarda s'éloigner avec un mélange d'incrédulité et d'indignation. Pourquoi Tassilon avait-il pris tous ces risques pour venir le délivrer pour finalement le laisser se faire assassiner par un arbre ?
Puis il comprit soudain de quelle marque il était question. Se concentrant, il fit apparaître sur sa main les idéogrammes elfiques. Les racines se rétractèrent aussitôt, le laissant allongé sur le sol, haletant.
Le jeune homme se laissa quelques minutes pour reprendre son souffle, jeta un dernier regard méfiant à l'arbre désormais immobile, puis rejoignit le Prince Noir qui avait rassemblé des branches pour allumer un feu. L’elfe lui jeta un rapide coup d’œil.
— Ta forme physique laisse énormément à désirer. Il va falloir que je te mette en place un sérieux programme d’entraînement. Enlève les feuilles que tu as dans les cheveux.
— Tu aurais pu me prévenir avant que je me fasse attaquer par cet arbre ! explosa alors Arthur. J’ai failli mourir !
Tassilon eut un geste négligeant de la main.
— N'exagère pas non plus. Le sort elfique que j'ai utilisé va nous sauver momentanément la mise. Aucun humain n'osera pénétrer dans cette forêt à notre suite tant que nous y serons présents.
Il s’accroupit et fit apparaître une flamme qui embrasa aussitôt le tas de bois.
Arthur continuait à le regarder froidement, les bras croisés. Le prince noir leva à nouveau les yeux vers lui.
— Tu as toujours des feuilles dans les cheveux, tu sais ?
Le jeune homme passa une main sur sa tête d’un geste rageur et se laissa tomber sur le sol, assez près du feu mais le plus loin possible du Prince Noir. Ce dernier s'affairait à faire cuire divers aliments qu'il avait sortis d'une besace qu'il portait en bandoulière.
Arthur soupira et ferma un instant les yeux, heureux de pouvoir profiter de la douce chaleur des flammes.
— Tu veux une brochette ? l'interrompit soudain Tassilon.
Le jeune homme ouvrit un œil.
— Non merci, répondit-il sèchement, toujours fâché contre l'elfe.
Le Prince Noir ne tint aucun compte de son refus.
— Mange, lui ordonna-t-il en lui mettant une pique en bois dans les mains. Tu dois prendre des forces. La nuit sera rude.
Arthur gémit tout en engloutissant avec voracité le contenu de la brochette. Il ignorait totalement ce qu'il était en train d'ingurgiter, mais, après l'ordinaire de la prison royale, il avait l'impression qu'il s'agissait du meilleur aliment du monde.
— Pourquoi ne resterions-nous pas quelques jours ici pour nous reposer un peu ? demanda-t-il dès qu'il eut la bouche vide Je croyais que nous étions à l’abri ?
— Des humains ordinaires, oui. Mais pas des mages les plus puissants. Et surtout, pas des elfes.
— Ne serais-tu pas par hasard le prince des elfes ?
— Je te parle des elfes blancs, imbécile.
— Des elfes blancs ? On dit qu’ils ne se mêlent jamais des affaires humaines.
Tassilon fronça le nez.
— En apparence, peut-être, mais je peux t’assurer qu’ils sont loin de demeurer passifs. Et puis il ne s'agit pas dans le cas présent d'une affaire strictement humaine puisque je suis également en cause. Sans vouloir te vexer, les elfes blancs ne s'intéressent pas énormément à toi mais rêveraient de me capturer…
Arthur déglutit, l’appétit soudain coupé. Il estimait avoir déjà beaucoup trop d'ennemis pour y ajouter en plus les elfes blancs.
Tassilon déposa une nouvelle branche sur le feu.
— Et maintenant, je te conseille de te taire et de dormir un peu. Nous ne quitterons cette forêt qu'à la tombée de la nuit. Tu auras tout le temps pour me poser des questions plus tard.
Arthur s'allongea et gonfla ses poumons de l'air frais de ce début de matinée. Malgré son angoisse, il se sentait absolument épuisé et prêt à s'endormir à l'instant sur le sol dur. Il leva tout de même la main pour vérifier prudemment que sa marque elfique était bien visible. Les idéogrammes brillaient toujours, diffusant une faible lueur.
— Dans quelles circonstances ai-je obtenu une marque elfique ? demanda t-il.
Tassilon grogna.
— Qu'est ce qu’on a dit à propos des questions ? Endors-toi !
Arthur soupira et laissa son esprit se plonger dans un sommeil sans rêve.
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