17. La petite fiole dorée


    Arthur leva les yeux pour contempler de plus près le château d'Aspignan. Il se trouvait dans la basse-cour, à l’intérieur des épaisses murailles qui englobaient les bâtiments. Des poules bleues, semblables à celles qu’il avait aperçues dans la cuisine de Beaumont, mais bien vivantes cette fois-ci, picoraient le sol, apparemment indifférentes au froid et à la neige. A une bonne vingtaine de mètres de lui se dressait dans la haute-cour le donjon carré flanqué de petites tourelles qu'il avait pu observer de loin. Il était encore plus imposant vu d'ici et semblait comporter trois étages dont les fenêtres étaient munies de vitraux colorés. Une maison individuelle adossée aux remparts devait servir à loger les domestiques de la famille. Une étable et une écurie se trouvaient un peu plus loin. Quatre grosses tours rondes à chaque extrémité des remparts complétaient l'ensemble.

Le jeune homme remarqua que les bâtiments étaient moins bien entretenus que ceux du château de Sigebert. Le tout donnait l'impression d'une ancienne opulence désormais passée.

—Viens, lui dit Robert. Je vais te présenter à ma famille.

Quatre personnes étaient en train de sortir du donjon. A leur tête se trouvait un homme aux cheveux grisonnants mais encore robuste qui ne pouvait être que le père de Robert tant sa ressemblance avec lui était grande. Une toute petite femme brune au visage doux se trouvait à côté de lui. Elle tenait par la main une petite fille qui ne devait avoir que sept ou huit ans. Un grand jeune homme châtain d'une vingtaine d'années fermait la marche.

Blanche courut rejoindre ses parents. Robert et Arthur la suivirent d'un pas plus modéré. L'apprenti chevalier salua son père et enlaça sa mère, la faisant pratiquement disparaître dans ses bras.

— Père, mère, dit-il d'un ton solennel, je vous présente mon ami Arthur. Arthur, voici mon père, Charles d'Aspignan, et ma mère, Jeanne. Tu connais déjà Blanche. A côté d'elle se trouve ma plus jeune sœur, Catherine, et Louis, mon frère aîné. Le suivant, Pierre, se trouve actuellement à l'Académie pour suivre une formation de mage. Et Charlotte est également absente, bien sûr.

Un petit silence attristé suivit sa déclaration.

— Je suis désolé pour votre fille, bredouilla maladroitement Arthur, pensant qu'il devait dire quelque chose.

Jeanne lui adressa un sourire triste.

— Je vous remercie, jeune Arthur, lança Charles de sa voix de ténor. Soyez le bienvenu au château d'Aspignan. Considérez cette demeure comme la vôtre.

Arthur inclina respectueusement la tête, plein de reconnaissance pour la gentillesse de la famille d'Aspignan, prête à assister un parfait inconnu.

— Ne restons pas dans ce froid, observa la mère de Robert en s'enveloppant davantage dans son châle. Entrons nous mettre à l'abri dans la grande salle.

Arthur suivit le mouvement et s'avança à l'intérieur du donjon. Ils pénétrèrent dans une vaste salle dont les murs étaient entièrement couverts de tapisseries représentant des chevaliers en plein combat. L’un en particulier, qui portait sur son écu un blason représentant un ours noir aux dents bleues, se retrouvait sur chaque panneau. On le voyait juché sur son fier destrier, brandissant son épée, massacrant de façons diverses et variées ses adversaires, avant de finalement ripailler devant une table de banquet.

— Il s'agit d'une représentation des exploits de mon ancêtre Adalbert III pendant l’illustre bataille des Monts-de-Dûnes, expliqua Robert qui avait noté l'intérêt de son ami.

— Vraiment ? répondit poliment le jeune homme qui ignorait jusqu'au nom de cet événement apparemment fameux.

— Cette salle est remplie d’objets se rapportant à notre histoire familiale. Tiens, tu vois celui-là ?

Il désigna une épée assez frustre, accrochée sur le mur. Sa poignée était légèrement de travers et semblait avoir été rafistolée.

— Il s’agit d’une arme à présent légendaire remise il y a plusieurs siècles par le mage Odoric à Roger d’Aspignan, premier du nom, lors de la première guerre contre les elfes noirs. Elle est dotée d’incroyables capacités magiques.

— Quelles sont donc ces capacités ? s’enquit Arthur, très intéressé.

— Euh … personne ne le sait, avoua Robert en baissant la voix. Les chroniques ne les ont pas détaillées. Je l’ai détachée une fois pour la secouer dans tous les sens, mais rien de particulier ne s’est produit. J’ai juste cassé la garde. Mais ne le dis pas à mes parents ! Ils ont toujours cru que l’épée était tombée toute seule…

Un éclat un peu plus loin dans la pièce attira soudain l’attention du jeune homme. Une petite fiole dorée de forme ronde était posée sur une table, un peu à l’écart. Il s’approcha pour l’examiner de plus près. Un dragon aux ailes déployées était gravé sur sa surface.

Sans pouvoir se l’expliquer, Arthur se sentait attiré par ce flacon et il dut se faire violence pour s’empêcher de le toucher. Une petite voix au fond de son esprit lui soufflait de s’en emparer et de le faire disparaître dans sa poche avant que quelqu’un ne le remarque. Il secoua légèrement la tête pour se remettre les idées en place et se tourna vers Robert.

— Et cet objet, a t-il une histoire particulière ?

L’apprenti chevalier fronça les sourcils.

— Je ne l’avais jamais remarqué.

— C’est normal, intervient Louis qui se trouvait le plus près d’eux. La fiole est arrivée il y a quelques mois, juste après ton départ. Elle nous a été transmise par le grand Absalom lui-même.

— Vous avez vu Absalom ? Sans moi ? s’indigna Robert.

— Nous ne l’avons pas rencontré en personne. Une femme est venue de sa part au début de l’automne. Elle nous a expliqué qu’Absalom devait passer dans l’autre monde et souhaitait mettre ce flacon à l’abri. Il était supposé venir la reprendre peu de temps après, mais nous n’avons pas eu d’autres nouvelles et l’attendons encore.

Arthur trouvait un peu étrange que les Aspignan aient ainsi posé sans protection aucune et à la vue de tous un objet remis sous leur garde et se promit de ne jamais rien leur confier de précieux.

— Pourquoi déposer la fiole ici et non au château de Beaumont ? demanda-t-il.

Louis haussa les épaules.

— Je l’ignore. Sans doute voulait-il qu’elle soit dans les environs de la porte intermondiale, sans pour autant être immédiatement à côté.

Arthur observa la fiole avec davantage d’attention. Elle devait très certainement être un artefact magique ou contenir une puissante potion pour qu’un mage comme Absalom s’y intéresse. Peut-être cela expliquait-il l’étrange attraction qu’elle provoquait sur lui ? Son envie de la toucher diminua légèrement. Il ne voulait pas être frappé par un nouveau sort.

Le jeune homme jeta un regard en biais en direction de l’apprenti chevalier pour voir s’il ressentait lui aussi le désir de s’emparer du flacon, mais Robert ne s’y intéressait déjà plus et était en train de contempler d'un air envieux Adalbert III terrasser l’un de ses adversaires avec une masse d'arme.

— Venez donc nous rejoindre près de la cheminée, proposa Jeanne.

Détournant à regret ses yeux de la fiole, Arthur suivit les deux frères. Il se laissa tomber gauchement dans un fauteuil en bois placé non loin de la grande cheminée. La chaleur du feu le réchauffa immédiatement et il se retint de pousser un soupir de soulagement. Il ne s'était pas rendu compte à quel point le trajet pourtant assez bref l'avait glacé.

Pendant ce temps-là, Robert s'était lancé dans un récit épique – et quelque peu enjolivé – de son séjour dans l'autre monde et de ses aventures en compagnie d'Arthur. Son ami se contenta de l'écouter, hochant de temps en temps la tête pour approuver ses dires.

— Et alors, la dernière créature, qui était aussi la plus féroce, s’est enfuie, échappant de très peu à mon épée, termina l’apprenti chevalier d’un ton dramatique.

L’attaque des ominosi semblait grandement intéresser les Aspignan.

— Cela ne veut-il pas dire qu’Arthur est forcément originaire de Mundus ? observa Blanche. Les habitants de l'autre monde ne connaissent pas la magie et ne peuvent donc pas faire usage d'un tel sort.

— Mais pourquoi, dans ce cas-là, n'a t-il que des souvenirs de l'autre monde ? s'étonna Louis.

— Et pourquoi a t-il perdu la  mémoire ? riposta sa sœur, qui n'aimait pas être contredite. Notre oncle pense que quelqu'un les lui a volés. Tu connais beaucoup de Terriens qui en seraient capable ?

— On n'a pas forcément besoin de magie pour rendre quelqu’un amnésique ! Il suffit d’un bon coup sur la tête.

— Et ses espèces de bestioles bizarres, alors ? Tu vas me dire qu'elles se sont trompées de personne ? Cela fait beaucoup trop de coïncidences, tu ne trouves pas ?

Le frère et la sœur échangeaient des regards de plus en plus courroucés.

— Je ne crois pas être originaire de Mundus, déclara Arthur avant que Louis n’ait eu le temps de répliquer. Je serais bien en peine de l'expliquer, mais je suis convaincu que je ne viens pas d'ici. Pourtant, j'ai aussi l'impression d'être lié d'une façon ou d'une autre avec ce monde. Je ne sais même pas comment cela peut être possible.

— Nous ne vivons pas totalement coupés de la Terre, observa alors la voix douce de Jeanne qui prenait la parole pour la première fois, la petite Catherine sur ses genoux. Si nous nous efforçons de garder notre existence la plus discrète possible, nous nouons depuis des siècles des liens diplomatiques secrets avec les habitants de l’autre monde. Des familles d’ambassadeurs terriens vivent à Mundus, essentiellement auprès des cours royales.

Tous les regards se tournèrent vers elle.

— Mais oui ! s'exclama Robert. C'est tout simplement cela l'explication ! Arthur est un peu jeune pour être lui-même un ambassadeur, mais son père pourrait l’être. Sa famille aurait très bien pu s’attirer la colère d’un mage qui aurait souhaité se venger. Peut-être même que cela pourrait être Athanasios !

— Athanasios est mort, fit remarquer Charles d’un ton pensif.

L’apprenti chevalier balaya l’argument d’un geste de la main.

— Il aurait pu créer les ominosi avant d’être vaincu. Philippe a dit que le sortilège peut mettre des années avant de s’enclencher. Ou alors un de ses partisans s’en sera chargé.

Arthur se remémora à ce moment précis la vieille servante qui lui avait affirmé qu’Athanasios était encore en vie et fut parcouru d'un frisson. Avait-il, comme la famille de Robert, compté au nombre des adversaires du mage noir ? Cette idée lui semblait extrêmement séduisante et il voyait les Aspignan le regarder avec une considération nouvelle.

— Nous emmènerons Arthur avec nous lorsque nous irons à la cour, décida Charles. Nous le présenterons aux familles d’ambassadeurs. S’il fait bien partie de leurs membres, on le reconnaîtra.

Le jeune homme se redressa sur son siège, plein d’espoir.

— Quand pourrons-nous partir ?

— Dans quelques mois. Pour l’adoubement de Robert.

— Quelques mois ? répéta Arthur.

Il aurait aimé se rendre à la cour dès le lendemain.

Le gros rire de Charles d'Aspignan secoua la pièce.

— Nous ne sommes pas dans l'autre monde, ici. Notre château est à des semaines de voyage de la capitale et les routes sont impraticables en hiver. Il va falloir se montrer patient, jeune homme.

Devant l'air dépité d'Arthur, Jeanne ajouta :

— Mais nous pouvons en attendant faire parvenir un message à la cour pour les informer de votre existence. Si vos parents s'y trouvent, cela les fera réagir.

Le jeune homme la remercia chaleureusement de sa proposition. Il ne pouvait cependant s'empêcher d'être persuadé que le message ne parviendrait jamais à sa famille. Si les illusions dont il avait été victime dans cette impasse à Paris avaient dit la vérité, ses parents étaient morts depuis longtemps...

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