15. Une voyante au coin du feu
Arthur regarda fixement la personne qui lui faisait face, pris d’un fol espoir.
— Savez-vous qui je suis ? s’empressa-t-il de demander en ramassant la bûche qu’elle avait fait tomber pour la lui tendre.
La jeune femme prit machinalement le morceau de bois et se mordit la lèvre, soudain hésitante.
— Je…Je…Non. Pardonnez-moi. Je vous ai confondu avec un cousin éloigné que je n’avais pas vu depuis longtemps.
— En êtes-vous bien certaine ? insista Arthur.
Son interlocutrice serrait son fardeau contre elle, agitant nerveusement les doigts. Elle semblait être en train de réfléchir à toute allure.
— Oui. Vos cheveux m’ont semblé avoir la même couleur que ceux du cousin Georges, voyez-vous. Mais, à la réflexion, vous ne pouvez pas être lui. A moins que vous ne soyez âgé d’une quarantaine d’années ?
— Non.
— C’est bien ce que me semblait. Je n’ai pas une très bonne vue. Maintenant que je vous vois de plus près, vous êtes en réalité tout à fait dissemblable de Georges. Même pour les cheveux, finalement, puisque mon cousin est blond et vous brun. Je suis bien sotte d’avoir cru vous reconnaître. Je ne vous ai jamais vu de toute mon existence. Vous ne pourriez pas être un plus parfait inconnu pour moi. Je n’ai pas la moindre idée de qui vous pouvez bien être
La jeune femme parlait à présent d’une voix rapide très assurée. Arthur ne put cependant s’empêcher de se faire la réflexion que ses protestations d’ignorance répétées semblaient quelque peu outrées. Avait-elle réellement pu le confondre avec un quadragénaire blond ? Mais pour quelle raison lui mentirait-elle ? Cherchait-elle à lui cacher quelque chose ?
— Je m’appelle Arthur, finit-il par dire, sentant qu’il n’obtiendrait pas d’autre information pour le moment. Je suis le valet de Robert d’Aspignan.
— Oh, messire Robert est ici ? Cela faisait fort longtemps que nous ne l’avions pas vu. Je suis Jeannette, servante au château. Je rapportais ce bois pour la cuisine. Peut-être voudriez-vous m’accompagner ? Il fait bien chaud là-bas.
— Avec plaisir. Voulez-vous de l’aide pour porter vos bûches ?
— Si vous pouviez me délester de celles du dessus…
En prenant quelques branches, le jeune homme frôla la manche de la jeune femme qui se souleva de quelques millimètres. Avant qu’elle ne la rabatte d’une secousse, il eut le temps de voir qu’elle portait autour du poignet un bracelet en or qu’il était étonnant de voir en possession d’une simple servante. Il ne fit cependant aucun commentaire et la suivit jusqu’à une petite porte du château qui donnait accès à une salle dallée munie d’une immense cheminée et d’une longue table autour de laquelle plusieurs personnes s’affairaient.
Comme Jeannette l’avait annoncé, il régnait dans la cuisine une chaleur bienvenue qui fit soupirer d’aise Arthur. Après avoir déposé ses bûches près de l’âtre, il allongea ses doigts engourdis à côtés du feu. Il ne s’était pas rendu compte à quel point il avait les mains gelées.
— Voici Arthur, annonça Jeannette d’une voix forte. Il accompagne messire Robert.
Le jeune homme salua d’un signe de tête les quelques voix qui lui souhaitèrent la bienvenue.
La cuisine était assez vaste et bien remplie. Deux femmes, assises sur des tabourets à quelques mètres de lui, étaient en train de plumer des sortes de poulets aux plumes d'un bleu vif. Un homme dodu en hachait un troisième en petits morceaux sur la table centrale pendant qu’un tout jeune garçon pétrissait une pâte. Une vieille femme rabougrie au regard vide touillait à tour de rôle deux énormes chaudrons accrochés à l’âtre. Deux adolescents, enfin, semblaient être les seuls oisifs et étaient occupés à jouer aux dés sur une petite table un peu à l’écart.
— Je ne savais pas que messire Robert avait embauché un nouveau valet, commenta l’un des joueurs.
— C’est très récent, commenta Arthur, un peu mal à l’aise d’avoir à mentir.
L’une des femmes aux poulets lui jeta un bref regard perçant.
— Vous êtes issu d’une famille désargentée, n’est-ce-pas ? Cela se voit. Vous avez des manières…
— Euh…oui, mentit le jeune homme. Je suis ici d’une famille de négociants ruinés…euh…par tous ces événements avec Athanasios, les elfes et…euh…Enfin, par tout ce qui s’est passé, quoi.
Aucun des serviteurs ne sembla heureusement remettre en question ses explications maladroites. Tous avaient grimacé à l’entente du nom du mage noir et l’une des femmes avait agrippé une petite effigie en bois qu’elle portait autour du cou.
— Tout devrait s’arranger maintenant, à présent qu’Athanasios n’est plus, commenta Jeannette en faisant tomber deux navets dans l’un des chaudrons.
La jeune femme semblait s’être tout à fait remise de sa surprise primitive et regardait Arthur avait une sorte de satisfaction calculatrice qu’il ne parvenait pas à s’expliquer.
— J’imagine…
— Non.
La voix chevrotante de la vieille femme près du feu s’était soudain élevée.
— Athanasios n’est pas mort. Nous autres aveugles pouvons percevoir des choses invisibles aux autres. J’ai vu Athanasios, affaibli, mais vivant. Il reviendra, plus puissant que jamais.
La vieille servante fut alors prise d’un violent frissonnement puis retourna touiller sa marmite, comme si de rien n’était. Aucune des autres personnes présentes dans la pièce n’avait paru réagir à sa déclaration grandiloquente.
— Ne faites pas attention à elle, souffla Jeannette dans l’oreille d’Arthur. Anne a toujours été à moitié folle. Depuis qu’elle a perdu la vue, elle se prend pour une sorte de voyante. Mais aucune de ses prédictions ne se réalise jamais, sauf par hasard. Elle aime attirer l’attention sur elle, c’est tout.
Le jeune homme hocha la tête, impressionné malgré tout. Ce sentiment se dissipa cependant très vite au cours de la journée qu’il passa bien au chaud dans la cuisine à bavarder avec Jeannette et les autres serviteurs. S’il s’efforça de parler aussi peu que possible pour éviter de commettre une bourde démontrant l’étendu de son ignorance, il apprit en revanche de nombreux petits détails sur la vie quotidienne à Mundus. Ce n’est que lorsque Jeannette lui demanda s’il souhaitait qu’elle le guide jusqu’à la chambre de son maître qu’il se rendit compte qu’il faisait déjà nuit depuis longtemps.
— Où étais-tu passé ? lui demanda aussitôt Robert lorsqu’Arthur franchit la porte de sa chambre. Je commençais à m’inquiéter.
L’apprenti chevalier était adossé à une pile de coussins sur un lit à baldaquin aux tentures vertes. Arthur se dirigea vers une couche bien plus simple et étroite qui devait avoir été prévue pour lui, un peu à l’écart.
— Je m’amusais, dit-il d’un ton plus sec qu’il ne l’aurait voulu. Et toi ?
— J’ai passé une excellente journée avec Sigebert, répondit Robert qui n’avait pas noté son mécontentement. Il était très curieux de voir les souvenirs que j’avais rapportés de la Terre !
— Parfait.
Arthur retira ses chausses, s’allongea sur sa paillasse et s’emmitoufla dans une couverture en laine, tournant le dos à son ami.
— Tout va bien ? s’étonna ce dernier.
— Oui. Je suis juste fatigué.
Le jeune homme n’avait pas envie de commencer à se disputer avec Robert, même s’il n’avait guère apprécié la façon dont il avait été laissé de côté. Mais avait-il seulement le droit d’en vouloir à l’apprenti chevalier ? Les Aspignan avaient déjà été plus que généreux avec lui. Ils l’avaient accueilli, alors qu’il ne possédait rien, et faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour lui venir en aide. Robert lui avait même sauvé la vie face aux ominosi. Il serait bien ingrat de se plaindre. Après tout il n’était personne. Il n’avait pas de mémoire, aucune compétence particulière ni pouvoirs magiques...
Arthur serra les dents. La perspective de n’être qu’un homme tout à fait ordinaire lui parut tout à coup insupportable.
— Eh bien, dormons alors, proposa Robert avec entrain. Demain nous nous mettrons en route pour le château d'Aspignan !
Arthur ne répondit pas, feignant de s’assoupir. Pourtant, en dépit de son affirmation, il n’avait pas du tout sommeil et resta éveillé pendant un long moment, repassant en boucle les paroles que la vieille voyante avait prononcées. Alors que Robert ronflait paisiblement, il se retourna encore et encore sur son lit si dur, l’esprit en ébullition. Pendant d’interminables heures, il s’imagina Athanasios tapi dans l’ombre, attendant son heure.
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