4 - gelée

Il avait gelé, la nuit dernière. Et ce n'était pas ce maigre soleil de début de matinée qui allait arranger quoi que ce soit, Tim s'en doutait. En fait, il s'en fichait un peu. Tant qu'il ne tombait pas, ça n'avait aucune importance. Il était presque dix heure trente du matin, et le sol de la cours était encore couvert de cette trop fine couche de glace, sur lesquels les autres élèves dérapaient accidentellement. Certains s'amusaient à s'y jeter comme sur une patinoire, faisant rire leurs amis, tandis que d'autres, au contraire, préféraient prendre toutes leurs précautions. Et puis il y avait les plus malins, qui n'étaient pas sortis des bâtiments. Et lui aussi, qui avait décidé de se percher en hauteur, éloigné de tout ce petit monde. Il tapa du talon contre le bois du banc sur lequel il s'était hissé, et leva le nez vers les branches nues du chêne qui, au printemps et en été, apportaient une oasis de fraîcheur bienvenue sous la chaleur écrasante du soleil, qui n'avait pas grand effet aujourd'hui. De là où il était, il voyait tout, sans être vu ou entendu. Et c'était reposant.

Il ne détestait pas l'école, mais être forcé de fréquenter autant de monde sur une aussi longue période l'épuisait. Heureusement, le week-end était ce soir. Discrètement, il sortit une cigarette de sa poche, qu'il coinça entre ses lèvres, avant de fouiller ses poches à la recherche de son paquet d'allumettes. C'est à ce moment-là qu'il repéra la grande silhouette de Jean, se dirigeant vers lui sans la moindre discrétion. Autant pour sa tranquillité ... Il retira la cigarette d'entre ses lèvres, et la rangea dans son paquet, qu'il glissa dans une des poches extérieures de son sac. Un battement de cils plus tard, Jean était là, l'air toujours aussi renfrogné. Presque dégoûté, même.

- Je suis désolé, pour hier, intervint Tim, avant que le basketteur ne puisse en placer une.

Il cligna des yeux un instant, dérouté par sa déclaration, et mit sans doute quelques secondes à recoller les morceaux.

- C'est pas grave. Mais comment tu as su ... ?

Depuis qu'il avait enfin attiré l'attention de Jean lundi dernier, et qu'il était venu le voir mardi matin, le jeune sportif ne l'avait pas lâché d'une semelle, à son grand plaisir. Il insistait pour savoir ce que Tim lui voulait, et il ne pouvait s'empêcher de le laisser mariner dans son jus, par amusement. Après tout, il ne lui voulait rien, à Jean. Son seul désir était en réalité de le faire tourner en bourrique. Parfois, le simple fait de maintenir une menace soit disant invisible au dessus de la tête de quelqu'un, alors qu'il n'y avait en réalité rien du tout, pouvait être plus destructeur que le fait d'agiter un vrai danger. Tout le travail de l'imagination ... C'était comme cette gelée, par terre. On craignait plus les risques qu'on prenait en marchant dessus, que la gelée en elle même. Quand Tim était arrivé ici, il avait tout de suite repéré Jean. Et il l'avait détesté au premier regard. Il remplissait toutes les cases du bingo spécial brute épaisse. Mais plus les jours avançaient, plus il avait eut du mal à saisir pleinement qui pouvait être Jean Calvez. Il avait l'air d'être quelque chose, tout en ayant l'air d'être totalement le contraire. C'était aussi fascinant que déroutant. Et sans doute mille fois plus distrayant qu'absolument tout le reste ici. Jean n'était qu'un moyen de tuer l'ennui en attendant que quelque chose d'autre arrive. La fin, peut-être.

- J'étais à ton match, la veille, soupira Tim, en glissant ses mains dans les poches de son manteau.

Jean eut une réaction si étrange qu'il ne put s'empêcher d'éclater de rire.

- Quoi ? Est-ce si étonnant ?

- J'ignorais que ton obsession morbide allait aussi loin.

Tim roula des yeux, et laissa échapper un grognement, aussi frustré que blasé par sa réponse.

- Mais non, idiot. J'ai juste eu des places gratuites à cause de la tombola, et mon frère ne voulait pas me lâcher avec ça.

En fait, il voulait simplement garder son petit frère loin de la maison durant quelques heures. Le match avait été l'excuse parfaite pour ça. En plus, Sam adorait le sport. Tous les sports, en fait, mais surtout les sport en équipe. Le foot, le volley, le basket ... Il s'était régalé, même si ça n'avait été qu'un match amical entre deux équipes en classe amateur. Et tout ce serait bien passé, si un incident plutôt grave, survenu vers la fin de celui-ci, n'avait pas bouleversé le jeu. Frustré de voir Jean marquer un panier quelque peu spectaculaire, un membre de l'équipe adverse s'était mis à l'insulter de tout son saoul, s'attirant à lui un tollé monumental. L'arbitre avait dû mettre le jeu en pause, le temps que le crétin qui avait osé crier des insultes aussi racistes que stupides ait eut le temps d'être évacué.

Et durant tout le temps de la procédure, Tim n'avait pas pu lâcher des yeux le visage perturbé de Jean, alors que ses camarades se contentaient de le consoler à coup de grandes tapes dans le dos. Ça l'avait sincèrement affecté, et Tim avait eut l'impression d'être le seul à s'en être rendu compte.

- C'est allé ?

- Bien sûr, on a gagné le match.

Tim haussa un sourcil, et Jean balaya sa question silencieuse d'un mouvement de la main.

- On s'en fiche de ça, c'est pas grave.

- Être traité de petit jaune à grandes dents, aveuglés par ''le manque de place de tes orbites'' qui ferait mieux de rentrer chez lui, c'est pas grave ?

Rien que le fait de répéter ces insultes lui hérissa le poil. Le joueur avait été pathétique de les proférer, encore plus en public devant autant de monde.

Jean passa une main dans ses cheveux de jais, l'air de nouveau perturbé.

- Ce ne sont que des insultes.

- Ça fait tout de même mal.

- Ce ne sont que des mots.

- Les mots peuvent faire mal.

Jean soupira vivement, exaspéré par son insistance, et secoua la tête.

- Ma mère vient de Thaïlande. Je n'ai pas à avoir honte de mes origines. Et ''chez moi'', c'est ici. Ce type était stupide, et ivre de rage.

- Mais ça t'as affecté.

- Bien sûr. Ça faisait longtemps que ... je n'avais pas entendu de choses comme ça. Ça m'a fait bizarre, c'est tout. Parfois, j'oublie que ce genre de chose existe encore.

Le racisme, les discriminations de couleurs, de sexe, de genre ... Tim ne risquait pas d'oublier, lui. Il haussa les épaules, plus ou moins satisfait par sa réponse.

- Tant mieux alors. Tu ne mérite pas ça.

Sonné par sa réponse, il le sonda de nouveau, perturbé ... avant de se redresser de nouveau de tout sa hauteur.

- Ok, maintenant arrête de changer de sujet, et parlons de ...

La sonnerie stridente de leur établissement noya totalement le reste de sa phrase, et Tim descendit souplement du banc sur lequel il était monté, avant de ramasser son sac, avec un sourire amusé. Sauvé par le gong.

- Et bien, la récré est terminée, ce fut agréable de converser avec toi, Jean, mais je me dois d'aller assister à ce terrible cours d'histoire ... Maintenant, si tu veux bien m'excuser ...

Mais alors qu'il s'apprêtait à reprendre tranquillement sa route en classe ... il glissa sur l'herbe gelée, et se serait probablement rétamé par terre ... Si Jean ne l'avait pas rattrapé au dernier moment.

Il le hissa sur ses pieds, aussi facilement que s'il n'avait été qu'un poids plume, et lui tapa dans l'épaule, du plat de la main.

- Fait gaffe, idiot.

- Merci de m'avoir sauvé de cette horrible gelée matinale ... grommela Tim, sarcastique.

Jean lui retourna un regard sombre, avant de se pencher vers lui.

- Ça s'appelle du givre, crétin. Et ne crois pas pouvoir esquiver cette conversation pour toujours.

Et sur ce, Jean fit demi-tour vers sa propre salle de classe, laissant Tim planté là, comme un idiot. Foutu givre.

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