6. Sarah Elsher


— Je peux passer ?

— Attends, là, maintenant ?

— Ouais. J'aimerais bien répéter avec toi. Y'a un problème ?

Sarah avait entendu du bruit de l'autre côté de l'appareil, des éclats de voix qu'elle ne pouvait pas distinguer les uns des autres, et Mya avait remis l'appareil près de son oreille.

— Ouais, ouais, viens. Juste, Théo est à la maison. Du coup, euh... (L'interlocutrice de Sarah avait paru hésiter à dire quelque chose, mais elle s'était ressaisie.) Ouais, nan, oublie. Dépêche toi.

Elle avait raccroché immédiatement après et Sarah était restée sur le cul. Elle avait saisit son bigbag à cymbale, son étui de transport pour caisse claire, ses sacoches pour baguette et son sac de transport pour double pédale (elle y avait mis tout l'argent de son anniversaire et son Noël), les avait passé sur son dos et ses épaules, s'était emparée de son casque audio et s'était dirigée vers la porte.

— Mais Maman, pourquoi je peux pas inviter Julie ?

— Tu sais très bien que Papa n'est pas de bonne humeur.

Sarah avait levé les yeux au ciel. C'était toujours comme ça, chez elle. Quand ce n'était pas son père, c'était ses sœurs.

— Je sors, avait-elle annoncé de but en blanc, espérant que ça passe crème.

— Hop, hop, hop, l'avait interpellé sa mère, détournant momentanément son attention de sa petite soeur, Noémie. Tu vas où ?

Sa mère leur avait donné les prénoms les plus français du monde, pour donner l'impression qu'ils étaient les enfants les plus français du monde. Wanda Elsher pouvait se voiler la face autant qu'elle le voulait, sa peau et celle de ses enfants dirait toujours la même chose au monde : ils n'avaient pas leur place dans ce pays.

— Chez Mya. On va répéter pour le groupe.

— Tiens, vous êtes amies à nouveau ?

— Ouais. Y'a un problème ?

La mère de Sarah n'osait presque jamais répliquer. Elle se laissait écraser par son mari et ses enfants. Pourtant, elle avait répondu :

— Fais juste attention à toi, Sarah. Je ne veux plus jamais te voir dans l'état dans lequel tu étais quand elle t'as laissée, il y a deux ans.

— Elle a changé.

Wanda Elsher lui avait adressé un sourire contrit, rempli de tout ce qu'elle ne savait pas dire.

— Fais juste attention, OK ?

Sarah s'était pincée les lèvres en hochant la tête.

— وروسته به ګورو، مور.

— Je t'ai déjà dit de ne pas...

L'adolescente avait passé le pas de la porte sans écouter la fin, ravie de mettre sa mère en colère, elle qui se laissait toujours marcher dessus.

                               ***

Mya n'avait jamais connu son père. Celui-ci était parti comme une fleur quand sa mère lui avait appris qu'elle était enceinte. Mya avait toujours trouvé ça injuste, blâmer quelqu'un d'autre pour une erreur qu'on avait soi-même faite. S'il ne voulait pas d'elle, il n'avait qu'à mettre une capote. Pourquoi serait-ce aux femmes de toujours devoir prendre la pilule ? Mya était déjà féministe au collège.

Sarah, elle, pouvait comprendre. Elle était pareil : elle faisait des erreurs, puis prenait peur et les rejetait sur quelqu'un d'autre. C'était un autre des symptômes du trouble oppositionnel avec provocation. La jeune fille travaillait sur ça depuis des années, mais ce n'était pas le genre de chose qui prenait deux mois a partir avec des thérapies, surtout quand on s'était faite diagnostiquer si tard. Les parents de Sarah pensait qu'elle n'était qu'une enfant capricieuse, alors les dégâts étaient déjà faits quand ils se sont rendus compte que quelque chose clochait.

Bref, l'adolescente pouvait quelque part comprendre le père de Mya. Elle n'appréciait quand même pas que celle-ci se désigne comme une "simple erreur". Si elle était une erreur, alors Sarah la voyait comme la meilleure erreur jamais commise. Ce qui n'était pas le principe d'erreur, de ce qu'elle en savait.

Mya avait toujours eu une bonne relation avec sa mère, malgré tout. Elle l'aimait comme un enfant qui était désiré, mais elle ne s'était jamais remise de sa rupture avec son ex-copain. Elle l'aimait toujours, même si elle ne voulait pas l'avouer. Tant pis, elle faisait de son mieux pour ses enfants, et c'était déjà ça le principal.

Le vingt-six octobre 2019, Mya avait eu quatorze ans. Comme elle était de fin d'année, tout le monde dans sa classe avait déjà quatorze ans et se moquait d'elle. Elle s'en fichait. En tout cas, de ce que Sarah en savait.

Sa mère prévoyait un anniversaire surprise. C'était un sacré palier, quatorze ans ! Elle voulait inviter Sarah et quelques copines du collège, avec qui Mya avait parlé environ une fois dans sa vie (mais ça, sa mère n'était pas au courant). Elle voulait offrir à sa fille la même chose que ce qu'avaient tous ces enfants avec deux parents valides et en bonne position sociale. Ceux qui filaient le parfait amour aussi bien que ceux qui étaient divorcés. Ce n'était pas parce que Mya avait seulement une figure parentale qu'elle avait à apprécier son enfance moitié moins. C'était ce que sa mère pensait.

Le pire dans cette histoire, c'est que tout ça lui était déjà arrivé, à la mère de Mya. Un an avant qu'elle ne se mette en couple avec le père de Mya, elle avait eu Théo, avec un homme nommé Paul. Elle pensait à une histoire d'amour, il pensait à un coup d'un soir. Elle ne l'avait jamais retrouvé, avait fait un déni de grossesse, et le temps qu'elle se rende compte qu'elle était enceinte, au revoir Paul.

La mère de Mya n'avait définitivement pas beaucoup de chance.

Pour l'anniversaire de sa fille, elle voulait lui acheter des fleurs. C'était presque la fin des cours, il fallait qu'elle se dépêche. Elle lui avait acheté des lys blancs, ceux que Mya préférait. Elle avait grillé quelques feux rouges en faisant le chemin retour. Après tout, elle était comme ça, toujours pressée, jamais apeurée. Elle aurait dû, car quelques secondes plus tard, il y avait collision contre une autre voiture.

La voiture de June Anderson avait volé dans l'air, avait fait un salto avant, comme ces filles à l'AS que Sarah admirait tellement qu'elle passait tous ses midis au gymnase de leur école à les regarder s'entraîner. Mya essayait toujours de l'en dissuader, mais Sarah était déjà inarrêtable.

Il y avait eu un problème avec les airbags, ils ne s'étaient pas déployés. Commotion cérébrale. Elle avait trop saigné, et à l'arrivée des pompiers, elle était morte. Les Lys blancs étaient recouverts de sang.

Sarah se souvenait très bien de ce vingt-sept octobre 2019. Mya et elle jouaient au hand spinner dans la cour. Ce n'était plus la mode, et elles étaient trop grande pour ça, à déjà quatorze ans, mais Sarah et Mya s'en fichaient. Elles avaient toujours été comme ça, ce n'était pas près de s'arrêter. C'est ce qu'elles croyaient.

Leur professeure préférée, Madame Boutin, s'était avancée vers elles. Elle avait les sourcils froncés, comme si elle cherchait quoi dire. Sarah l'avait remarquée, mais pas Mya, trop absorbée par le starter pokémon qu'elle déchirait.

Sarah lui avait tapoté l'épaule avec son doigt, et le temps qu'elle lève la tête, Madame Boutin l'avait prise dans ses bras. Mya n'était pas idiote, elle se rendait compte qu'on ne prenait pas les élèves dans ses bras, encore moins au collège, encore moins en troisième. C'était le brevet, les responsabilités.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? Avait-elle balbutié. C'est mon frère ? Ma mère ?

Leur professeure avait essuyé ses yeux qui se remplissaient de larmes.

— Mya... Ta mère est morte.

Elle n'avait plus pu retenir ses larmes, et Sarah lui en avait voulu de voler le chagrin de sa meilleure amie. Elle avait vu sa mère trois fois à une réunion parent-prof et quoi, elles étaient meilleures amies maintenant ?

Mya avait repoussé violemment sa professeure, le chagrin lui dévorant le visage, mais refusant de laisser couler ses larmes. Elle était comme ça, elle voulait toujours être forte, même dans les pires moments. Sarah l'admirait pour ça, mais elle n'était pas sûre que c'était la meilleure solution, ne rien laisser paraître.

Sarah avait ignoré volontairement la réaction de Mya, avait passé un bras derrière son dos et l'avait serrée contre elle. Elle avait déposé tout un tas de baisers dans ses cheveux, et Mya avait tout laissé sortir. Elles s'en fichaient d'être au milieu d'une cour remplit de collégiens qui les jugeaient. Sarah savait qu'elle était le seul point de repère de Mya à ce moment précis.

— Ça va aller. Ça va aller, lui avait-elle répété.

Sarah mentait. Ça n'irait plus jamais, et elle le savait.

Pendant une semaine, Mya était dans l'incertitude la plus totale, et Sarah ne pouvait rien faire d'autre qu'être là.
Sa meilleure amie n'avait jamais particulièrement apprécié son frère, qui selon elle la considérait comme un fardeau. Elle était terrifiée à l'idée de se retrouver dans un foyer ou une famille d'accueil et ne jamais revoir Sarah. Elle était tellement effrayée de ne pas savoir ce qui allait lui arriver désormais qu'elle ne pouvait pas faire son deuil correctement.

Contre toute attente, Théo s'était alors proposé. Il venait d'avoir dix-huit ans, il avait un travail, il était de la famille. Il était qualifié pour s'occuper d'elle. Mya avait ses réserves que son amie ne comprenait pas, mais elle avait accepté tout de même. Elle l'avait annoncé à Sarah.

La semaine suivante, sa meilleure amie était venue la voir dans la cour, comme d'habitude. Mya était en crop-top, elle avait du rouge à lèvre et du mascara, et elle était en train de glousser avec des filles populaires qu'elles n'avaient jamais aimé. Sarah n'avait rien compris à ce changement soudain. Quand elle s'était avancée vers elles, elles l'avaient pointée du doigt et même Mya avait rit.

Depuis ce jour, Mya n'avait plus jamais adressé la parole à Sarah pour autre chose qu'être vénéneuse, toxique, venimeuse, comme une dionée. Jusqu'à la création d'Âmes Perdues.

La fille brune n'avait jamais rencontré Théo. Dès qu'elle allait chez Mya, il était à un rencard, ou avec des amis. Elle ne savait même pas à quoi il ressemblait, mais elle semblait agacée dès que le sujet était mis sur la table, alors Sarah avait simplement arrêté de l'aborder. Mais, depuis qu'elles se reparlaient, elle avait remarqué que quelque chose avait changé.

Mya n'était plus simplement agacée quand Théo était mentionné dans une conversation.

Elle était terrorisée.

Arrivée devant la maison de Mya, Sarah avait remarqué que les rideaux étaient tous fermés. Il était quinze heures, c'était super bizarre. Elle avait décidé de ne pas se casser la tête et avait appuyé sur la sonnette.

Des bruits étouffés s'étaient fait entendre, et la porte s'était ouverte sur un homme, la vingtaine, aussi brun que Mya quand elle n'avait pas encore les cheveux couleur malabar, un septum et des piercing aux oreilles. Il semblait sortir tout droit d'un groupe punk à la Måneskin. Ses pupilles étaient rouges et dilatées. Sarah l'avait immédiatement soupçonné d'être un camé. Il avait un t-shirt noir oversized aux couleurs du drapeau Américain, et la brune avait serré les dents. Il était imposant, il était effrayant. Sarah comprenait pourquoi son amie ne l'aimait pas, et pourtant elle ne vivait même pas avec lui.

— Coucou, toi, avait-il dit, et l'adolescente avait senti des frissons lui parcourir le dos.

Le temps pour Sarah de le dévisager un peu trop longtemps, le demi-frère de Mya avait esquissé un sourire charmeur et l'adolescente s'était sentie tirée vers l'intérieur de la maison.

Mya se tenait là, aussi belle que jamais, mais son mascara avait coulé, et elle avait de la poussière dans les cheveux. Ses yeux étaient brûlants de rage. Elle tenait toujours un bout gris du sweat de son amie au creux de son poing.

Instinctivement, elle avait poussé Sarah légèrement en retrait derrière elle, comme pour la protéger, et avait lancé à son frère :

Didn't you have things to do ? Because we're going to rehearse, actually.

Pff, let it go. Us dudes can't even flirt with anyone in 2023, avait marmonné Théo.

Sarah avait senti son repas lui remonter dans l'estomac. Elle avait plaqué sa main libre sur sa bouche de la manière la plus discrète qu'elle pouvait.

FLIRT WITH HER ? She's sixteen, Théo !
Yeah, and ?
You're like, twenty ! Go back to your Fruitz dates instead of trying to bange my girlfriend !

Les mots étaient sortis tellement vite que la meilleure amie de Mya n'était pas sûre d'avoir bien entendu. Théo avait jeté un coup d'œil à Sarah, la voyant d'un air nouveau, avant de reprendre en français, quelques secondes après.

— C'est ta meuf ?

Mya avait eu une seconde d'hésitation. Sarah s'était demandé si c'était parce qu'elle avait du mal à continuer à mentir ou si c'était parce qu'il lui fallait s'adapter au changement de langue.

— Oui, c'est ma meuf. Dégage, Théo.

— Purée, toutes les meufs bonnes sont prises, lesbiennes, ou les deux. La honte.

Sarah avait jugé que ce n'étais pas le meilleur moment pour dire qu'elle n'était ni prise ni lesbienne.

Théo avait jeté un regard dégouté à Sarah et son amie, et Mya s'était un peu plus avancée devant Sarah. Il avait fini par s'en aller en claquant la porte derrière lui, et sa sœur avait expiré de soulagement. Elle s'était laissée glisser contre le battant de la porte pour reprendre sa respiration, puis elle avait entraîné Sarah derrière elle. Elle les avait enfermées dans sa chambre en fermant la porte à clé.

— Tu vas m'expliquer ce qu'il se passe ? Avait demandé la brune, plus sidérée qu'en colère, même si elle sentait des flux d'énervement monter dans ses veines.

Heureusement, Sarah avait pris son traitement ce matin. Elle n'allait pas refaire la même erreur qu'avec Cléo, le mois précédent.

— Non.

— Comment ça, non ?

— Pas maintenant. Désolée Sarah, je peux pas. J'amène mon micro, attends moi ici.

Elle s'était dirigée vers un placard dans le fond de sa chambre et son amie avait enfouie la tête dans ses mains. Elle ne comprenait pas ce qui se passait chez Mya, et elle n'était pas sûre de vouloir le découvrir.

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