21. Cléo Jenkins
Quand Cléo avait six ans, elle se faisait harceler. Quand Cléo avait six ans, les gens l'appelaient encore Clara.
Oui, elle savait ce que vous alliez dire : six ans, c'est jeune pour harceler quelqu'un. Peut-être que ces gens ne comprenaient pas bien ce qu'ils faisaient. Peut-être que pour eux c'était amusant.
Pour elle ça ne l'était pas.
Tout avait commencé avec le fait qu'elle était rousse. Apparemment, selon ses camarades de classe, les roux ne sentaient pas bon ! Et ça n'aidait pas avec le fait qu'elle était la seule rousse des CP. Il y en avait peut-être d'autres quelque part dans l'école, qui sait, elle était grande. Mais en tout cas, ça lui était restée, et, quand ses parents avaient fini par accepter, elle s'était teint les cheveux en blond.
Au début, c'était des taquineries, que Clara ne trouvait pas drôles, mais certes. Mais petit à petit, ils avaient trouvé d'autres choses desquelles se moquer. Ils s'étaient moqués de ses lunettes, elle avait acheté des lentilles. Elle n'avait pas vraiment d'amis dans son école et elle se sentait seule. Alors, elle commençait à dessiner un peu partout. Les gens se moquaient de ses dessins en disant que c'était moche. Elle était une enfant tête en l'air : on se moquait de ça aussi. Les insultes psychophobes volaient, mais Clara avait appris à les ignorer.
Elle se demandait comment des enfants si jeunes pouvaient faire preuve d'autant de méchanceté. Elle était particulièrement lucide, pour son âge.
Elle était arrivée en CE2, et les moqueries continuaient, voire empiraient. Ce n'était pas faute d'avoir essayé d'en parler à ses parents, mais ils étaient tellement occupés avec leur travail qu'ils ne prenaient pas le temps de s'asseoir et l'écouter.
A côté de ça, les weekend, Clara partait faire le tour de sa résidence. Elle s'amusait à inventer des potions, des aventures. Elle allait en haut des immeubles.
Un jour, avant de partir en expédition, elle avait décidé de se rendre dans son grenier et fouiller ce qu'elle pouvait y trouver. À ce moment là, elle avait neuf ans. Dans son grenier, elle avait trouvé une couronne de princesse toute poussiéreuse, que ses parents ou des gens de la famille avaient dû lui offrir quand elle était toute petite. Elle l'avait mise sur sa tête : c'était un peu petit, mais toujours assez grand pour être mis.
Elle avait décidé de pousser le truc et d'enfiler aussi un costume de princesse qu'elle avait déjà mis pour des festivals de l'école. Ce n'était pas très intelligent de sortir jouer à l'aventure en tenue de princesse, mais eh, elle avait neuf ans, laissez la tranquille.
Clara habitait dans le sud de la France, et à quelques mètres de chez elle, il y avait une forêt. Elle avait décidé que, cette fois, elle irait explorer la forêt. C'était là qu'elle l'avait vue : une fille qui avait visiblement son âge, brune aux yeux verts, des cheveux super longs, et qui s'amusait à jeter des bâtons le plus loin possible. Autrement dit, pas le même genre d'activité que la blonde.
Pourtant, la brune s'était retournée vers elle et l'avait regardée comme si elle était la chose la plus magnifique qu'elle ait jamais vu.
— T'es une princesse ? Avait demandé la petite fille, émerveillée.
— Eh ouais, avait répondu Clara, fière.
— Trop bien. Tu veux voir si tes superpouvoirs de super-princesse peuvent te faire lancer le bâton plus loin que moi ?
— OK.
Clara avait froncé les sourcils, concentrée. À ce moment précis, elle croyait vraiment être une princesse.
Elle avait lancé le bâton juste un peu derrière celui de l'autre fille.
— J'ai battu une princesse ! J'ai battu une princesse ! Avait dit celle-ci en sautillant partout.
Elle s'était arrêtée et avait pris les mains de Clara, qui s'était sentie rougir.
— Tu t'appelles comment ? T'es la princesse de quoi ?
Clara ne savait pas si c'était normal de sincèrement croire en ce genre de choses à leur âge, mais elle s'en fichait.
— Clara Jenkins. Je suis la princesse d'Éclipsia ! Et toi ?
— Je trouve ton nom hyper beau.
— Pas moi.
— Alors, si tu préfères, je peux t'appeler Cléo. Ça y ressemble un peu.
— Ça serait super chouette !
— Okay. Je m'appelle Mina Ellaya. Et je suis la princesse de rien du tout. Enchantée de te rencontrer, Cléo.
La blonde avait eu l'idée de sa vie, à ce moment là.
— Est-ce que tu aimes les filles ?
— C'est possible ? Avait demandé la brune en se grattant la tête.
— Bah oui. Moi j'aime les filles.
— Les garçons, je les trouve degueu. Je pense que les filles sont plus cool. Mais mes parents disent qu'une fille ça aime les garçons.
— Moi je m'en fiche, j'aime les filles quand même.
— Alors moi aussi.
Cléo avait sourit.
— Alors tu attends qu'on soit majeures, et on se marie ! Comme ça tu deviendras une princesse aussi.
— Bonne idée ! Mais c'est pas les amoureux qui se marient ?
— Si, mais pas obligé.
— Ça se trouve on tombera amoureuses.
— Ça serait chouette.
— Ouais.
— Ouais.
Elles s'étaient retrouvées là-bas tous les weekend après ça.
L'été suivant, Mina lui avait dit :
— J'ai demandé à maman de m'inscrire à l'école cette année.
— Trop bien ! Comme ça on sera ensemble.
— Oui ! Et je pourrai te défendre contre les gens qui sont méchants avec toi.
— Mon ange gardien.
— Ta garde du corps, avait répliqué Mina.
— Ma sauveuse.
— Qui ne protège pas la fille qu'elle aime ?
Cléo avait rougit.
— Moi aussi, je te protégerai si y'a des gens méchants avec toi !
— T'as vu ta taille ? T'y arriverai pas une seule seconde.
— Eh, je fais que cinq centimètres de moins que toi.
— Regarde.
Elle l'avait embrassée.
— Je suis obligée de me baisser.
Son amie était restée tétanisée.
— Tu peux recommencer ?
— Quoi ?
— Ce que tu viens de faire.
Elle l'avait embrassée à nouveau.
— J'aime bien.
— Moi aussi.
— C'est un truc d'amoureux, nan ?
— D'amoureuses, aussi.
— Comme nous ?
— Ouais.
Cléo avait caché son visage dans le cou de sa copine pour masquer ses rougissements.
— Quand tu seras à l'école avec moi, tu vas pas te trouver d'amoureux mieux que moi ? Avait grogné Cléo.
— Mais non. Si je marie un garçon, je pourrais plus être une princesse.
Elles avaient rit. C'était le plus beau souvenir de Cléo. Elle le gardait dans sa mémoire comme dans un coffre au trésor.
Le jour de la rentrée, des gens de sa classe étaient encore venus l'embêter.
— T'as toujours pas lâché tes délires de merde ? On est plus en CP, Clara.
— Ouais, c'est trop bizarre que tu dessines des princesses et des trucs comme ça ! En plus tes cheveux sont trop moches.
— Et en plus t'aime les filles ? La honte. Quoique, au moins les mecs auront pas à te supporter.
— Mon père dit que les filles aiment les garçons.
— Le mien aussi !
Une des filles lui avait tiré ses cheveux et Cléo avait grincé des dents.
— Je m'en fiche. Mon amoureuse va arriver bientôt et elle va vous mettre une raclée.
— Arrête de mentir, t'as zéro amoureuse. Personne voudrait de quelqu'un comme toi Clara.
— On parie ? Avait retentit une voix sur leur droite.
Mina était arrivée et s'était interposée entre Cléo et les gens de sa classe. Elle leur avait envoyé un regard si noir qu'ils avaient frissonné.
— La prochaine fois que vous levez la main sur Cléo, c'est ma main qui va finir dans votre gueule, d'accord ?
Ils avaient déguerpit.
— Cléo, tu m'avais pas dis que c'était aussi grave...
— Ça va... Ça va. Je peux gérer. Je ne voulais pas t'inquiéter.
— En tout cas, maintenant que je suis là, je vais toujours de défendre, tu vas voir. Tu me crois ?
— Évidemment.
Pendant un moment, la vie semblait belle.
Cléo ne se faisait plus vraiment embêter par ses camarades de classe. Elle était avec la fille qu'elle aimait. Au début, ce n'était qu'un petit crush d'enfance, mais, quand elle avait été en âge de comprendre toutes les subtilités du mot "amour", elle s'était rendue compte que dans sa tête, toutes amenaient à Mina.
Elles ne traînaient que toutes les deux à l'école, et c'était très bien comme ça. Personne n'osait les approcher. Elles avaient eu un téléphone pour leur anniversaire respectif, alors elles se parlaient aussi par téléphone les soirs où elles ne dormaient pas chez l'autre. Tout allait bien. En fait, c'était ce que Cléo croyait. Tout allait bien pour Cléo, et elle pensait que c'était pareil pour Mina.
Quelle idiote.
Elles étaient passées en sixième, puis en cinquième. Elles demandaient chaque année à être dans la même classe. Cette année là, en cinquième, Cléo avait officiellement présenté Mina à ses parents comme sa petite amie. Ils étaient heureux pour elle. Cléo savait qu'ils l'aimaient, même s'ils lui montraient rarement. Mina n'avait pas fait de même. Ses parents étaient homophobes, elles l'avaient compris au fil des années. Mina détestait ses parents.
Ça leur arrivait d'en parler. Peu, mais ça leur arrivait. Mina était en colère contre ses parents, d'avoir essayé de la persuader que les filles ne pouvaient pas aimer les filles. Elle était sûre qu'elle aurait compris plus vite qu'elle était lesbienne si ils n'étaient pas comme ça. Cléo trouvait que dix, onze ans, c'était déjà très bien, par rapport à certaines filles qui le découvraient après avoir été mariées et avoir eu des enfants avec un homme.
— On se mariera, hein ?
— Évidemment, princesse. C'est décidé depuis notre rencontre.
Mina l'appelait toujours comme ça. Cléo aimait ça.
Elles étaient allongées sur le lit de la blonde, en train de regarder le plafond.
— Tu voudras des enfants ?
— J'aime bien les enfants. Et puis on aurait une descendance.
Cléo avait rit.
— Pour leur transmettre la couronne ?
— Oui. T'en voudrais combien ?
— Deux, c'est bien, non ? C'est pair et c'est pas trop.
— Va pour deux.
— On sera de meilleurs parents que les nôtres.
— C'est clair.
Cette histoire de princesse était devenu un running gag entre elles, au fil du temps, mais, dans un coin de sa tête, Cléo y croyait toujours un peu.
Elles étaient passées en quatrième, et tout s'était écroulé.
Un jour, Mina était arrivée chez Cléo en pleurs. Elle lui avait avoué que les harceleurs de primaire de Cléo lui envoyaient réellement des messages haineux sur plein de comptes différents, que ça continuait depuis trois ans, et qu'elle n'en pouvait plus, de voir ça tous les jours. Elle avait essayé de désinstaller ses réseaux sociaux, mais ils avaient trouvé son numéro. Et puis, avait-elle expliqué à Cléo, ses parents, c'était trop. Ils ne savaient pas qu'elle était lesbienne, mais ça lui faisait du mal de devoir se cacher ainsi, de devoir cacher sa petite amie, de devoir cacher une partie aussi intégrante d'elle-même. Et quand ils parlaient de manière haineuse des personnes homosexuelles, où qu'ils zappaient quand il y avait une série LGBT à la télé, Mina se sentait toujours tellement mal. Devoir surveiller chaque jour chacun des gestes qu'elle faisait pour ne pas se trahir, devoir inventer des excuses pour lesquelles elles ne leur avait jamais parlé d'un seul garçon, faire attention à effacer son historique quand elle regardait une série avec des personnages LGBT. Ça devenait épuisant pour elle.
Ce jour là, Cléo lui avait promis que tout irait bien. Elle lui avait dit qu'elle allait parler à leur directeur, que les harceleurs arrêteraient. Qu'il suffisait d'attendre un peu, et que ça serait bon. Que quand elles auraient dix-huit ans, elles se marieraient et prendraient un appartement ensemble, qu'elles vivraient la vie dont elles avaient toujours rêvé. Il suffisait de tenir un petit peu plus longtemps. Elle avait demandé à Mina si elle voulait rester dormir chez elle. Elle avait dit oui.
Cette nuit-là, elles s'étaient embrassées, elles s'étaient dit qu'elles s'aimaient, elles avaient parlé, et elles n'avaient pas dormi du tout. Elles avaient passé le weekend ensemble, et Mina était rentrée chez elle le dimanche soir. Cléo pensait que ça allait mieux.
Le lundi matin, elle avait voulu passer prendre Mina chez elle. Elle avait croisé les parents de celle-ci.
— Elle ne s'est pas encore levée, lui avaient-il dit. Va la réveiller s'il te plaît, on a beau l'appeler elle ne répond pas. Peut-être que si c'est toi...
Cléo se sentait malade mais elle avait hoché la tête et était montée. Elle était entrée dans la chambre de Mina. Tout était en désordre, et il n'y avait personne. Elle en avait conclu qu'elle était partie pendant que ses parents ne regardaient pas, mais la jeune fille avait quand même voulu vérifier qu'elle n'était pas tout simplement en train de se préparer dans la salle de bain.
Effectivement, elle était dans la salle de bain. Elle était même dans sa baignoire. Elle avait le teint pâle, les yeux fermés, et des boîtes entières de médicaments s'empilaient sur le sol. Cléo, terrifiée, s'était avancée vers Mina. Elle avait posé sa main sur sa poitrine, cherchant son pouls. Elle avait essayé dans le cou, sur le poignet.
Son pouls n'était nulle part.
Elle avait mis sa main devant sa bouche pour essayer de sentir son souffle.
Il n'y avait rien. Cléo avait disjoncté.
Elle s'était mise à pleurer et pleurer encore, à crier.
— Mina, réveille-toi ! Mina, Mina, Mina, vient, ne me laisse pas, revient, revient, revient !
Elle hurlait, elle pleurait. Elle sentait les larmes et la morve se mélanger sur son visage, elle n'arrivait plus à les distinguer l'un de l'autre. Elle avait secoué le corps sans vie de la fille qu'elle aimait, dans un espoir vain qu'elle se réveille. La douleur dans son corps était si vive que c'était comme si quelqu'un avait transpercé sa poitrine avec une arme à feu. Elle n'arrivait à penser à rien d'autre que l'amour de ma vie est morte. Elle est morte. Elle est morte.
Elle avait repensé à tous ces délires qu'elles avaient eu, toutes ces fois où Mina l'avait protégée, où elle l'avait appelée princesse, où elle l'avait embrassée, en se rendant compte que ça ne serait plus jamais le cas. Elle n'était plus là, et elle ne le serait plus jamais.
Les parents de Mina étaient arrivés, ils avaient pleuré sur son corps, appelé les pompiers. Il y avait eu son enterrement quelques jours après, mais Cléo n'y était pas allée. Elle avait espéré en vain que Mina lui ai laissé quelque chose. Une lettre, un dessin, n'importe quoi. Elle aurait voulu quelque chose auquel se raccrocher pour se souvenir de son existence. Elles ne prenaient jamais de photo ensemble, elles devaient avoir deux ou trois photos au total sur des années et des années, et leurs messages. Cléo avait essayé de l'appeler encore et encore et encore, tous les jours, juste pour entendre sa voix sur le répondeur, jusqu'à ce que le numéro ne soit plus attribué.
Elle avait été déscolarisée et avait passé le reste de son année de quatrième à aller en thérapie. Ses parents avaient décrété que Cléo avait besoin d'un nouveau départ, alors ils avaient tous déménagé en Île de France pour l'année de troisième. Ils avaient trouvé une nouvelle thérapeute là-bas, bien meilleure que la première, qui avait grandement aidé Cléo. Elle avait fait sa rentrée de troisième dans la banlieue parisienne. C'est là qu'elle avait fait la rencontre de Diane. Puis sa rentrée en seconde, et les Âmes Perdues. Cléo se reconstruisait.
Mais le problème avec ce genre d'événements, c'était qu'ils restaient ancrés en vous toute une vie. De l'extérieur, Cléo s'en était peut-être remise, mais il lui suffirait d'un rien du tout pour rechuter. Un moment d'instabilité. Un événement en rapport avec Mina de près ou de loin. Rien du tout.
Diane était son point de rechute. Elle pouvait se faire abandonner une fois, mais pas deux.
Depuis, Mina, elle refusait que quiconque l'appelle Clara. C'était la seule chose qui la raccrochait encore à Mina, la seule chose qui lui prouvait qu'elle avait existé. Mais, Diane, elle, n'existait pas.
C'était dangereux de tomber amoureuse d'un rêve.
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