VII - De la campagne à la capitale (2)

9 juillet 1880,

Dans le silence de l'aube, quelques oiseaux pépiaient ; lentement, l'horizon se teintait de rose. Encore ensommeillée, Anne-Charlotte attendait l'arrivée du comte ; celui-ci lui avait ordonné de se rendre dans son bureau sitôt les premières lueurs apparues. En vain, la rousse tenta de réprimer un bâillement.

La veille, la famille de Quernault avait fêté le treizième anniversaire de sa benjamine. Cachée sous un solide masque d'hypocrisie, Adélaïde avait été du plus bel effet. A la satisfaction des hôtes, son carnet de bal s'était vite rempli du nom de gentilshommes fortunés. Son aînée, quant à elle, avait partagé quelques danses avec des partis convenables sans qu'un seul ne parvienne à la retenir plus de temps que nécessaire. Lorsque l'indifférence saisissait l'esprit féminin, pour réponse, les hommes ne pouvait qu'espérer un sourire vidé de tout sens...

— Anne-Charlotte, vous rêvez ?

Deux yeux mordorés s'ouvrirent brusquement, honteux. L'homme la fixa puis, sans un mot, vint s'asseoir en face d'elle. Malgré le large bureau sculpté qui séparait les deux êtres, le comte paraissait bien trop proche au goût de sa fille ; ses yeux bleus la scrutèrent un instant avant de revenir à l'un de ses dossiers.

De longues minutes s'écoulèrent ainsi. Glacée par le regard absent du comte, la rousse n'osait débuter une conversation. D'ordinaire, elle aurait laissé son agacement et sa franchise la gagner ; cependant, son père était un élément sur lequel elle n'aurait jamais domination.

Dès son plus jeune âge, une crainte était née pour ce personnage si lointain. Jamais il n'avait participé aux jeux de sa descendance ou n'avait démontré une quelconque attention pour l'un d'eux. Seul le défunt héritier, Jacques, y était parvenu.

— Ma fille, je m'inquiète pour vous, déclara subitement Denis de Quernault.

— Puis-je connaître la raison de cette soudaine anxiété ? répondit-elle, légèrement moqueuse.

— Avant tout, répondez à cette question : ressentez-vous une inclination, même moindre, pour l'un de vos prétendants ?

Surprise, Anne-Charlotte se tut ; son père avait toujours utilisé les salamalecs de la courtoisie avant toute conversation sérieuse, si bien qu'elle ne s'attendait pas à une telle rapidité d'expression. L'aveu devait donc faire l'objet d'une certaine réflexion car, sans aucun doute, attendait-il beaucoup de sa réponse. Mentir et ainsi confesser, implicitement, un aveu positif au mariage ; ou bien, se montrer fidèle à elle-même et le décevoir. Nerveuse, elle tritura les plis crèmes de sa robe et un regard brûlant de dédain lui parvint.

Le cri d'alerte d'un merle retentit lorsque la rousse lâcha :

— Non. Aucun de mes soupirants n'a reçu de ma part une attention particulière.

— C'est cela qui me préoccupe, Anne-Charlotte, vous ne ressentez rien... L'on m'a conté qu'il y a peu, Marie vous a envoyé une lettre, n'est-ce pas ? dit-il dans un soupir à peine voilé.

— Deux, précisément.

— La dernière évoque une proposition, poursuivit-il.

Sa fille comprit enfin de quoi retournait cette convocation. Décidée à l'éloigner de Paul, sa sœur lui avait proposé de lui rendre visite dans sa demeure parisienne, récemment acquise. Aucune réponse ne lui était parvenue.

— Après un si long deuil, je ne comprends point votre réserve à cela, finit le comte.

— Je... Je n'en ai pas réellement...

Oh si, elle en avait une. Son désir d'éphémèrement lui brûlait le cœur sans vergogne. Cependant, un jour, elle épouserait et, il s'éteindrait. Rejoindre sa sœur serait-il y jeter de l'eau ou bien du bois ? Elle l'ignorait encore.

— Vous me semblez encore incertaine, ma fille... Je vous laisse jusqu'à ce soir pour vous décidez. Cependant, vous connaissez mon point de vue.

***

Assise sans façon dans l'herbe sèche, Anne-Charlotte arrachait les pétales d'une rose ; l'une de ses camarades gisait non loin, chauve. Aucun nuage ne venait obscurcir le ciel couleur azur, malencontreusement. Il faisait horriblement chaud, ce qui n'était pas pour plaire à la rousse si peu frileuse. D'ordinaire, les landes gardaient de leur fraîcheur mais l'été 1880 s'annonçait brûlant.

— Vous devriez laisser cette innocente, Charlotte, lui conseilla sa mère.

L'intéressée releva les yeux de son massacre pour les poser sur la comtesse. Appuyée contre un peuplier, elle fixait la façade de la demeure familiale, rêveuse. Sa robe fleurie contrastait avec celle d'amazone de sa fille mais elle était bien la seule à ne pas lui reprocher pareille tenue.

— Je réfléchis, dit-elle dans un murmure.

— C'est donc cela, la raison de ces meurtres.

Un silence s'installa. Au loin, Adélaïde menait Désiré à la longe et, cramponné sur le dos de l'étalon, Maximilien insultait copieusement celui-ci. Chaque pas lui en valait un nouveau. Un futur ecclésiastique grossier qui colora les pensées d'Anne-Charlotte en blanc. Lorsque le corps grassouillet chuta dans un cri aigu, Adélaïde rit. Malheureusement, les pensées de son aînée reprirent vite leur noirceur initiale*[1] :

— Sans être indiscrète, puis-je connaître l'origine de votre réflexion ? demanda Léonie de Quernault.

— Mes doutes ne concernent que moi, pourquoi devrais-je vous les révéler ? rétorqua-t-elle.

— Eviter un troisième meurtre me paraît essentiel, pas vous ?

Anne-Charlotte baissa le regard sur la rose dépourvue d'artifice. D'un mouvement de la tête, elle acquiesça. Les paroles du comte lui torturait l'esprit depuis l'aube, peut-être son épouse pourrait-elle l'éclairer sur sa décision. Une quinte de toux saisit la plus âgée, elle s'éteignit aussitôt. Sa fille demeura impassible : depuis un an, les toussotements étaient habituels.

— Je ne crois point me tromper en avançant qu'un tel acharnement est dû au stress imposé par votre père, il n'a jamais su maîtriser ses demandes.

— J'ignore ce que je souhaite, avoua la rousse.

— Paris vous attire, je le vois dans votre regard. Pourtant, vous refusez cette chance pour des facteurs qui me sont inconnus.

Paul.

— Ils le resteront pour vous, la mit-elle en garde.

La comtesse ne s'en formalisa pas et, sans un mot, attendit ; Anne-Charlotte profita de ce répit qu'elle savait bref pour observer les alentours. La svelte silhouette de Rose apparut sur le parvis qu'elle quitta pour un banc de fer blanc. A l'ombre des peupliers, sa toilette rosée se découpait nettement dans la pénombre du feuillage. De nouveau perché sur Désiré, les injures pleuvaient du côté de Maximilien tandis que son écuyère en riait allègrement ; plongée dans un épais manuscrit, la taciturne blonde n'en releva aucune.

Charlotte... Vous vous rappelez l'origine de ce surnom ? demanda soudain la maîtresse des lieux.

— Lorsque j'étais enfant, mon nom vous semblait imprononçable, je crois, expliqua-t-elle sans comprendre.

— En partie...

La comtesse laissa une quinte de toux s'envoler avant de poursuivre, nostalgique :

— Jusqu'à vos huit ans, vous cauchemardiez chaque nuit - ou presque - et lorsque je vous rassurez en utilisant ce cher diminutif, cela vous donnez le courage d'affronter vos peurs... Je me permets de vous offrir mon point de vue sans détour, je ne vous demande pas de le saisir au mot près mais tentez au moins de le comprendre... Alors, s'il vous plait, Charlotte, affrontez ces facteurs et laissez-vous vivre !

Sur ces mots, la femme rousse se leva et partit, lui laissant le loisir d'une réflexion en solitaire. Il devait être seize heures si ce n'était plus, elle avait déjà trop tardé à choisir. Quelle horreur était celle de tergiverser sans cesse.

Deux choix s'imposaient à elle : soit accepter, soit refuser. Paul méritait-il le sacrifice d'un tel voyage ? Et, méritait-il une nouvelle escarmouche entre les deux sœurs ? Peut-être pas. Mais en partant, elle mettait fin à leur liaison : Marie ferait l'impossible pour la voir avec un homme autre que Paul qu'elle jugeait immoral... Ses sentiments étaient forts mais l'étaient-ils assez pour résister ? Peut-être pas.

Notre relation n'est qu'éphémère. Elle le restera, ne l'oubliez pas, avait-il murmuré dans son oreille.

Paul l'avait dit lui-même : leur relation prendrait fin. Peut-être plus tôt qu'elle ne l'aurait pensé mais elle prendrait bien fin, dès son départ. Et puis, qui sait, la chance accepterait peut-être de lui sourire ; Marie lui offrirait alors une bûche et non un verre d'eau. Ne dit-on pas que l'espoir fait vivre ?

***

[1] leur noirceur initiale. C'est cette orthographe ou bien leurs noirceurs initiales ?

***

Un nouveau chapitre très long pour me faire pardonner ma longue absence. J'ai évidemment des questions à poser sur ce chapitre. :)

Que pensez-vous de la décision d'Anne-Charlotte ? Est-ce trop brusque ? Un nouveau sentiment sur la comtesse après sa précédente apparition ? Et son époux ? Marie et sa proposition d'éloignement ?

Média : Anne-Charlotte de Quernault (surnommée Charlotte par sa mère et sa sœur cadette).

une_pensee, votre dévouée auteure.

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