IV - Effroi ou surprise (1)
5 décembre 1879,
Juchée sur Apollon, la jeune femme embrassa le paysage de son regard brun. Les nombreux bâtiments en aciers et en pierres noircies défiguraient ce qui étaient avant un paisible pré où des paysans récoltaient leurs blés. Désormais, c'était une mine.
Tout cela remontait à une dizaine d'années. Un jeune garçon, fils de fermier, avait découvert par accident du charbon en courant l'une de ses bêtes. Le comte, ayant appris la nouvelle, fit du lieu si paisible un terrain sombre où il faisait mal vivre. Il avait suffit d'un léger dédommagement ; si dérisoire face à la fortune engrangée au fil des années. Comble de l'ironie, ce jeune garçon a travaillé seulement six mois sous terre. Un éboulement l'a tué avec douze de ses compagnons en 1866.
La belle rousse ne venait que rarement, son père ne le permettait pas. Une femme aristocrate n'avait pas sa place en ce lieu, selon lui. Loin de partager son avis, Anne-Charlotte aimait s'y rendre. Épier ces hommes, ces femmes, ces enfants couverts de suies aux dos voûtés. Voir leur peur, leur épuisement, leur colère, leur peine, les observer tout simplement. Oui, c'était cela, les observer dans ce qui était leur condition et leur vie. Elle aimait comprendre sa chance et parvenait toujours au même résultat : le hasard avait fait son oeuvre.
Cependant, ses visites étaient annuelles malgré sa bonne volonté.
Anne-Charlotte remarqua qu'un homme se rapprochait des trois cavaliers, elle le reconnut avec une certaine joie. Ce n'était autre que ce cher Etienne Merdien, un vieil homme d'une soixantaine d'années - qui en paraissait dix si ce n'est pas vingt de plus. Il était chargé de maintenir l'ordre parmi les mineurs et permettre ainsi une meilleur production.
Toujours aussi aimable, il les salua avec respect avant de prendre la parole :
— Monsieur le comte, Mesdemoiselles. Je suis heureux de vous voir ici, voulez-vous que je me charge de vos montures ? Je m'occuperai personnellement de les placer dans l'une des écuries et de leur prodiguer les soins nécessaires.
— Faites, faites, répondit le comte sans un regard pour son interlocuteur.
Il scrutait sa propriété d'un œil critique, attentif au moindre bénéfice perdu.
— Dites moi : où est Monsieur Bernard ? Je ne peux rester longtemps mais il faut que l'on discute. Les affaires n'attendent jamais, demanda -t-il en époussetant sa veste.
Au sol, son embonpoint ne faisait que ressortir aux côtés du vieil homme, maigre à s'en émouvoir.
— Monsieur est dans son bureau. Il a donné l'ordre de ne le déranger qu'en cas de force majeure. Comprenez, depuis l'accident à cause du petit Marcel, la récolte chute. Et puis, avec le jour de la Saint-Barbe, hier, personne n'est venu.
— Et là est la raison de ma venue. Je connais le chemin, ne prenez pas la peine de m'y conduire. Prenez plutôt soin de mes chevaux et de mes filles, il s'agirait qu'aucun importun ne les trouble.
Distinguer les animaux avant l'être humain, une pratique bien ordinaire pour Denis de Quernault. La jeune femme ne s'émettait pas, les remarques quelques peu blessantes étaient devenues un fait sans importance. Contrairement à son aînée qui rougit de colère. Elle ne parvenait jamais à canaliser ses sentiments - un grand défaut dans le monde qu'était le leur.
Anne-Charlotte se laissa glisser au sol et tendit la bride d'un Apollon méfiant à Etienne Merdien, encore ému d'avoir échangé quelques mots avec le comte. Marie fit de même avec Séléné qui, elle, n'émit aucune résistance à le suivre. C'était une jument couleur pierre de lune, splendide et au caractère obéissant. Son nom faisait référence à Séléné, fille de Cléopâtre et de Marc-Antoine. Apollon faisait, lui, référence au dieu du soleil ainsi que de la nature sauvage.
Marie lui adressa un léger sourire avant de tenter - avec maladresse - de mettre en place le chevalet de sa cadette. Celle-ci avait souhaité peindre la mine en aquarelle et le comte avait finit par accepter. Intéressé à l'idée de pouvoir en afficher une mettant en scène ses travailleurs en pleine effervescence ainsi que la richesse gagnée.
— Laissez, je vais l'installer moi même. Si vous voulez m'aider, sortez plutôt mes crayons. Je peindrai au château mais il faut que je trace le paysage et les détails ici.
— Je ne vous comprends pas. D'ici quelques heures, nous essayerons nos robes de mariées et vous, vous vous croquait un paysage si peu digne d'intérêt, s'indigna la brune en la fixant tandis que l'autre débutait son travail.
Anne-Charlotte aurait aimé lui rappeler que ce n'était qu'un dernier essayage pour vérifier que tout était en ordre. Mais, comment canaliser une jeune femme amoureuse qui voit seulement son bonheur et son destin et non ceux d'autrui ? Contrairement à elle, la rousse ne comptait absolument pas rester dans l'un des manoirs de son époux et attendre avec impatience son premier enfant. Elle avait des années pour mettre un héritier au monde : inutile d'accomplir son devoir dès les premiers mois. N'est-ce pas ? De plus, Julien de Deaumoir ne possédait pas de titre et n'en posséderait jamais.
— Vous aimez lire, j'aime peindre et dessiner. Quel mal y a-t-il ? De plus, nous aurons tout le temps de nous extasier sur les étoffes plus tard.
La conversation s'éternisa. Elle se fit pourtant avec calme malgré les arguments de l'une et de l'autre. La cadette n'écoutait que d'une oreille, préférant la vue des galibots*[1] et des lampistes*[2] à ceux de son aînée plaintive et agaçante. Ce n'est que lorsque le comte revint avec Monsieur Bernard et Etienne Merdien que les deux sœurs cessèrent leur conversation et qu'elles se décidèrent à ranger le matériel. Le vieil homme partit chercher les trois chevaux de son pas traînant tandis que Monsieur Bernard s'extasiait sur l'oeuvre. C'était un grand homme assez maigrelet aux traits anguleux, au cheveux blonds sales et au regard bleu clair. Il devait avoir une trentaine d'années et, par sa réputation, elle le savait coureur de jupons malgré son épouse et ses quatre enfants.
Ils partirent quelques minutes après. Apollon galopait et sa maîtresse ne pouvait s'empêcher d'envier sa liberté lorsqu'elle lui permettait. Dès ce soir, elle aurait enfilé une robe. La robe qu'elle porterait en acceptant de donner sa main à son fiancé. Celle qui clôturerait sa nouvelle vie de femme, d'épouse et de mère...
***
Étrange. C'était le seul mot qu'Anne-Charlotte parvenait à poser sur ses sentiments plus contradictoires les uns que les autres.
Perchée sur ses chaussures à talons, elle s'admirait dans le grand miroir installé pour l'occasion dans sa chambre. C'était une grande pièce aux tapisseries bleues et blanches ; un grand lit à baldaquin trônait sur la gauche, un bureau pour écrire ses correspondances sur la droite, une petite bibliothèque et une harpe, son instrument favori. Elle s'ouvrait, par deux grandes fenêtres, au jardin ensoleillé pour un début décembre. Trois couturières l'observaient, fières de leur travail tout en étant craintives d'un refus et d'une robe à recommencer. Légèrement en retrait, la comtesse, dont le regard brillait d'émotion, attendait elle aussi son opinion. La fiancée remarqua avec soulagement qu'elle était bien plus à l'aise seule. Heureusement que Marie était dans sa propre chambre, et non avec elle, avec trois couturières ainsi que la modiste.
La robe était d'un jaune nuançant au dorée. Ce qui allait parfaitement avec son teint et ses cheveux roux. Des taffetas et des taffetas de tissus avec une gerbe de dentelles si fines et délicates que l'on avait peur de les déchirer d'un geste trop brusque. Un fin ruban de soie bleu royal marquait sa taille. Les épaules légèrement dévoilées, les jupons au nombre de quatre et le corset serré. Elle ressemblait à une jeune femme heureuse de se marier. Si seulement c'était le cas...
En plus de cet habillement des plus somptueux, l'on avait ajouté une pelisse du même bleu que le ruban avec de la dentelle aux extrémités. Quelques bijoux de pierres précieuses. Un chignon des plus esthétique où quelques mèches tombaient dans son dos lui offraient une grandeur naturelle. Et que dire de son visage mis en beauté par quelques effets ? Oui, elle était magnifique. Nul ne pourrait prétendre le contraire.
Avec une certaine joie, elle se rappela celui qui lui avait offert les bijoux si chers. Ce n'était autre que son demi-frère, Archibald d'Amstedäm. Depuis quelques années, il avait hérité de la fortune de son père, un duc autrichien, et il avait insisté pour offrir quelques présents aux deux fiancées. Bien entendu, le comte prétendrait, par honneur et fierté, que cela venait de ses poches mais personne ne serait dupe.
— Alors, qu'en pensez-vous, Mademoiselle ? s'enquit l'une des couturières de sa voix tremblante.
— J'en dis que tout est parfait. N'est-ce pas, Mère ? déclara la belle rousse.
Il n'y avait rien à reprocher, malheureusement.
— Sublime, il n'y a que ce qualificatif pour vous convenir, ma fille.
Tous s'exclamaient des beautés des effets lorsqu'un valet entra de sa démarche quelque peu trop altière. Sous le regard intrigué ou surpris de tous, il déclara de sa voix de stentor :
— Mesdames, Mesdemoiselles. Le comte Paul du Lerés et sa cousine, Zéphyrine de la Motte Fénélon.
***
[1] galibots. Nom donné aux apprentis mineurs. Le plus souvent ce sont des enfants ou des adolescents.
[2] lampistes. Mineur qui travaille au jour. Il est chargé de l'entretien des lampes : les nettoyer, vérifier leur bon fonctionnement et remplir leur réservoir de pétrole raffiné. Emplois souvent réservés aux femmes.
***
Ce chapitre était très long, peut-être même trop. Qui sont donc ces deux nouveaux arrivants ? Une petite idée sachant que l'un des deux noms à déjà été écrit dans l'un des chapitres précédents ?
Média : Séléné, la jument de Marie.
une_pensee, votre dévouée auteure.
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