III - Deux frères (2)
30 novembre 1879,
Le soleil se reflétait sur les vitres légèrement opaques, la bibliothèque se réchauffait de ses rayons. Abandonnant leur brun caractéristique, les manuscrits se coloraient en mordorés. Le sourire de la rousse s'agrandit lorsqu'un homme entra dans la pièce, il s'approcha d'elle sans un mot et s'accouda lui aussi au rebord de la fenêtre. Louis l'observa un instant avant de reporter son attention sur le jardin. De longues minutes passèrent sans qu'un seul mot ne soit prononcé par l'une des deux personnes présentes.
— Assommante ? Contrariante ? Déplaisante ?
— Épouvantable, répondit Anne-Charlotte sous l'œil amusé du jeune homme.
— Je ne pensais pas si terrible une entrevue avec son fiancé, ma sœur.
— Et qu'en savez-vous ? Aux nouvelles, vous ne l'êtes en aucun point. Julien de Deaumoir est d'un ennui que je pensais illusoire. Si vous saviez... mais ce n'est pas le cas.
Cet homme, de trois ans son aîné - elle en avait dix-huit -, possédait une arrogance, une vision des femmes si antique que la nausée lui parvenait aussitôt son nom prononcé. Comment pouvait-on être autant imbu de sa personne alors que l'on n'était que le second fils d'un comte peu fortuné ? Une question qui resterait sans réponse. Blond, un visage anguleux et un regard froid bleu accompagnés d'un corps légèrement empâté malgré son jeune âge ; rien. Rien qui permettrait de comprendre sa personnalité hautaine.
Comme il était différent de Paul, son cher amour.
Une vision fugace traversa son regard brun. Une grimace tordit son visage, fruit de l'image de futurs enfants. Louis rit, sortit un cigare d'une poche et le porta à sa bouche. L'homme l'alluma et huma quelques bouffées. Il en tendit un autre à sa cadette qui l'accepta avec plaisir. Oubliant sa vision répugnante.
— Ce ne serait pas du goût de Père, déclara la jeune femme en se tournant vers lui.
Pourtant, elle l'imita.
— Rien n'est de son goût, vous devriez le savoir.
— Françoise l'est, et Jacques... murmura la rousse.
— Notre frère sera toujours le fils que Père souhaitait. Et Françoise est Françoise.
— Malheureusement pour nous, Louis. Malheureusement...
Ils se tournèrent dans un même mouvement vers les jardins et n'échangèrent plus aucune parole ; préférant le parfum du tabac à celui des souvenirs et du cœur.
***
Le bruit des sabots fracassant le sol, le sifflement du vent, le parfum capiteux des conifères, les senteurs automnales des feuilles mortes, les couleurs approximativement hivernales. Un vrai délice pour les cinq sens. Avec ce loisir propre aux aristocrates, la jeune femme se sentait libre et sans contrainte. Ce qui était faux. Ne serait-ce que le lendemain : elle devrait se rendre à la chapelle pour prier dès les premières lueurs, rejoindre sa mère pour une leçon de piano puis déjeuner en famille avant de profiter, enfin, comme bon lui semblerait de sa journée.
Alors que sa monture prenait de la vitesse grâce à un espace moins boisé. Des éclats de rire lui parvinrent par vague. Lointains mais puissants. L'on s'amusait, il n'y avait aucun doute. Anne-Charlotte reconnut aussitôt le timbre unique avec un léger sourire. La jeune femme tira brusquement sur les rênes et malgré les hennissements colériques d'Apollon, l'obligea à s'arrêter. Cela fait, elle se laisser glisser au sol.
Après avoir remis sa robe lavande et sa pelisse noire en ordre ainsi que quelques mèches rebelles dans son chignon, Anne-Charlotte saisit les rênes de son cheval. Elle se dirigea d'un pas confiant vers l'origine de la gaieté. Réticent à la suivre après sa brusquerie, Apollon céda après que sa maîtresse lui flatta son encolure d'une main habile. Elle seule parvenait à le calmer, même après un coup de fouet.
Il ne lui suffit que de quelques minutes de marche pour que la végétation s'ouvre devant un étang. Un immense bassin où les clapotis légers et le chant des grenouilles régnaient en maître absolu. Des roseaux bordaient la rive, cachant avec malice le corps d'une jeune fille se baignant. C'est sans surprise qu'elle la reconnut. Anne-Charlotte lâcha la bride de son cheval et le laissa rejoindre Désiré, broutant non loin. Après s'être débarrassée de son manteau, elle se dirigea vers les berges et d'un ton faussement autoritaire.
— Adélaïde !
L'interpellée se retourna vivement, la fixant avec crainte. Prise en faute. Ses joues devinrent livides avant de reprendre contenances en la reconnaissant. Elle ne baissa ni les yeux, ne chercha ni à s'enfuir ni à excuser son comportement. Elle resta là, stoïque.
— Anne-Charlotte, finit-elle par murmurer.
— Puis-je savoir ce que vous faites dans cet étang ? Avec une tenue comme celle-ci ? demanda-t-elle en s'approchant de nouveau.
En l'observant de plus près, elle avait remarqué que la jeune rousse ne portait qu'une simple chemise blanche. Contraire à la décence féminine mais lui ressemblant tant.
— Je me baigne. Il fait encore bon pour novembre, dit-elle dans un léger sourire.
Celui-ci devint vite moqueur mais la lueur de ses yeux démontrait une certaine crainte. Sans doute celle d'être dénoncée au comte.
— Je vois. Accepteriez-vous de la compagnie ? s'enquit Anne-Charlotte en déboutonnant sa robe.
Sous le regard ébahi de sa cadette, elle laissa échapper ses longs cheveux dans son dos et retira sa toilette. Ne gardant que sa chemise, la rejoignit dans l'eau. Caressant sa peau tel un baume, l'eau glacée revigora sa personne.
— J'ignorais que vous étiez de ce genre, déclara la plus jeune avec affront.
— Vous ignorez beaucoup sur moi, Adéla. Je me rendais fréquemment en ce lieu à votre âge et je reproduisais les mêmes gestes.
L'utilisation de son surnom acheva la méfiance de la cadette dans un lumineux rire.
— Un havre de paix et de libertés, n'est-ce pas ? s'enquit-elle avec curiosité.
— Un havre, en effet.
— Avez-vous déjà croqué ce paysage ? Votre talent reproduirait parfaitement les beautés de ce lieu.
— De nombreuses fois. J'en ai également un avec Françoise sortant de l'étang, il est magnifique.
— Françoise ? Françoise, notre cousine ? s'étonna Adélaïde, les pupilles écarquillées.
— Elle même. La seule fois où je l'ai vue se permettre quelques libertés...
Après de longues minutes ou heures à discuter dans l'eau, riant de plaisanteries, il fut temps de rentrer. Les deux sœurs sortirent, grelottantes. La brume se levait doucement, signe de la nuit approchante. Après avoir enfilé, pour l'une sa robe lavande et pour l'autre sa robe bleue nuit, elles remontèrent sur leurs chevaux avec agilité et partirent aux galops.
Les écuries à l'horizon, les deux rousses ralentirent puis à l'arrêt, guidèrent leurs chevaux respectifs à leurs stalles. Devant le ponton de la demeure, Anne-Charlotte glissa à l'oreille de sa cadette quelques mots.
— Faites discrètes vos visites à l'étang ainsi que vos bains : il s'agirait que jamais Père ne l'apprennent.
— Ne vous en inquiétez pas. Grâce à mon comportement, j'ai échappé au pensionnat voilà six ans ; aucune envie qu'il m'y envoi aujourd'hui...
***
Premier chapitre sous le point de vue d'Anne-Charlotte qui, j'espère, était plaisant à lire. Un petit avis sur Louis ? Adélaïde, la rebelle ?
On se retrouve bientôt pour un prochain chapitre.
Média : Apollon.
une_pensee, votre dévouée auteure.
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