I - Échecs et mat
18 novembre 1879,
Une case, deux cases, trois cases...
Les troupes étaient tombées les unes après les autres et, désormais, il ne restait qu'un insignifiant roi immaculé se sachant vaincu. Le cavalier arrêta sa folle course dans un silence glacial ; de son regard sans vie, il observa son ennemi pris dans un piège dont l'on ne pouvait se désister.
La vainqueur adressa un échec et mat victorieux à la vaincue qui, pour réponse, laissa un léger soupir s'échapper d'entre ses lèvres asséchées par le temps. Marie possédait de nombreux défauts mais celui d'être rancunière n'en faisait pas partie. Une mèche brune glissa le long de son cou puis de son dos, elle la replaça en silence.
— Une nouvelle défaite, ma sœur, déclara Anne-Charlotte.
— J'ai bien peur de vous prendre, également, les prochaines.
La rousse laissa son rire résonner dans la pièce sous l'oeil bleuté de son aînée.
Elles se décidèrent à quitter le petit salon et le plateau de carreaux noirs et blancs mais un homme entra, les en empêchant. Petit, les traits souples et les yeux bleus limpides ; un embonpoint conséquent enlaidissait sa personne tandis que sa maigre chevelure cendrée le vieillissait.
— Père, que faites-vous ici ? Je pensais que vous étiez dans votre bureau avec Mère, demanda la brune, surprise.
— Il fallait surveiller les préparatifs de la réception. Les domestiques sont incompétents sans ordre, Marie.
— Celle avec vos amis monarchistes, compléta son autre fille.
Denis de Quernault acquiesça, le regard devenu sévère.
Citer les adulateurs de la royauté sans équivoque lui déplaisait, Anne-Charlotte le savait pertinemment, seulement elle était honnête et haïssait prendre mille chemins pour un seul mot. Ce qui n'était pas sans poser souci au sein de la famille.
***
— Vous n'auriez pas dû, insista Marie.
— Et pourquoi donc ? Je vous le répète, ma sœur, il est inutile de prendre autant de précautions pour un simple dîner.
— Père pourrait perdre de nombreux contrats pour sa simple mention ! s'exclama la brune.
— Cessez vos simagrées, cela en devient lassant...
Et, sans un mot de plus, elle partit. La bouche entrouverte dans un cri de protestation, la brune l'observa mais ne fit rien pour la retenir ; Anne-Charlotte s'enfuyait et, de sa part, cela n'était pas une action surprenante. La rousse réfléchirait, seule, aux conséquences possibles de ses actes. Ensuite, peut-être, Marie tenterait une réconciliation dans les formes. La fragilité amicale entre les deux sœurs n'était un secret pour aucun membre de la famille de Quernault et cela ennuyait fortement les deux intéressées.
Encore irritée de leur altercation, Marie arpentait les couloirs sans but. Les murs recouverts de peintures, plus anciennes les unes que les autres, représentaient autant des parties de chasses que des portraits. La plupart étaient à la française, le reste à l'autrichienne. Ceux-ci rendaient hommage aux origines de la comtesse Léonie.
Née dans une vieille famille aristocratique en tant que benjamine de deux filles, elle avait épousé un vieux duc pour rembourser une dette datant de quelques années. De cette union, il ne restait que deux enfants : Archibald et Antonia d'Amstedäm. D'âges respectifs trente-trois et trente ans, ils avaient longtemps vécu au sein du château avant de repartir en Autriche deux ans plus tôt.
Ils lui manquaient énormément. Elle avait tant de fois joué avec eux auprès de l'étang en été, galopé à cheval ou grimpé au grenier pour en ressortir grise de poussières. Ces temps où l'innocence était la plus pure des qualités la rendait nostalgique de ces temps quittés.
Ses songes éveillés furent brutalement coupés par des cris ou, plutôt des hurlements. Cela avait de quoi en étonner plus d'un. Cherchant sa provenance, Marie se laissa guider par la voix qui s'amplifiait à mesure qu'elle marchait.
Les cris s'échappaient des appartements de Françoise de l'Ode, sa cousine. Fille unique de Roger de Quernault, frère cadet du comte. Elle était venue déjeuner en prévoyance de la soirée puis était partie se reposer dans sa chambre. Avait-elle prétexté un mal de tête ?
Jetant un œil aux alentours, elle n'aperçut aucune silhouette. Profitant de l'occasion, elle se baissa au niveau de la serrure. La curiosité est un mal lorsqu'en rien, il ne concerne, aurait dit sa mère ; mais, en cet instant, peu lui importait. Délicatement, l'une de ses paupières se ferma puis, une grimace tordit sa pommette droite.
Elle reconnut aussitôt la grande pièce tapissée de bleue et de dorée. Un divan reposait solennellement au centre de la pièce, Françoise y était installée, crispée. Un homme la cachait par moment, hystérique. Il faisait des va-et-vient d'un bout à l'autre de la chambre, esquissant de grands gestes plus comiques qu'agaçants. Avec ses cris de cerf à l'agonie, il finira par alerter tout le manoir... songea la brune. Des paroles lui parvenaient par vague, elle ne comprenait que l'essentiel.
— Je refuse... quel idiot je suis ! ... impossible...
— Fuir ? Divorcer ? Quelle idée... ils ont besoin de moi... j'ai peur...
— Françoise, je vous aime ! s'écria l'homme, tombant à genoux devant l'interpellée.
La jeune femme abandonna sa vision dès lors qu'ils débutèrent un baiser passionné. Il faisait trop sombre pour reconnaître cet amant transi d'amour, cependant elle était certaine de le connaître. Dotée d'une mémoire prodigieuse, la voix et la silhouette resteraient gravées dans la mémoire de la brune jusqu'au retour de son propriétaire. Précieusement.
Pourtant, là n'était pas le plus marquant pour Marie. Selon elle, l'amour qu'ils se portaient l'était bien plus. L'homme n'était pas son époux, c'était inéluctable. Mais, le couple s'aimait réellement et plaçait loin le droit du mari ; alors même que Françoise était une fervente catholique. La jeune femme soupira, anxieuse. Son destin compterait-il, lui aussi, un autre homme que son fiancé ? Serait-elle capable de mettre au diable la promesse de fidélité faite devant Dieu et ses disciples pour un homme ? Autant de questions qui resteraient, sans doute, sans réponse.
Des pas se firent brusquement entendre au loin et sans plus réfléchir, Marie s'enfuit. Ses talons claquant le sol et ses longs cheveux bruns se libérant de son chignon, se soulevant à chacune de ses foulées.
***
Petit point historique : Vous devez vous douter que le divorce qui n'est aujourd'hui qu'une histoire de paperasse ne l'était pas au XIXème siècle, si ?
Le divorce a été autorisé par la loi du 20 septembre 1792. Son préambule fixe les ambitions de la réforme (car c'en est une à l'époque) : "la faculté de divorcer résulte de la liberté individuelle, dont un engagement indissoluble serait la perte."
Cependant, critiquée pour son libéralisme, ses abus et son anarchie : le code civil de 1804 (de Napoléon Ier) le restreint à la faute. Les conséquences deviennent d'ailleurs pénalisantes pour les anciens époux.
Le retour des rois avec la Restauration réaffirme l'indissolubilité (le côté indestructible) du mariage. La loi dite Bonald est aboli le 8 mai 1816. Sous ce régime, on considérait le divorce comme un "poison révolutionnaire".
La loi Naquet du 27 juillet 1884 rétablit le divorce sur des fautes précises (adultères, condamnation à une peine sévère, sévices, injures graves...).
PS : Auparavant, le député Alfred Naquet avait déjà tenté de le rétablir (en 1876) mais il avait échoué.
***
De la description et des paroles, je pense que ces quelques mots correspondent bien à ce premier chapitre. Les événements vont vite arriver mais, comme le sait tout écrivain, les premiers paragraphes sont plus une mise en contexte qu'autre chose.
Média : Denis de Quernault.
une_pensee, votre dévouée auteure.
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