Prologue

Aux danseuses et danseurs,


Une seconde peut changer une vie. Alors pensez bien à chaque seconde que vous perdez.

Violet

Je tourne et tourne encore, la sueur perle sur mon front sous la chaleur de la salle en parquet où plusieurs danseurs et danseuses se donnent du mal pour montrer qu'ils ont leur place ici. Et j'en fais partie.

Je m'échauffe longuement, étirant tous les muscles de mon corps avant que la répétition ne commence. Mes pointes serrent mes pieds blessés de cloques et d'ampoules, rafistolés par du sparadrap et des pansements qui ne changent en rien la douleur que je ressens. C'est un peu comme si vous vous preniez une balle et que quelqu'un appuyait dessus de toutes ses forces. La comparaison est extrême, je le sais.

Personne ne parle hormis les quelques amis qui se connaissent depuis le conservatoire, si bien que je me tais aussi, trop concentrée à réaliser mon rêve et ne pas laisser passer ma chance. Parce que depuis trois ans que je me farcis les Français et leur aigreur permanente, je ne me suis pas fait un seul ami et c'est mieux comme ça. La danse est le centre de mon monde. Mon rêve, le but de ma vie. C'est tout.

Je pose ma fine main sur la barre en bois qui glisse légèrement, et me hisse sur la pointe de mes pieds, tassant le coton que j'ai logé dans le bout de mes chaussons. Les vieilles douleurs se font d'un seul coup plus vives et piquantes, mais je contiens la grimace qui menace de me rendre vulnérable à la vue des autres. Ici, pas de pitié. Si je veux être la meilleure et qu'on me laisse tranquille, je dois laisser penser que c'est un jeu, que la douleur n'existe pas et que mes tracas du quotidien sont de vulgaires mouches que je peux écraser à ma guise. Je bouge mon pied pour soulager un peu les plaies qui se rouvrent inlassablement depuis des années, puis reprends mon exercice aussitôt.

Quelques filles aux regards indiscrets m'observent en ricanant, attendant comme des vautours une réaction de ma part, mais je reste fière, la tête haute, le corps tendu. Jamais de la vie je ne leur laisserai l'occasion de me rabaisser, ce sera moi la meilleure, elles le savent.

—    Violet ? Me demande une voix grave derrière moi.

Je me retourne, pivote sur ma pointe et m'accroche à deux mains sur la barre parallèle qui se retrouve dans mon dos. Un garçon à la peau sombre me fixe, visiblement mal à l'aise malgré ses yeux rieurs. Comme tous les hommes ici, il porte un simple haut blanc avec un collant gris qui moule les muscles de ses jambes puissantes, affinant son long corps déjà bien grand et élancé. Son regard brun surplombé de longs cils noirs cherche le mien, mais je me retrouve à porter mon inlassable masque hautain, de peur qu'il ne perçoive trop de vulnérabilité en moi.

Par réflexe, je passe une main derrière mon oreille pour remettre une mèche blonde invisible à sa place. Bien évidemment, mes cheveux sont tellement plaqués dans mon chignon que rien ne bouge — merci les vidéos de femmes militaires sur les réseaux sociaux.

—    Excuse-moi, je sais que tu t'échauffes et que le prof ne va pas tarder mais je voulais savoir, ça te dit de venir boire un verre avec moi après l'entraînement ?

Son regard doux m'implore d'accepter, comme si rien qu'avoir le courage de venir me parler était l'effort le plus énorme qu'il puisse faire. Je peux le comprendre vu mon comportement déplorable envers les autres. Ce n'est pas un mythe, le fait que je ne suis pas très sociable depuis que je suis arrivée à Paris. Ma réputation me précède, en fait, mais je ne fais pas grand-chose pour la changer. J'essaye de détendre mes épaules et l'expression sur mon visage, mais rien à faire. Comme un robot, je ne sais pas faire autrement dans cet endroit, je suis programmée ainsi. On m'a programmée ainsi.

La voix d'Elizabeth résonne d'un coup dans mes oreilles. Je la chasse comme un mauvais souvenir.

—    Pour quoi faire ? Je finis par articuler en voyant ses sourcils se hausser de surprise.

Quelques personnes commencent à s'arrêter de danser pour voir le spectacle qui leur est offert, ce qui fait rougir mes joues et accélérer mon cœur. En dehors d'une scène, je ne n'aime pas trop être le centre de l'attention. Encore moins dans cet endroit. Soyez le centre de l'attention et on vous tirera plus facilement dans les pattes. En arrivant ici, je pensais que toute cette concurrence n'était qu'une légende inventée pour faire peur à ceux qui postulent mais tout est à moitié vrai. Les légendes deviennent réelles quand on y accorde trop d'importance. Sauf les farfadets malicieux. Je refuse d'y croire.

—    Eh bien, commence-t-il avec un sourire dévoilant toutes ses dents trop blanches pour ne pas avoir été retouchées, tu sais, discuter. Depuis que tu es là, tu refuses tout contact alors plus personne n'ose t'approcher.

Il hausse les épaules pour appuyer ses paroles, comme si ça lui était égal.

Moi aussi, ça m'est égal.

—    Sauf toi, répliqué-je.

—    Sauf moi, approuve-t-il.

J'hésite un instant pour faire une liste des pour et contre dans ma tête, histoire d'être clair avec mes convictions.

Pour : je dois rencontrer des gens si je veux réussir ma carrière.

Contre : je devais appeler maman et papa ce soir.

Pour : c'est un garçon, il a l'air gentil et de bien m'aimer.

Contre : c'est peut-être un psychopathe.

J'aime les psychopathes. J'aime les psychopathes ? Je ne sais pas si j'aime les psychopathes. Je ne sais même pas si j'aime les hommes en fait. Une douleur vive dans ma poitrine me ramène à l'ordre. Bon, si, j'aime les hommes. Mais pas n'importe qui.

—    D'accord, je finis par dire en redescendant sur terre, pieds à plats.

Le garçon me sourit de plus belle, baisse la tête pour observer ses chaussons, puis s'éloigne un peu pour rejoindre ses amis qui n'en reviennent pas. Mais moi, je ne souris pas. Bien au contraire, une boule se forme au fond de mon estomac et je regrette déjà de m'être engagée. Qu'est-ce que je viens de faire ? Après tout, je n'aime pas trop les gens. Je préfère encore aller boire un verre toute seule, danser un peu et rentrer au chaud dans mon lit, seule. Il ne m'attire pas plus que ça, ce mec. Ça y est, je panique. Tout commence à se brouiller dans mon esprit, les souvenirs douloureux avec les plus heureux. Je repense à chaque moment, chaque conflit, chaque seconde de bonheur. Sur la barre, ma main se met à trembler sans que je ne puisse la contrôler alors je l'enlève vivement avant qu'on ne remarque mon trouble. Chacun a repris ses occupations sans se soucier de moi, et je comprends mieux pourquoi.

Le professeur entre dans la pièce, un homme grand et maigre qui transpire la fierté et le dédain. Mais honnêtement, je n'ai jamais connu un homme si doué dans ce domaine. Quand il danse, c'est comme si l'Univers s'arrêtait de fonctionner pour qu'il brille parmi les étoiles en son centre. J'ai beaucoup de respect pour lui.

Sans qu'il n'ait besoin de dire quelque chose, tout le monde se prépare rapidement en silence, une main sur la barre en première position. Je souffle, me concentre comme jamais en faisant le vide dans mon esprit. La musique retentit doucement, les instruments englobent mon cerveau jusqu'à ce que je n'entende plus qu'eux et les instructions de mon professeur.

Et un, deux, trois. Échappée. Battue. Devant. Derrière.

***

Je sors du vestiaire en robe fleurie, mes cheveux détachés de cet élastique qui rendait mon crâne douloureux mais surtout humide après la méga douche que je viens de me taper. Le pied. Je les replace bien derrière mes épaules, vérifiant une dernière fois que la pince en forme de nœud noir est bien placée à l'arrière de mon crâne. Je regarde mes chaussures assorties, décorées de petites chaussettes en dentelles blanches. Parfaite.

Au même moment, le garçon sort du vestiaire des hommes, ses cheveux rasés qui semblent encore plus courts que tout à l'heure et de légères fossettes que je n'avais jusqu'ici pas remarquées. Quand son regard trouve le mien, il me sourit encore et s'approche, son sac gris posé avec nonchalance sur une épaule. Cette fois, il a troqué son collant contre un jean troué un peu large et un débardeur blanc qui moule ses pectoraux et son ventre plat. J'ai presque envie de dire frimeur mais je me retiens. Mes yeux descendent vers ses chaussures, et cette fois la grimace que je tire en voyant de vieilles sneakers m'échappe. Bon, il n'a aucun goût en matière de chaussures.

—    On y va ? Il me demande finalement.

J'acquiesce et le suis à travers le dédale de couloirs, essayant de me rappeler son prénom, en vain. Zut, lui à l'air de me connaitre à la perfection et moi c'est à peine si je l'ai reconnu. Je me sens un peu bête. Apprendre les noms de mes concurrents ne m'a même pas effleuré une seule fois, je regrette un peu.

Très vite, nous déboulons dans les rues pavées de Paris, ses voitures dangereuses et ses habitants pressés par je ne sais quoi, les pigeons, et les égouts. C'est dans ces moments-là que ma petite ville des États-Unis me manque. Le repos du centre, les plages apaisantes et le café de ma tante. Le rire de mes parents, les taquineries de mon frère. Je soupire doucement de sorte à ce que le garçon ne m'entende pas, mais surtout ne me demande pas si ça va. Parce que maintenant, j'ai juste envie de rentrer dans ma chambre miteuse de bonne, sous les toits de la ville, et de me laisser mourir sur mon lit devant une bonne série histoire de tuer le temps.

Le jeune homme avance devant moi avec grâce, volant presque avec légèreté au-dessus du trottoir. Je ne peux pas m'empêcher de regarder le rebond de son fessier, ferme et dense comme tous ceux des danseurs que je côtoie. Inintéressant.

Après plusieurs rues et passages piétons bien longs, il s'arrête pour m'attendre et m'indique un café en coin de rue qui ressemble à un bon attrape touriste parisien. J'acquiesce en silence d'un hochement de tête entendu. Au moins, il gagne des points en ne me faisant pas trop parler mais en perd en m'amenant dans ce cliché ambulant. Je ne pourrais même pas compter le nombre de demandes en mariage qui ont eu lieu ici...

Nous nous dirigeons face au passage piéton au rouge, attendant patiemment qu'il change de couleur. C'est drôle, à Paris certains feux sont d'un vert pomme plutôt que foncé, ce qui m'obsède à chaque fois. Comme si le fait d'être d'une couleur inhabituelle rendait totalement dingue mon cerveau de détraquée.

Les voitures déboulent, on attend une sirène au loin et une musique émanant d'un vieil appartement. Le feu passe au vert — pas le bon vert pomme que j'aime, malheureusement — et le corps du garçon s'élance sur la route de la même légèreté et gaieté qui le définit.

Mon œil est instantanément attiré par les lumières d'un gyrophare qui perce la rue à une vitesse hallucinante, d'un rouge et bleu pétant. Quand je distingue la couleur blanche de la voiture de police, mon cœur fait un bon dans ma poitrine. D'instinct, je cherche la voiture qu'elle suit, une rouge qui file dans la rue.

Les secondes semblent se passer au ralenti. La trajectoire de la voiture est en plein sur l'homme qui marche devant moi. Le danseur au sourire charmeur. Évidemment qu'il n'a rien vu lui, c'est tellement habituel d'entendre des sirènes dans la capitale, tellement banal de voir une course poursuite au milieu des rues qu'on voit dans les films.

Sans savoir pourquoi, j'ai envie de crier son nom pour le prévenir, au-cas-où, mais les paroles meurent à la commissure de mes lèvres quand je me rends compte que je ne sais rien de lui.

Je ne sais pas son prénom. Je ne peux pas l'appeler.

Un pas en avant, puis un autre un peu plus bancal, les jambes tremblantes de honte et de panique. Je m'élance sur lui quand la voiture se rapproche. Autour de nous, rien n'existe. Tout est lent. Les bruits s'amenuisent pour que je n'entende que mon cœur qui tambourine dans ma poitrine semblable à celui d'un marathonien.

Je ferme les yeux quand mes mains touchent son dos, exerçant une légère pression suffisante pour qu'il trébuche sur une pierre en relief. Je le vois tomber en avant, s'écartant de la trajectoire de la voiture folle. Le silence est trop fort dans mes oreilles quand je vois mon corps tomber en avant à mon tour, emporté dans mon élan pour sauver l'inconnu.

Un battement de cœur.

Une respiration.

Une seconde.

Et le choc.

Sur le sol de la rue, les deux voitures passent à quelques centimètres de nous sans ralentir, sous les cris et hurlements de peurs de quelques passants. Le garçon se redresse un peu à ma droite, je sais qu'il me parle mais je n'entends que le bourdonnement du deux tons qui s'éloigne de nous.

Une main se pose sur mon épaule, me ramenant à la réalité. Elle tremble autant que tout mon corps. Je redresse la tête vers lui qui s'est redressé, lâchant le haut de mon corps avec effroi, son visage ne transcrit que l'angoisse et la panique qu'il ressent. Je vois des gens s'agglutiner autour de nous pour stopper la circulation aux voitures pressées d'avancer malgré le feu rouge des piétons, ils appellent dans tous les sens, viennent vers moi en me demandant si je vais bien. Je vois les lèvres du danseur remuer dans le vide, je n'entends rien. Je vois les enfants se mettre à pleurer sur le bas côté, les parents sortir leur portable de plus en plus souvent, des gens tomber dans les pommes.

Pourquoi tout le monde s'agite ? Il va bien et moi j'ai juste à me relever. Certes, nous avons frôlé la mort, mais rien de grave. Plus de peur que de mal.

Je bouge un peu mais une femme arrive en courant pour m'en empêcher. Je lui lance un regard noir, puis reporte mon attention sur le garçon qui a maintenant son téléphone à l'oreille pareil à d'autres autour de nous. Il semble parler vite, un peu paniqué mais je vois qu'il essaye de se contenir. Je suis une reine à ce jeu de théâtre, celui du paraître.

Je bouge une deuxième fois, je comprends. C'est comme si un frisson de douleur remontait dans tout mon corps. Comme si un homme me plantait milles couteaux à la suite. Comme si la mort toquait à ma porte en me faisant payer de tous les méfaits que j'ai pu faire lors de ma courte vie. Des pics acérés qui me tuent à petit feu.

Je hurle, mais n'entends pas le son de ma voix.

Plusieurs personnes sont autour de moi, elles me rassurent mais je ne les entends pas.

Mes oreilles ne répondent plus.

Mes tympans explosent.

Mes yeux cherchent la cause de cette horrible douleur qui me fait voir des points noirs sous ma rétine, et mon cerveau se fige.

Je n'hurle plus.

Je ne respire plus.

Mes yeux ne bougent plus.

Je me contente simplement de fixer l'angle improbable de ma jambe, et de ressentir toute la douleur qui transperce mon âme.

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