Chapitre 6

Te prend pas pour Baki, tu vas rien faire.

Violet

Je m'étire longuement, passe plusieurs fois sur certaines zones en évitant les endroits où le sable est trop mou. Je cours sur deux longueurs de plage en évitant les baigneurs et les quelques surfeurs bravant la vague pour prendre du plaisir avant de rejoindre mes affaires laissées dans un coin au sec.

Je m'assoie sur le sol, tend ma pointe de pied valide en étirant mon dos et ma jambe, puis décide de passer à l'autre. Je grimace quand une vive douleur remonte le long de ma colonne, rappelant à chaque instant le cancer qui la fragilise. Non, qui l'a déjà cassée, détruite, pulvérisée. Et mes rêves avec.

Je tente quelques pas de danse simples sur le sol de sable, avec la première qui grince, la deuxième qui détend un peu, la troisième qui tire sur mes ligaments. Quatrième et des larmes perlent dans le coin de mes yeux. Cinquième et je tombe, incapable de la tenir convenablement. Ma jambe cède sous mon poids tant la douleur est vive, et je me retrouve à tomber la tête la première dans le sable.

Je me relève lentement, chasse le sable de ma bouche avec rage tout comme les larmes qui n'ont pas eu mon autorisation pour couler comme ça.

Je me redresse, échauffe ma cheville et mon genou une nouvelle fois, tente encore l'expérience, convaincue que je peux le faire malgré tout. Je place pour pied parallèle à mon corps, le deuxième pareil mais à l'inverse du premier, ma jambe me rappelle à l'ordre mais je tiens. Je place mes bras fins en couronne.

1 seconde.

2 secondes.

3 secondes.

Ma jambe tremble si fort que je ne tiens plus. Je relâche la position et pousse un grognement rageur contre mon gré. Même une petite fille de cinq ans sait faire ça ! Si seulement je n'avais pas protégé cet idiot d'inconnu. Si seulement je n'avais pas dit oui à son rendez-vous. Si seulement je n'avais pas ce foutu cancer de merde !

Un sanglot se bloque dans ma gorge et je me laisse tomber sur les fesses, relevant le jogging que je porte jusqu'en haut du genou. Je grimace en voyant la cicatrice irrégulière qui décore ma peau claire, et réprime l'envie de m'ouvrir immédiatement pour enlever cette merde d'amas de cellules qui me bouffe de l'intérieur et au passage les quelques tiges en fer qu'on m'a vissé au reste de mes os. On pourrait aussi bien m'appeler Robocop que Hazel Grace Lancaster. Et encore, je ferai une très médiocre protagoniste de John Green.

« La nature est bien faite », mon cul oui ! À quel moment elle s'est dit, tiens, je vais créer un truc qui va les tuer. Encore mieux, leurs propres cellules !

-    Violet ? Me demande quelqu'un derrière moi.

Je me retourne d'un sursaut, découvrant la jolie employée d'Eden vêtue d'une jolie robe à jaune et d'une grosse plume dans les cheveux. Ses yeux bruns sont soulignés d'un khôl noir qui contraste avec la gaieté que dégage sa tenue.

-    Excuse-moi, déclare-t-elle d'une petite voix gênée, j'étais à l'autre bout de la plage en train de lire quand j'ai vu quelqu'un tomber. Je ne pensais pas que c'était toi mais je suis venue voir et... te voilà.

J'essaye de sourire pour rendre un peu de bonheur à cette fille qui transpire la gentillesse mais rien ne vient. La boule dans ma gorge est encore présente, elle accapare toute mon attention.

-    C'est gentil, j'arrive à articuler entre deux déglutissions douloureuses. Je vais bien, j'ai juste... Ma jambe.

Elle hoche la tête, comprenant ce que je veux dire sans que je n'aie besoin d'expliquer. De toute façon, je n'y arriverai pas. Nous nous regardons quelques secondes, sans savoir quoi dire. Je ne suis pas la plus à l'aise avec les interactions sociales donc je n'ai aucun sujet de conversation en stock.

Layla brise le silence en regardant plus loin sur la plage, d'où elle semble venir.

-    Écoute, je comprends si tu refuses mais je suis avec mon mec là, et on allait boire un verre.

Elle me montre de la tête un bar de plage avec une grande terrasse et une petite cabane en guise de comptoir. C'est assez joli, avec une belle vue sur la crique et quelques guirlandes lumineuses qui mettent une bonne ambiance d'été.

-    Tu peux venir, poursuit mon interlocutrice avec sérieux. Noël est ouvert, il sera d'accord que tu nous rejoignes, on ne restera pas tard, promis.

-    Noël ? demandé-je plus vite que mes pensées.

Tourne 7 fois ta langue dans ta bouche...

-    Oui, me répond-elle avec un grand sourire jusqu'aux oreilles. C'est mon copain.

-    Comme la fête ? Enfin, en France ça s'appelle comme ça.

-    Oh, je ne savais pas. Peut-être, je ne parle pas du tout français, juste anglais. Ma famille est amérindienne et très conservatrice, je n'ai pas forcément eu la même éducation, les langues, tout ça... Enfin bref, je ne suis pas débile mais je m'ouvre petit à petit malgré ce que peut en dire mon père. Je parle trop ? Excuse-moi, je parle beaucoup trop, Noël me le reproche tout le temps et...

Je souris doucement à contre-cœur, mais c'est plus fort que moi. Cette fille est assez drôle, sans le vouloir. Elle dégage tellement de bienveillance que pendant un instant, je n'ai pas pensé à ma jambe. Sa façon rapide de parler et sa bonne humeur lui donne un petit truc de particulier, d'intriguant.

-    Oh mon Dieu, je t'ai fait sourire, s'exclame-t-elle en ouvrant grand la bouche. Eden ne me croira jamais !

Je ricane et là c'est le pompon sur la Garonne, elle ouvre grands ses yeux et sa bouche en ô avant de sortir son téléphone et de me prendre en photo. J'essaye de détourner ma tête quand je comprends ses intentions mais trop tard.

-    T'inquiètes, j'envoie juste ça à Eden pour qu'elle me croit, dit-elle en pianotant rapidement sur son portable. Hop, j'envoie, et c'est fait ! Maintenant, obligé tu viens avec nous.

J'hoche la tête, résignée même si sa définition du consentement laisse à désirer, puis elle m'aide à me relever sans que je ne le lui demande. Elle m'aide à rassembler mes affaires dans mon tote-bag avant de passer son bras sous le mien. Layla me lance un regard entendu avant de m'entraîner avec elle à l'autre bout de la plage.

Ma jambe se trouve un peu soulagée d'avoir un appui, alors j'essaye de la remercier mais rien ne sort. Je ravale la boule dans ma gorge, ma fierté avec, et l'écoute parler de la fois où elle a oublié un chapeau rose que lui avait prêté Eden pour un séance photo.

Spoiler Alert : elle l'a retrouvé, et Eden a pleuré en entendant cette histoire. Apparemment, elle aurait déjà vécu cette scène...

***

Un homme assez fin, de la même taille que Layla nous attend devant la terrasse, portable en main, tapant du pied d'un air agacé.

-    Noël ? Appelle Layla d'une voix niaise qui me fait hésiter entre vomir et rire.

Le garçon aux cheveux blond vénitien reporte son attention sur nous, dévoilant de grands yeux bleus et une mine d'adolescent de quinze ans. Un peu surprise, je regarde Layla pour attendre sa réaction mais celle-ci est totalement ailleurs, un air béat sur le visage.

-    C'est qui ? Demande son copain en donnant un coup de tête vers moi.

-    Elle s'appelle Violet, tu sais elle va venir bosser au café et...

-    Tu peux t'adresser à moi, tu sais, je dis assez sèchement au garçon qui me toise.

Il ne dit rien mais je vois sa mâchoire se contracter. Son regard passe plusieurs fois sur moi, m'analysant de haut en bas avant de reprendre la parole.

-    Tu vois, Layla, c'est de ça que je parle quand je te dis de manger moins. Tu serais nettement plus belle avec le physique de celle-là.

J'ouvre la bouche, repasse ses paroles dans ma tête mais non je ne rêve pas. Il se détourne pour aller vers le bar, et le bras de Layla se contracte un peu plus contre le mien. Elle sourit toujours même si ses joues ont rosi et que sa respiration est plus haletante. Quand elle arrête de fixer l'ancien emplacement de son copain, elle retrouve enfin ses esprits et me regarde, ses yeux bruns légèrement rougis.

-    On y va ? Il a eu une dure journée, désolé pour ça.

J'acquiesce, mais au fond de moi j'ai envie de lui hurler de quitter ce mec. Nan mais pour qui il se prend ? C'est grave ce qu'il vient de dire.

Layla n'y prête pas attention et m'entraîne vers le comptoir où son copain discute avec un très vieux monsieur. Je serre les dents pour me retenir de lui coller mon poing dans la gueule. Il a de la chance que les mots ne sortent pas, parce que j'ai pleins d'insultes toutes fraîches que je meure d'envie de lui balancer à la gueule.

-    Qu'est-ce que je vous serre les jeunes ? Demande l'homme en massant sa nuque fripée.

-    Quelque chose de fort pour moi, demande Noël en regardant ce qu'ils proposent. Et je ne sais pas pour les filles, mon cœur ?

Layla s'écarte de moi, vérifiant quand même que je tiens debout avant de se rapprocher de son copain qui la prend par la taille.

-    Je pense prendre un soda, et toi Violet ?

Elle tourne la tête vers moi et j'hausse les épaules. Noël regarde longuement Layla avec un drôle d'air sur le visage, comme s'il n'était pas heureux du choix de la fille.

— Deux alors, reprend-t-il vers l'homme sans me laisser le temps de répondre. Je paye tout.

-    Merci, mon cœur, dit Layla en posant un doux baiser sur sa joue.

-    Merci... j'arrive à murmurer même si ces mots m'arrachant la gorge.

Je pouvais le payer mon soda...

Le vieux monsieur prépare rapidement nos boissons en demandant une pièce d'identité au garçon, au cas où mais il a 22 ans. Il nous pose le tout sur le comptoir, Noël paye et chacun prend son verre pour aller s'installer sur la terrasse.

Je me mets face aux amoureux qui se mettent côte à côte. Layla le regarde avec tant d'amour que ça me fait mal au cœur pour elle. Ce mec semble être un connard finit. Il prend une grande goulée de sa boisson blanche avant de me regarder dans les yeux.

-    Donc, t'es la meuf qui va bosser avec Eden et Layla ? C'est cool.

-    C'est moi, dis-je en grinçant des dents, même si je ne suis pas sûre de moi encore.

J'attrape mon soda et trempe mes lèvres dedans. Je n'ai absolument pas soif, mais va falloir que je m'occupe pour supporter cette soirée. En général, je refuse ces invitations automatiquement. En France, pas le temps pour ça, entre les cours et la danse, pas le temps pour les amitiés. Mais maintenant que je n'ai plus la danse, je suis censée faire quoi ? Reprendre une vie « normale » ? Me bourrer la gueule en soirée, sortir faire du shopping avec des amies que je n'ai pas et trouver un petit ami aussi répugnant que Noël ? Je ne veux pas de cette vie putain, je préfère encore crever de mon cancer.

Mon cancer, merde. J'avais oublié.

-    Donc tu faisais de la danse classique, reprend Layla en me souriant gentiment. Eden m'a montré quelques unes de tes représentations à l'Opéra, tu es très belle quand tu danses.

Étais, j'ai envie de la corriger mais je me contente d'un simple merci. Layla commence à parler de ces cours de danse qu'elle rêvait de prendre petite, pour au final faire une dizaine de sport différent sans jamais passer par la danse. Je l'écoute avec attention mais très vite, celle de Noël est très loin. Le pire, c'est qu'il lui fait comprendre.

-    Et toi, Noël, coupé-je doucement Layla en croisant les bras sur ma poitrine. Tu fais quoi de ta vie ?

-    Moi ? S'étonne l'intéressé. Je...

-    Non, j'en ai rien à foutre en fait, je le coupe puis me concentre sur Layla. Donc tu me disais que tu as fait plusieurs années de tennis, c'est ça ?

-    Oui... réplique Layla avec hésitation en jetant un coup d'œil à son mec. J'ai fait aussi de l'escalade et...

Irrité, Noël pose son verre avec violence sur la table. Je l'ignore royalement et incite Layla à poursuivre. Un petit sourire se dessine sur son visage rond puis elle m'explique les compétitions de voile, et je ne sais quoi d'autre. Moi, je l'écoute tout en gardant un œil sur Noël qui me fixe, le regard noir.

S'il veut jouer à ça, il va me trouver cet idiot. Parce qu'au jeu de la connasse, je suis la meilleure.

***

-    Mon taxi arrive, déclaré-je au couple en me levant.

Layla ne cache pas sa déception mais je lui promets de venir lui rendre visite au Anita's Coffee Shop le lendemain. Elle vient m'enlacer pour un au revoir, et j'esquive Noël quand il tente de me saluer.

Ce con vient de passer une heure à lancer des piques indiscrètes à sa copine comme si de rien n'était et il espère que je vais le laisser faire ? Être polie avec lui ? Dans ses rêves. J'ai déjà assez de mal comme ça à laisser Layla entre ses mains, mais elle a l'air très amoureuse. Ça va être difficile de lui faire ouvrir les yeux.

Je salue de la main une dernière fois puis m'élance vers le sentier escarpé qui mène au parking. Merci d'avoir créé des taxis étudiants, je ne me voyais pas appeler Roméo au milieu de la nuit et encore moins papa et maman qui doivent bosser à cette heure-là. J'ai presque envie d'aller les aider pour la plonge mais ma jambe commence à être assez douloureuse pour que je ne pense qu'à elle.

-    Je vous aide ? Me demande un homme qui passe à ma droite alors que je fais une pause.

Plutôt grand avec des cheveux noirs et une moustache qui lui donnent un air Italien — s'il ne l'est pas vraiment —, il me propose sa main comme appui. Derrière lui, une jeune femme un peu ronde aux cheveux roses tient un bébé contre sa poitrine. Elle me sourit doucement et donne un coup de tête pour que je prenne la main de son mari, je pense.

Je hoche la tête et saisit la main de l'homme qui m'aide à monter la côte sans problème. Le parking apparaît entre les arbres, et je reconnais le taxi qui m'attend en plein milieu, éclairant l'endroit avec ses phares.

-    Merci, dis-je avec un léger essoufflement à l'homme qui m'a aidé.

-    Je t'en pris, réplique-t-il avec un léger accent en prenant l'enfant de sa femme dans ses bras.

Je me dirige vers la voiture, puis me retourne avant que le couple ne disparaisse.

-    Votre accent m'est familier. D'où venez-vous sans vouloir être indiscrète ?

L'homme sourit, dépose un bisou sur le front du bébé, et prend la main de sa femme.

-    Officiellement d'Italie, mais depuis quelques années de France.

J'ouvre la bouche et un énorme sourire étire mes lèvres. Je me mets à parler en Français pour la première fois depuis deux semaines.

-    J'ai vécu là-bas, c'est merveilleux !

-    Vous parlez très bien, s'exclame la femme en souriant. C'est génial, t'as vu ça Baptiste. J'adore faire des rencontres comme ça.

L'homme lui sourit avec un regard attendrit, ou plutôt totalement amoureux d'elle.

-    Mon taxi est pressé, mais merci pour la côte, continué-je en ouvrant la portière de la voiture.

-    Peut-être qu'on se croisera à nouveaux, dit la femme. On est en voyage de noces, avec un bébé oui mais on s'en fout. Je m'appelle Amélie.

-    Et moi Violet.

-    Baptiste, déclare simplement l'homme en haussant les épaules.

Je jette un coup d'œil à mon chauffeur qui se met à bailler.

-    Bon voyage en tout cas !

Les deux me remercient avec enthousiasme avant je ne disparaisse en fermant la porte. Je donne mon adresse au chauffeur qui la rentre dans le GPS puis nous partons dans la nuit noire. Je souris doucement en me remémorant le positif de cette sortie, et les relations sociales qui m'ont à la fois épuisées et requinquées.

Paris me manque, la danse aussi, mais je vais devoir l'accepter. Et ça passe par apprendre ma maladie à mes parents.

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