Chapitre 46
Les rats aussi peuvent être mutilés
Violet
J'ai les yeux bandés. Actuellement, je me balade main dans la main avec Nate sans savoir où il m'emmène parce qu'il a tenu à me bander les yeux. Entre ma jambe handicapée et ma vue maintenant inexistante, je ne suis pas la plus sereine de l'univers. Nous avons eu la bonne idée de prendre mon siège roulant, question de praticité, mais il me guide et moi je roule grâce à ma main libre. On ne dirait pas comme ça, mais je commence à développer des capacités de super héroïne.
- Ne t'en fais pas, je te tiens.
- T'as intérêt, je lâche en riant jaune. Si jamais je perds mon autre jambe à cause de toi, je vais t'en vouloir très fort Nate.
Il rit avant de me tirer par la main de plus belle. Dans la voiture, c'était pareil. À contrario de la dernière fois, il n'a pas eu besoin de prendre des routes improbables pour cacher la surprise car je n'ai plus la vue ! En fait, j'espère qu'en me le répétant, ça calmera mon angoisse. J'ai beau avoir une confiance aveugle en lui — sans mauvais jeu de mot —, cette surprise ne me plait pas du tout pour le moment. Je m'attendais à tellement de choses ! Mais plus le temps passe et plus je me dis que j'aurais dû dire non et me contenter de fermer les yeux à la rigueur. Parce que même grands ouverts, je ne vois que du noir pour le moment.
- On arrive bientôt Nate ? C'est long là et je commencer réellement à flipper. Tu n'as pas intérêt à me balancer du haut d'une falaise sinon je te tue.
- Et comment tu feras si tu es déjà morte sur les rochers ?
- Je viendrai te hanter jusqu'à la fin de tes jours.
Nate éclate de rire avant de mettre ses deux grandes mains de chaque côté de mes bras. Je devine qu'il ne va pas tarder à me retirer cette écharpe et j'ai vraiment hâte. Je suis incapable de reconnaitre l'endroit où nous sommes hormis que nous sommes dans un bâtiment. J'ai senti et entendu Nate ouvrir une porte, et mine de rien il fait meilleur dans cette pièce que dans le froid dehors.
- C'est bon Nate ? J'en ai marre de ces cachoteries là.
- Oui, mais avant que tu enlèves ça, sache que Roméo m'a aidé à préparer tout ça. Ne nous en veux pas, et attends avant de piquer une scène.
Il commence à me faire peur avec sa prévention à la noix. Qu'est-ce qu'ils ont eu comme idées encore...
- Ce n'est pas mon seul complice, mais tu verras. Maintenant que tu sais tout ça, tu peux ouvrir les yeux.
- Ils sont ouverts...
- Oups, enlève ton bandeau alors.
On ne me le dit pas deux fois ! J'arrache ce truc qui brouillait ma vision et je suis tellement impatiente que je n'ai même pas mal en m'acclimatant à la luminosité. Par contre, je reste figée, laissant même tomber le bandeau au sol.
Il n'a pas fait ça.
En face de moi : moi. À ma droite : moi. La gauche et derrière : moi. Je suis partout, et lui aussi. Les miroirs de mon ancien studio de danse me dévisagent, sûrement en train de se dire « tiens, on la connait elle, non ? ». Les barres n'ont pas bougé, comme figées dans un passé qui me parait si lointain. Les miroirs, pareil et même le vieux parquet sur lequel nous sommes.
- Nos chaussures sur le parquet ! trouvé-je à dire en remarquant que mes roues sont au milieu de la pièce tout comme les chaussures sales de Nate.
Mon copain — ? — explose de rire avant de me dire que tout va bien.
- Tout est ok, Violet.
Je me tourne vers la porte d'entrée du studio pour voir Eva et Cherry toutes les deux dans l'encadrement de la porte, un grand sourire sur les lèvres.
- Ne bouge pas ma belle ! S'exclame Cherry en bousculant sa copine. On te rejoint, ne bouge pas ce gros tas de ferraille. On a déjà mal à cœur en vous voyez sur ce parquet tout propre alors bon...
Ma gorge se serre et j'ouvre les bras pour qu'elle vienne me serrer fort. Je n'ai pas vu mes anciennes professeures depuis presque un an maintenant. C'est long, c'est beaucoup, et en plus, je leur dois tout. Quand notre câlin collectif est terminé, elles s'écartent de moi puis saluent Nate qui nous regardait en ricanant.
- Heureuse de la première partie de ton cadeau ? Il me demande en croisant les bras sur sa poitrine.
- La première partie ?
Il hoche la tête puis me désigne d'un coup d'œil ma gauche. Je regarde et remarque mon vieux sac de danse sur le sol.
- Roméo me l'a ramené, il se justifie.
Je me tourne vers lui pour fouiller un indice dans son regard, mais ce que je devine ne me dit rien qui vaille.
- Oh non, non, non, Nate. Dans tes rêves.
Nate hoche plusieurs fois la tête pour me faire comprendre que si, si, c'est ce que je pense et il va le faire. Je suis tiraillée entre la reconnaissance, l'envie de pleurer, de paniquer et la joie. En fait, je ressens tout ça en même temps et je n'arrive pas à faire le tri dans mon esprit donc c'est un peu comme si je ne ressentais rien. Bizarre, n'est-ce pas ?
Il bouge pour aller récupérer le sac et sortir mes pointes ainsi que la trousse qui va avec. Il m'enlève mon unique chaussure puis ma chaussette et j'espère secrètement ne pas puer la mort. On commence à peine notre relation si je peux appeler ça comme ça, je ne veux pas qu'il stoppe tout parce que mes pieds sentent le fromage. Appliqué, méthodique, il arrive à mettre ma pointe sans difficulté.
- Comment tu sais mettre ça ? Tu fais de drôles de choses quand tu es seul, Nate...
- J'ai appris sur internet, et les filles m'ont confirmé mon apprentissage.
D'ailleurs, en parlant d'elles, elles ont disparu. Je me doute qu'elles ne sont pas bien loin, mais en même temps elles doivent penser que j'ai besoin d'air. C'est déjà assez gênant de voir Nate toucher mes pieds comme ça alors avec du public, ma gêne serait à son comble.
- Elle est bien mise ? me demande-t-il au-cas-où.
- Oui, oui. Mais je ne suis pas sûre d'avoir la force dans ma cheville, Nate...
- Je suis là pour te soutenir justement.
- Mais sur pointe je vais faire presque ta taille.
- Je m'en fous. Le principal, c'est que tu danses.
Pourquoi mon cœur bat si vite ? Nate passe ses bras sous mes bras pour me soulever du siège. Je me retrouve tenue par lui pour être sûre que je ne trébuche pas, même mon pied à plat, et il me rapproche d'une barre pour que j'ai un appui plus solide que son corps. Ma jambe tremble tellement je stresse. Nate pose avec délicatesse ses deux mains autour de ma taille pour que je puisse poser la mienne de libre sur son épaule. Lentement, il m'aide à me soulever pour que je tienne sur ma pointe. La sensation est indescriptible.
Je me mets à pleurer en silence tandis que je sens ma cheville tanguer un peu mais tenir bon. Nate me tient avec une fierté sur le visage, et je ne semble même pas lui faire si mal que ça. Je sais que je ne suis pas bien lourde et qu'il ne me porte pas réellement mais bon.
Je redescends le pied à plat et souffle un bon coup pour chasser toute mon anxiété. Je suis encore capable de tenir sur une pointe, c'est un début.
- Arabesque ? demande-t-il avec un petit rire.
- Tu te fous de moi ?
- Allez, ça peut être drôle...
J'éclate de rire et monte sur pointe plus facilement que la première fois, sourire aux lèvres. Lentement, je descends en levant mon moignon comme une arabesque. En moi, je sens que je tends la pointe. En réalité, je ne tends rien du tout comme je n'ai plus rien à partir du fémur.
Nate éclate de rire en complimentant mon mouvement puis il m'écarte un peu de la barre. Je redescends à plat et il me porte jusqu'au centre du studio. Il me prend par la taille comme en danse de salon, puis danse avec moi en me permettant de faire quelques mouvements plus classiques. Pour quelqu'un qui ne sait pas danser, il se débrouille plutôt bien. Je sais que mes professeures nous observent discrètement mais je m'en fiche. Sur le moment, je ne sens que ma pointe contre le sol, l'appui inestimable de Nate et nos cœurs qui battent à l'unisson.
Pendant ce moment hors du temps, je ne demande rien de plus que ce qu'il m'offre. Car même s'il doit me porter pour que je puisse me mettre sur pointe et faire quelques positions, je me sens puissante et belle. Avec mon crâne lisse, ma jambe en moins et mon corps qui a perdu de sa tonicité, je me sens belle dans ses bras. Il me fait me sentir belle.
Il me regarde avec des yeux... Personne ne m'avait jamais regardé comme ça.
- Nate, je l'interromps alors qu'il ralentissait dans sa tornade.
- Oui ?
- Je vais t'embrasser.
- Alors fais-le.
Comme tout à l'heure, je ne me fais pas prier. Mes lèvres se posent sur les siennes et la seule chose que j'entends, c'est les gloussements étouffés de Cherry et Eva qui vivent le moment à fond.
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