Chapitre 45

« Vous n'avez pas les os en verre, vous pouvez vous cogner à la vie. » — Jean-Pierre Jeunet

Violet

Je vois Nate s'arrêter devant Harper, l'air nerveux. Ses poings sont tellement serrés que ça trahit beaucoup d'émotions qui se bousculent dans sa tête. Je connais Nate depuis assez longtemps pour savoir qu'il perd rarement ses moyens comme ça.

Harper est toujours très joviale, heureuse de parler à Nate mais il semble parler vite et fuir son regard. De loin, j'observe leur conversation sans savoir ce qu'ils se disent. Après tout, je ne suis pas arrivée au stade d'écouter aux portes. Ça ne serait pas correct.

Soudain, Lola passe près de moi et je vois Nate cracher quelque chose plutôt violemment à sa tante. Harper reste interdite, aussi surprise que moi de ce comportement puis il ignore royalement sa nièce qui arrive en courant le saluer. Il se détourne des filles pour se précipiter dans le couloir à toute vitesse. Même si j'étais avec mes deux jambes, je ne pense pas que j'aurai pu le rattraper. Je cale bien mes béquilles puis rejoins Harper qui n'a pas détachée son regard de Nate qui n'est désormais plus visible. Lola ne semble pas trop comprendre ce qu'il vient de se passer parce qu'elle pose pleins de questions à sa mère qui ne lui répond pas.

- Tout va bien, Harper ? Je demande quand je suis assez proche.

Je dois la sortir de sa rêverie car elle tourne vivement la tête vers moi. Elle soupire et hausse les épaules en prenant sa petite fille dans ses bras.

- Excuse-moi, je suis ailleurs. Tu me cherchais pour quelque chose en particulier ?

- Pas du tout, je vous ai vu avec Nate et il n'avait pas l'air super bien. Tout se passe bien ?

Harper pince ses lèvres puis repose Lola qui se plaint de vouloir aller jouer à je ne sais quoi. La petite détale et Harper me montre enfin un visage inquiet. Je devine qu'elle faisait semblant devant sa fille, bien qu'elle n'ait pas réussi à être totalement poker face.

- S'il-te-plaît, Violet. Va rejoindre Nate. Il n'était pas dans son état normal. Quelque chose cloche mais je ne sais pas quoi. Il te parlera je pense, plus qu'à moi du coup...

- Ok, merci Harper.

Elle se contente de sourire sans joie puis je me dépêcher d'aller dehors. Le couloir de graffiti me parait éternel avec ces béquilles que j'ai encore du mal à dompter. Vivement que j'arrive à mettre une prothèse, ça simplifiera ma vie.

Dehors, l'air est super frais. Je sais que c'est l'hiver, mais au vu de la chaleur dans le Milady, on ne s'y croirait pas. Je prends sur moi et descends prudemment la marche. Je suis presque étonnée de voir qu'il n'y a pas d'agent de sécurité à l'entrée, comme lors de tout évènement. S'il y'a bien une chose sur laquelle Greyson est à cheval, c'est ça.

Je fonce dans la nuit tombante vers le muret où se trouve Nate en général, mais sauf s'il est devenu invisible, il n'y est pas. Mon cœur se met à battre fort et je sens mon pouls dans mes tympans. Je ne dois pas paniquer maintenant. Ce n'est pas parce qu'il n'est pas à cet endroit qu'il n'est pas autre part.

Je regarde rapidement autour de moi mais la rue est très calme. Il n'y a pas un chat dans les environs, donc pas Nate. C'est mon anniversaire, je ne veux pas trop m'éloigner pour n'inquiéter personne, mais une petite voix me pousse à continuer. Je soupire et poursuis avec le reste de force que j'ai à travers la rue. Je dépasse le muret et quelques autres magasins jusqu'à remarquer une silhouette assise au sol contre une façade. Plus je m'approche, plus je reconnais cette masse de cheveux noirs qui ne peuvent appartenir qu'à une seule personne.

Il est vivant, ouf.

Je me place devant lui, un peu sur sa droite histoire qu'il me voit mais il semble tellement perdu dans ses pensées que rien ne le perturbe. Son visage est trempé de larmes, ses yeux sont rouges et ses pommettes gonflées. Je ne crois pas l'avoir déjà vu pleurer de ma vie et ça me fend le cœur. Qu'est-ce qu'il s'est passé pour qu'il réagisse aussi violemment ?

- Nate ? Tu vas bien ?

Je n'arrive pas à dire autre chose. Ce sont les premiers mots qui me traversent l'esprit. Bien évidemment, mes paroles semblent le sortir un peu de sa torpeur et il relève le visage vers moi pour me regarder. Il ouvre un peu la bouche, comme pour me répondre, mais un sanglot lui déchire la gorge et l'étouffe. Il pleure de nouveau, et se cache dans ses jambes sûrement par honte. Je le comprends, ce n'est pas facile de pleurer devant quelqu'un.

Le voyant dans cet état et avec mes membres qui deviennent douloureux, je décide de m'assoir avec lui. Tout ça est assez laborieux mais j'arrive à m'écraser au sol. Je me fais mal au coccyx sur le coup mais la douleur disparaît rapidement pour laisser place à ma préoccupation pour Nate. Son corps est secoué de soubresaut à cause de ses pleurs, ses bras tremblent autour de ses jambes. Impuissante, je pose ma tête sur son épaule et attends qu'il se calme.

Il est dans un état si second que peu importe ce que je ferai, ça ne changera rien. Nous restons ainsi de longues minutes jusqu'à ce que sa peine s'apaise un peu et que son corps cesse de trembler.

- Ça va ? Je me risque à demander quand j'estime qu'il est mieux.

Nate hoche la tête puis se redresse lentement. J'en fais de même, libérant son épaule et le regarde sécher ses joues trempées.

- Désolé, chuchote-t-il avec la voix un peu éraillée.

- Mais pourquoi ? Tu ne m'as rien fait donc pas besoin de t'excuser.

- C'est vrai.

Un doux silence s'installe le temps qu'il reprenne totalement ses esprits puis il perce la nuit en m'expliquant enfin ce qu'il se passe dans sa tête.

- Tout le monde me pousse à changer de vie, me dit quoi faire et comment le faire comme si je ne me rendais pas compte que je suis un adulte. Je suis totalement paumé, je ne sais plus ce qui est à faire ou non. On me dit de changer de taff mais de faire ce qui me plait. On me dit de fonder une famille mais sans me donner de notice. On me dit ci et ça mais je ne sais plus moi. J'essaye de faire au mieux, de réfléchir et de prendre le temps mais on ne me laisse plus le temps.

Il parle si vite que j'ai dû mal à tout comprendre. C'est un peu comme s'il déballait toutes ses pensées d'un coup. Je sais à quel point ça peut être dur de verbaliser ce qu'il se passe dans notre tête alors je l'écoute et ne l'interromps pas jusqu'à ce qu'il me le demande.

- Je suis totalement perdu depuis des semaines voire des mois. Déjà à New-York je me posais des questions mais là c'est pire. Qui je dois écouter ? Quel schéma je dois suivre ? Toi tu n'as pas eu le choix, tu as choisi ce qui t'étais imposé, je t'envie pour ça.

- Mais Nate, qu'est-ce que ton cœur a envie de faire lui ?

Il fixe ses chaussures en entourant ses jambes de ses bras.

- Je ne sais pas justement. J'ai l'impression d'être un adolescent perdu devant sa conseillère d'orientation.

- Ah bah merci, on ne m'avait jamais dit ça jusqu'ici.

J'arrive à lui arracher un petit éclat de rire avant que la situation ne le rattrape. Il soupire bruyamment, ses poumons frémissants à l'expiration.

- Je ne sais vraiment pas, il continue malgré tout. J'ai toujours fait ce travail mais je commence à en avoir marre. Je m'ennuie, j'ai tout vu tout fait et comme on me le dit, à long terme je ne suis pas sûr que ça soit bien. Je suis prêt à changer je crois, à voir autre chose. Mais quoi ? C'est là tout le problème. Se jeter dans le vide, c'est déjà un premier pas, mais faut voir avant ce qu'il y'a à l'arrivée.

Je comprends ce qu'il veut dire. Quand je me suis lancée dans la danse, je savais que seulement deux choses pouvaient m'écarter de mon rêve : une blessure ou le niveau. J'ai eu la blessure. Contrairement à moi, Nate veut changer de carrière sans savoir où se lancer et ce qui l'attend à l'arrivée. Il n'a pas tort dans sa réflexion, je comprends que ça puisse lui faire peur. Moi aussi, j'avais peur avec le cancer parce que je ne maîtrisais pas. Je pense que Nate pense beaucoup à ça.

Actuellement, il maitrise sa vie. Il a son appartement, sa routine, un job et tout roule. S'il quitte son job, tout le reste est menacé, il risque de ne plus rien maîtriser. Ce n'est pas seulement un changement de carrière, mais de vie là.

- Tous ceux qui me poussent à partir me disent que c'est pour mon bien, que je dois le faire. Mais ils me disent tous ça en ayant réussit leur vie. Quand ils se sont écartés de ce milieu, ils n'étaient pas seuls. Ma mère a trouvé du travail grâce à John, Harper a pu reprendre ses études sous la sollicitude de Greyson. Tes parents étaient deux à se jeter dans le vide, donc plus facile de se rétamer si ça marche pas mais en même temps c'est plus facile à deux. Et Eden, c'est un cas à part. Moi, j'ai rien de tout ça. Je suis seul, je n'ai pas de projet et rien qui me permette de me rattraper si je me rétame.

Il déglutit péniblement en reniflant mais je n'ai pas de mouchoir sur moi à lui proposer. De toute façon, au point où il en est niveau morve, ça ne changera pas grand-chose.

- Tu as tort, Nate.

Il lâche la contemplation de ses chaussures pour planter ses iris dans les miennes. Je souris doucement en écartant une mèche humide de sa joue.

- Tu m'as moi maintenant, tu ne te souviens pas ? Même si on y va mollo, qu'on attend de voir ce que le temps fait, je suis là. Si tu te rétames, tu ne pourras pas faire pire que moi.

Je ne lui laisse pas le temps de répondre parce que je sais qu'il va râler ou me contre-dire. Je me contente de l'attirer dans mes bras. Il m'enlace et je le serre plus fort pour lui montrer que je suis là. Dans tous les cas, je n'irai pas bien loin, je ne suis pas sûre de pouvoir me relever.

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