Chapitre 23

La Belle + la Bête

Violet

J'entends la porte de ma chambre d'hôpital s'ouvrir, alors par précaution je fais semblant d'être assoupie. Depuis que je suis coincée dans cette prison dorée, j'évite au maximum les heures de visites. Quand il s'agit d'Eden, je m'autorise à l'écouter et à lui montrer que je suis quand même en vie, mais quand se sont les autres, je fais la morte.

Au fond, ils me manquent et ça me fais du bien de les savoir à mes côtés, mais je n'ai pas le courage d'affronter leurs visages. Maman se mettrait à pleurer et papa essaierait de rester stoïque comme le lui a appris son métier de videur. Roméo ne me jetterait même pas un regard, trop perdu dans ses propres pensées, et Zack m'enverrait toute la pitié dont il en est capable. Quant à Nate... Il serait Nate. Je ne sais même pas comment il réagirait, mais depuis dimanche dernier, il n'est pas rentré dans ma chambre. Ou alors je dormais réellement, je ne sais pas.

— Violet ?

C'est Eden. Je me redresse lentement pour observer ma tante qui me sourit chaleureusement, une barre chocolatée dans la main.

— Ta préférée.

— Merci.

J'attrape le Saint Graal et ouvre l'emballage pour sentir l'odeur du beurre de cacahouète enrobé de chocolat. Qu'est-ce que j'aime Eden. Je mords dedans avec appétit et je n'arrive pas à retenir le gémissement de plaisir qui remonte dans ma gorge. Ce truc est la meilleure chose inventée dans le monde.

— Ta mère voulait que je t'apporte encore des fleurs mais je pense que tu n'en as pas besoin. On pourrait ouvrir un fleuriste avec tout ce que tu as reçu.

Elle n'a pas tort. Avec toutes les visites j'ai accumulé une certaine quantité de bouquets qui faneront avant même que je ne sorte d'ici. Mes parents en ramenaient un à chaque fois jusqu'à ce que Roméo leur dise d'arrêter, que ça ne servait à rien. C'était la première fois que je l'entendais parler depuis des semaines.

— Et puis tu as loupé l'anniversaire de Greyson hier, enfin moi aussi je t'avoue. Il y avait tous ces bourgeois comme tous les deux ans et je m'étais promis de ne plus y aller.

— À cause de la tenue ? demandé-je entre deux bouchées.

— Oui, c'est ça. Non mais tu te rends compte, elle était canon en plus !

Eden a tendance à s'emballer quand il s'agit de vêtements. Elle peut facilement porter toutes les couleurs de l'arc-en-ciel si le cœur lui en dit, et le pire c'est que je ne trouve pas ça trop moche selon les jours. Il y a deux ans, lors du dernier anniversaire de Greyson, elle portait une sorte de pantalon à tartan jaune/bleu/rouge qu'elle adore avec un joli débardeur blanc. Elle avait assorti tout ça avec une veste jaune et des chaussures aux motifs de dinosaures. Jusqu'ici, rien de choquant venant d'elle, mais quelqu'un lui a fait une remarque déplacée sur sa tenue. Apparemment, elle n'était pas assez raffinée pour rester dans la maison. Si en général, c'est Harper qui s'énerve vite, Eden n'a pas hésité à donner un coup de boule à l'homme qui lui a fait la remarque. Il est tombé à la renverse jusqu'à ce que l'hôte de la soirée arrive et éclate de rire. Bizarrement, c'est Harper qui a dû recoller les morceaux. Eden m'a appelé directement après l'évènement. J'étais si hilare que j'ai failli me faire pipi dessus.

Je l'ai surnommée Zidane pendant des mois...

— Enfin bon, au moins mon pantalon va bien, pas comme le crâne de ce pauvre homme... lâché-je en riant à moitié.

— Rigole, rigole, mais je n'ai pas revu l'homme depuis ce soir là ! J'ai le crâne dur.

Je ris de plus belle, un peu plus légère. Dès qu'Eden vient me rendre visite, c'est un peu suspendu dans le temps. J'oublie mon cancer, ma jambe, et je me laisse rire. Mais ça ne dure jamais bien longtemps, car Eden est la seule à suivre un peu mon ressenti par rapport à tout ce qui arrive. Les autres, je ne leur parle pas donc...

— Qu'a dit le médecin aujourd'hui ? me demande-t-elle en attrapant mon emballage vide.

— Rien de spécial...

— Violet...

Je soupire bruyamment en poussant un gémissement plaintif. Je déteste parler de ça. Elle ne veut pas plutôt me laisser parler de son coup de boule pendant des heures ?

— Ma plaie cicatrise bien donc normalement je sors toujours le 4, j'explique avec nonchalance. Je vais bientôt commencer la radiothérapie mais il reste assez flou là-dessus encore. Sinon je commence ma rééducation dès que je sors.

— C'est une bonne nouvelle. Dis-toi que plus vite tu feras toutes ces étapes, plus vite tu auras une prothèse.

Une prothèse... J'y pense depuis des jours et ça m'empêche de dormir. Plus le temps passe, plus je me rends compte de ce que ça implique. J'essaye de ne pas regarder l'état de mon corps au maximum sauf quand je n'ai pas le choix, il me donne envie de vomir. Alors penser à un futur, c'est compliqué. J'ai l'impression de sentir encore ma jambe, comme si elle n'avait jamais disparu ! Hier, j'ai essayé de me lever le matin, par réflexe sûrement... Je me suis étalée par terre comme une vieille merde. Je n'ai pas réussi à remonter sur mon lit médicalisé. Une infirmière est arrivée avec son regard plein de pitié, encore, et elle m'a remis au lit. Comme si j'avais 90 ans.

— Je sais que c'est dur Violet, mais tu dois penser à l'avenir.

L'avenir. Actuellement, j'ai l'impression qu'aucun n'est envisageable. Si je ne peux pas danser, qu'est-ce que je vais faire de ma vie ?

— Je peux lire dans tes pensées, ma belle, rit Eden. Le café te sera toujours ouvert, sache-le. Et si jamais ce n'est pas ce que tu souhaites, on trouvera bien quelque chose pour toi. Tu ne seras jamais seule.

J'ai juste la force d'hocher la tête mais pas de répondre. Je suis incapable de penser à ça, surtout maintenant. J'y penserai quand je sortirai d'ici. Bientôt.

— Mesdames, annonce un infirmier en entrant dans la pièce le nez dans ses documents.

— Bonjour, chuchote-t-on en cœur avec Eden.

— Il faut que je change le pansement alors...

— Elle peut rester, déclaré-je en prenant une longue inspiration.

La tête brune d'Eden se tourne lentement vers moi, les yeux écarquillés de stupeur. L'infirmier aussi me regarde d'une drôle de façon.

— Je veux... passer une étape... j'explique avec embarras mais l'infirmier s'en contre fout.

L'homme hausse les épaules puis pose son dossier sur ma table de chevet. Il me demande s'il peut soulever ma couette et je l'y autorise. J'essaye de réprimer un sursaut mais c'est comme ça à chaque fois que je vois mon moignon. C'est laid, certes, mais je m'attends toujours à découvrir mes deux jambes. Et à chaque fois, il n'y en a qu'une.

Eden avance la chaise vers mon lit puis pose une main rassurante sur ma jambe nue. Elle me presse doucement pour exprimer son soutien, et je la remercie intérieurement. Je me dis que si je crève cet abcès avec elle, ça sera plus simple pour la suite en cas de problème. Au moins une personne aura vu l'immondice.

L'infirmier enfile des gants puis enlève le manchon en silicone que je me coltine depuis quelques jours. Je ne le porte pas en continu, mais il permet de façonner mon moignon pour qu'il prenne une « belle » forme. Je ne suis pas sûre d'avoir la même définition que le médecin mais bon, j'ai l'impression d'être un gâteau moche qu'on tente de rafistoler du mieux qu'on peut.

En-dessous, un gros bandage compresse ma cuisse. L'homme l'enlève avec précaution, prenant soin de ne pas claquer l'élastique sur ma peau encore sensible, puis la bête se révèle. Ma cuisse est difforme, striée de points de sutures, de crevasses et de bosses. On dirait un tas de chair tout rond, le genre de truc qui n'a rien à faire là.

Eden ne dit et se contente d'observer les soins que me fait l'infirmier, si un jour elle peut en avoir besoin. Je me détourne, incapable de regarder plus longtemps cette vue. L'homme tripote mes plaies jusqu'à ce que je sente de nouveau la pression du bandage élastique autour de moi. Je peux enfin souffler.

— On ne remet pas le manchon pour ce soir, d'accord ? On y va progressivement et tu tiens de plus en plus longtemps avec donc c'est cool.

— Et, à quoi ça sert ? demande Eden avec intérêt.

— En gros c'est comme ça, il montre avec le truc en silicone, et ça permet de faire le moignon. Un peu comme un moule si vous voulez. Seulement on le lui fait porter progressivement pour ne pas qu'elle ait mal. Mais étonnement elle le supporte très bien ! Beaucoup le supportent peu au début donc c'est plus délicat, mais Violet ne dit jamais rien jusqu'à ce qu'on le lui enlève. C'est génial pour elle.

Eden continue de poser quelques questions auxquelles j'ai déjà les réponses alors j'arrête d'écouter. L'infirmier a l'air très fier de moi alors que ce manchon à la con me fait souffrir le martyr en plus des douleurs fantômes. Je ne dis jamais rien parce que je me dis que plus je le porte, plus ça ira et tout reviendra à la normale. Mais il ne se passe pas une minute sans que j'aie envie de l'arracher.

— Merci en tout cas, termine Eden alors qu'il passe la porte dans un dernier salut. Il est sympa cet infirmier. Merci Violet.

— Pour ?

— M'avoir montré ça. C'est une grande preuve de courage et de confiance, ça me touche.

— Fallait bien que tu voies cette horreur.

— Ce n'est pas une horreur, ma belle. C'est toi. Et tout ce qui vient de toi est merveilleux.

Je grimace en riant nerveusement face à ses conneries, et Eden éclate de rire en se levant.

— Bon, stop les bêtises il est déjà tard. Je vais te laisser te reposer.

Elle pose ses lèvres sur mon front avant de se diriger vers la porte.

— Merci encore Violet, bonne nuit à toi.

— Merci Eden. Pense à dormir aussi.

Elle me lance un dernier clin d'œil avant de disparaître à l'angle de la chambre.

Non Eden, c'est bien une horreur...

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