Chapitre 2
20 ans et toutes nos dents
Violet
Quand je passe le pas de la porte, une clochette tinte d'une douce mélodie qui alerte les gérants de ma venue. Je reconnais directement ma tante derrière le comptoir, tapant comme une folle sur la pauvre machine à café qui fait des siennes et en faisait avant même ma naissance. Elle sent une présence et se retourne vivement avec un grand sourire aux lèvres.
— Bienvenue au... Oh, Violet ! Comment tu vas ? me demande Eden en essayant ses mains salies sur un vieux torchon orange.
— Coucou Eden, maman voulait que je sorte un peu comme j'ai passé trois jours à ruminer. Alors, me voilà un peu à contre-cœur mais heureuse de te revoir. Ce n'est pas comme si on venait de passer je ne sais combien de mois ensemble...
Ma tante acquiesce d'un mouvement de tête et cherche des yeux quelque chose, ou plutôt quelqu'un. Plus loin, je remarque une jeune fille à la queue de cheval super longue qui ne doit pas être plus vieille que moi qui prend la commande d'un jeune couple de vacanciers.
— Tu devrais aller t'installer à une table, avant que je ne sois vexée que tu en aies marre de ta vieille tante, ma belle. Je finis de réparer Bethany et je suis toute à toi. Si tu le veux évidemment.
— Tu n'es pas vieille, juste passée de mode.
— Passée de mode ?! Cette chemise est totalement à la mode, regarde ces petites fleurs, on se croirait à Hawaï, en plus avec ma ceinture ça fait une très belle robe...
— Pas combinée avec ses collants rayés, Eden.
— Critique si tu le veux, mais le sang de Christina Cordula coule dans mes veines, jalouse !
Elle se retourne vers la machine en retenant son sourire qui trahit son amusement, et tripote quelques câbles et boutons en râlant pour reprendre son sérieuse.
— Si seulement Gareth était là... souffle-t-elle très bas, juste assez fort pour que je l'entende.
Le cœur serré, je pars m'installer à une table près de la fenêtre donnant sur la rue, dans un coin où personne ne me dérangera. Près de moi, la bibliothèque regorge de livres dans toutes les langues possibles et inimaginable maintenant, une fierté pour Eden.
Depuis des années que je côtoie ma tante très souvent, je peux compter sur les doigts d'une main les rares fois où elle parle de mon oncle Gareth et d'Anita, son ancienne patronne. Si je n'ai pas connu Gareth et qu'on ne m'a pas expliqué toute l'histoire, je sais juste qu'elle a eu un accident de moto avec lui. Cette tragédie a pris la vie de son copain et celle du père de Roméo qui les a percutés en voiture. Personne n'en parle à la maison. Et je n'ai jamais cherché à savoir. Mais je sais qu'un poids pèse sur tout le monde, le poids des non-dits et des secrets. Parce qu'honnêtement, sacrée coïncidence que les deux frères se retrouvent au même endroit au même moment.
Parfois, il y a certaines choses qu'il vaut mieux oublier, pour le bien de tous. C'est Harper qui me l'a dit un jour où je posais trop de questions.
J'observe un instant autour de moi, regardant les changements qu'elle pu faire depuis que je suis partie. En fait, je n'allais pas très souvent dans son café tant les répétitions de danse finissaient tard et tant je commençais tôt l'école. La seule fois où je suis réellement venue, c'était il y a peut-être cinq ans maintenant. Mes parents travaillaient au restaurant qu'ils ont ouvert après ma naissance et ne pouvaient pas venir me chercher pour m'amener à l'hôpital ; le petit Julien m'avait forcé à jouer au football avec eux. Résultat : entorse au poignet. Alors Eden est venue, on est allées voir le médecin qui m'a posé une attèle. J'ai eu un peu peur pour la danse mais on m'a rassuré. Et juste après, Eden m'a amené ici le temps que mes parents viennent. Elle m'a servie un chocolat chaud et j'ai lu une BD qui était dans la bibliothèque.
Je ne sais même pas pourquoi je n'ai pas passé plus de temps dans cet endroit. Peut-être parce qu'à cette époque, papa et maman n'habitaient pas encore tout près de la ville et que ça faisait trop loin. Je ne sais pas.
En tout cas, le café est presque comme dans mes souvenirs. Il y a beaucoup de verdure et de bois, la bibliothèque a été changée pour être plus grosse et quelques machines aussi. Ladite « Bethany » semble avoir des siècles tout comme un ou deux objets qu'Eden s'entête à garder à tout prix. Je sais que son amie Anita lui manque beaucoup, garder de petites choses comme à doit lui donner l'impression qu'elle tient toujours le café avec elle.
Ma tête tourne naturellement et je trouve à ma droite un petit panneau en liège accroché au mur. Dessus, des dizaines de photos et de messages sont affichés avec des punaises multicolores. Je reconnais l'ancienne patronne d'Eden, qui est décédée il y a deux ans, avec Greyson qui tire la langue. Je souris en les voyant comme ça, un peu étonnée de voir l'ami de notre famille d'habitude si sérieux de cette façon. J'observe rapidement les autres, ne reconnaissant pas forcément les personnes jusqu'à qu'une image verte attire mon œil. En effet, au milieu de ce champs de feuilles bizarres se trouve Eden, beaucoup plus jeune avec ses longs cheveux attachés en chignon comme elle le fait souvent et un petit sourire aux lèvres. Elle se prend en selfie au milieu de cette plantation et je ne comprends pas trop la signification. Cependant, le gros sac que je distingue à ses côtés me permet d'affirmer qu'elle l'a pris pendant son tour du monde.
Il faudra que je pense à l'interroger là-dessus.
— Excusez-moi ? me demande la voix d'une femme à ma gauche.
Je me retourne en sursautant légèrement jusqu'à voir que c'est la jeune employée d'Eden qui me parle d'une voix très douce presque niaise.
— Non, pardon c'est moi, répliqué-je en essayant de lui sourire, en vain.
— Eden m'a demandé de prendre votre commande comme Bethany fait la gueule aujourd'hui. Elle doit nous reprocher le client qui a commandé un Irish coffee ce matin... bref ! Eden vous rejoindra après apparemment.
La fille est vraiment adorable et parait extrêmement gentille. Elle a de longs cheveux noirs ramenés en une haute queue de cheval et un maquillage très simple mais coloré me rappelant un peu les goûts vestimentaires de ma tante. En plus, elle n'a pas d'accent mais sa peau bronzée et ses yeux noirs me font penser à une Indienne, une très belle indienne.
— Je prendrais juste un chocolat chaud, merci.
Elle acquiesce et ne prend pas la peine d'écrire dans son calepin ma commande puis se dirige au comptoir pour le faire. Je la vois même chopper plusieurs marshmallows pour les mettre à fondre dans ma boisson. Un puit calorique sans fond mais bon, je ne vais pas cracher sur du réconfort en ce moment.
Au même moment, Eden apparaît de nulle part en s'asseyant face à moi, le torchon toujours dans les mains. Je remarque qu'elle a un tablier jaune comparé à celui de son employé qui est bleu. Drôle d'idée, surtout avec toutes les couleurs que comporte sa tenue...
— Désolée, elle s'excuse en soufflant, Bethany me casse les roubignoles en ce moment c'est épuisant.
— Pourquoi tu ne la changes pas ?
Sa mine devient plus sombre et je regrette presque d'avoir dit ça. En général, je réfléchis avant de parler mais là...
— C'était le bébé d'Anita, j'ai trop de souvenirs avec cette machine alors je l'emmènerai dans ma tombe. Je ferai comme les vieux mecs qui veulent partir avec leurs strings ou leurs vestes de moto. Nan, encore mieux, nus !
— Eh bien tu as le temps alors, ce n'est pas pour tout de suite. Mais je t'avoue que la comparaison n'était pas la meilleure venant de toi.
— Je ne juge pas, chacun fait ce qu'il veut. Il me faudra juste un très gros cercueil rose. Et vous n'oublierez pas mes coussins aussi, si je dois dormir longtemps autant avoir du confort. Oh, et mes doudous, je ne me vois pas partir sans Rocky...
L'employée dépose mon chocolat devant moi et je la remercie doucement.
— Et ne dis pas que j'ai le temps, tu ne sais pas de quoi l'avenir est fait, poursuit Eden. Même si à ton âge, je pensais la même chose, on m'a vite rappelée à l'ordre là-haut. Ça te tombe sur la tête sans que tu ne t'y attendes, et ça fait aussi mal que de se prendre le petit doigt de pied dans la table basse.
Merde, pourquoi je dis autant de boulettes en si peu de temps ! Elle est devenue toute sérieuse d'un coup mais avec le nombre incalculable de conneries qu'elle dit à la minute, c'est dur de la suivre.
— Dans tous les cas, j'essaye de me rattraper en sirotant ma tasse, je partirais avant toi donc sois sereine.
Eden me donne un coup dans l'épaule et je manque de m'étouffer en avalant de travers. J'avoue que je crois avoir cassé l'ambiance — même si je pense totalement ce que j'affirme.
— Je te défends de dire ça, Violet ! On a rendez-vous demain chez le médecin pour avoir un avis et des conseils. Ne commence pas à être défaitiste, tu ne vas pas mourir. Et encore moins avant moi, nan mais oh ! La vie m'a donné une deuxième chance alors ça sera la même chose pour toi ! Ils n'ont pas fini de m'entendre gueuler là-haut le jour où je monterai sinon.
Je ne lui réponds pas, préférant me concentrer sur ma boisson et les nuages blancs que les sucreries ont créé.
Depuis que je suis rentrée de Paris, je ne sais pas pourquoi internet est devenu à la fois mon meilleur ami et mon pire ennemi. Mon meilleur ennemi. Tapez sarcome d'Ewing et vous serrez surpris de ce que vous pourrez lire. Internet permet certes de mieux comprendre nos maladies et ce qu'elles impliquent, mais c'est un vrai nid à anxiété, encore plus quand on est atteint de quelque chose de grave.
Comme je l'ai déjà expliqué, c'est un cancer. Et un méchant cancer. Un cancer qui se répand dans l'organisme — ma jambe en l'occurrence —, et qui peut devenir métastatique si vous n'avez pas de chance. Mais qu'est-ce que ça veut dire, Violet ? Ça veut dire que le cancer se propage, il ne reste pas à l'endroit où vous l'avez découvert. Vous avez plus de chances de mourir.
— Tu as peur, dit finalement Eden. Tu as peur et c'est normal, mais tant qu'on n'a pas plus d'informations, on ne peut rien savoir.
Je déglutis péniblement et repousse la tasse qui me donne soudainement mal à l'estomac. J'aimerais faire comme si tout allait bien, comme si je n'avais pas fait ces fichus examens qui n'ont fait que rendre ma vie plus douloureuse. Mais Eden revient à l'assaut, parce qu'elle n'est pas du genre à lâcher. Jamais.
— Tu dois en parler à tes parents, Violet. Je veux bien venir à tes rendez-vous, t'aider au mieux que je le peux, mais ils ont le droit de savoir. Ta mère a déjà perdu un mari, un con certes, mais quand même. J'ai perdu l'homme que j'aimais et Anita que je considérais comme un membre de ma famille. J'ai failli perdre Harper, une de mes meilleures amies. La mort ça frappe comme ça, sans prévenir. Je ne veux pas que tu souffres de la situation, ni de me sentir coupable de n'avoir rien dit si jamais ça devient plus grave. Je ne te le souhaite pas, qu'on s'entende. Mais si jamais ça devient plus compliqué, pense au monde autour de toi. Ils méritent de savoir.
Une larme se met à couler sur sa joue.
— Soit on a du bol et ça ne nous tombe pas dessus. Soit t'es comme moi, et ça arrive sans prévenir. Tu comptes pour moi Violet, alors si je dois te trahir en parlant à tes parents à ta place, je le ferai. C'est ce qu'une tante de faire, je pense.
Ce qu'elle me dit ravive la plaie sur mon cœur avec vivacité, si bien que j'ai envie de partir d'ici. J'ai envie de prendre l'air, j'ai envie de danser comme avant, de retourner rire avec Roméo et Zack. Je ne veux pas d'un cancer moi, je vais bien. Je veux pouvoir aller courir, me promener et faire tout un tas de trucs idiots qui me feront me sentir vivante.
— Si tu ne leur dis rien, continue Eden en se levant de son siège, je leur dirai. Je te donne une semaine, Violet. C'est injuste, je le sais. Mais tu ne peux pas garder tout ça pour toi, il faut que tu sois entourée peu importe le pronostic final. On t'aime, il faut que tu commences à ouvrir les yeux là-dessus. Tu es une adulte, mais une adulte qui a besoin d'aide. N'aies pas peur d'en demander.
J'ouvre la bouche pour répliquer mais rien ne sort. C'est incroyable comment les mots ont du mal à trouver la sortie en ce moment.
— Alors si tu veux te changer les idées pour ne pas rester seule ici, mais surtout pour reprendre un peu ta vie en main, le début de l'année scolaire commence la semaine prochaine. Miranda m'a dit que tu comptes prendre une année sabbatique, et elle a accepté sans même savoir que sa fille est malade. Ne reste pas chez toi à te morfondre pendant tout ce temps, vient travailler ici, au café avec moi et Layla.
C'est vrai que quand j'ai parlé à maman de cette année qui reprend, elle n'a jamais été contre le fait que je prenne du temps pour moi. Papa non plus d'ailleurs. En fait, ils marchent sur des œufs avec moi depuis que je suis rentrée. J'ai même vu qu'ils ont retiré les photos de danse classique de notre maison, de peur que je ne me brise en mille morceaux à cette vue.
Comme s'ils ne savaient pas que mon cœur est déjà brisé.
— D'accord, dis-je à ma tante, je veux bien. Merci... pour tout.
— C'est normal, Violet. Même si nous n'avons pas de lien du sang, tu fais partie de ma famille. Je veux que tu sois heureuse.
Eden s'éloigne, avant de faire demi-tour de quelques pas pour me dire une dernière chose.
— Je pense que c'est un signe, commence-t-elle avec un petit sourire. Que tu acceptes, en fait. Tu sais, il y a... oula... vingt ans peut-être ? Je ne sais plus vraiment, le temps passe si vite... Enfin bon, il y a tant d'années que ça, je venais d'arriver ici, dans cette ville. Aujourd'hui, jour pour jour, ça fait vingt ans que j'ai passé la porte de ce café. Et regarde, je suis toujours ici. Alors je suis heureuse que tu aies acceptée. Merci, Violet.
Elle se retourne et part au comptoir, sans que je n'aie pu dire un seul mot de plus. Il faut que je prenne l'air.
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