Chapitre 18

Souvenez-vous, en une seconde...

Violet

En quelques jours, j'ai l'impression d'être redevenue une adolescente amourachée qui ne vit qu'à travers ses messages et les histoires qu'elle s'imagine à la nuit tombée. Je me suis retrouvée à moins dormir pour mieux éplucher son compte Instagram, à ne pas trouver le sommeil tant les questions affluent dans mon cerveau et j'ai même réussi à sourire au médecin lors d'un de ces stupides rendez-vous.

Ce soir, normalement, je rencontre Charles. Enfin, je le rencontre de nouveau, après cinq mois.

La partie morale de mon cerveau m'a hurlé de ne pas lui répondre, de l'écarter de moi au maximum pour lui faire le moins de mal possible le jour où je mourrais. Une autre m'a chuchoté des dizaines d'horreurs sur le fait qu'il ne m'aimera jamais, surtout avec ma chimiothérapie qui commence demain. J'essaye de relativiser en me disant qu'à tous les coups, je ne serai pas si horrible que ça sans cheveux, mais ma confiance en moi me rappelle sans cesse qu'elle a des limites. Bien sûr que je vais être hideuse sans mes cheveux blonds que j'ai tant de mal à garder si beaux. Bien sûr qu'il fuira dès qu'il saura. Dès qu'il comprendra tout.

Et le pire, c'est que la seule chose qui me préoccupe est mon apparence alors que les enjeux sont bien plus importants.

Égocentrique.

Mais la dernière partie de mon cerveau, celle un peu anesthésiée par cet élan de nouveauté et cette envie de connaitre quelque chose de positif dans cette période douloureuse me crie de foncer. D'ailleurs, elle hurle plus fort que les autres. Elle me rappelle sans cesse que s'il s'intéresse à moi, assez pour avoir mis des mois à me retrouver, rien ne pourra le déranger. Après tout, tout le monde dit qu'on aime une âme et pas un corps, non ?

-    Dis donc, t'es dans la lune depuis le début de la semaine, constate Layla en nettoyant notre plan de travail. Et on est jeudi, donc je sais ce que je dis ma belle. Même Eden l'a constaté mais elle n'a rien osé te dire. Après tout, elle aussi à l'air totalement à fond sur un mec en ce moment.

Je souris doucement à mon amie tandis qu'elle rattache ses longs cheveux noirs en une jolie queue de cheval.

-    Oui, il s'appelle Jesse de ce que j'en sais. Elle m'en a parlé une fois et depuis... Avec tout ce qu'il se passe, je ne lui ai pas demandé de nouvelles.

-    Elle l'a rencontré comment ?

-    Je ne sais pas si tu sais mais Eden a fait un tour du monde après le décès de son copain, Gareth. Et apparemment, ils ont fait un bout de chemin Jesse et elle, en toute amitié évidemment. Ils ont repris contact et la voilà qui prend son envol.

-    Je suis heureuse pour elle, elle mérite tout le bonheur du monde même si elle s'en est privé pendant longtemps.

J'acquiesce avant de prendre le café que je préparais pour aller le servir à un client. Le café ferme dans quelques minutes, alors il faudra que je fonce me changer pour vite retrouver Charles qui a abandonné sa mère pour la soirée.

-    Tenez, dis-je à l'homme qui feuillette un roman sur une table haute.

Il me remercie avant de remettre le nez dedans, et je reconnais un livre en français qu'Eden m'a forcé à lire. Malheureusement, je crois que la moitié m'a échappée. Je me tourne pour retourner au comptoir et observe Layla qui discute avec un client plutôt jeune qui vient juste d'arriver. Mais quelque chose ne va pas. Layla a les joues toutes rouges et je jurerai qu'elle a les larmes aux yeux alors qu'elle tape sur la caisse enregistreuse d'une main tremblante.

Je me dépêche de la rejoindre pour comprendre ce qu'il se passe quand l'homme aux cheveux bruns très courts rouvre la bouche.

-    Sérieusement, je sais que vous avez des aussi gros doigts que votre corps, mais tapez plus vite s'il-vous-plaît ! Il y en a qui sont pressés.

J'ouvre la bouche pour m'en mêler mais le mutisme de mon amie me décourage d'intervenir. En général, elle est assez directe et franche, ne se laissant démonter que face à Noël, alors si elle ne réagit pas, c'est qu'elle sait ce qu'elle fait.

Pendant que l'homme paye, elle emballe ses gâteaux dans une jolie petite boite à fleurs contenant le logo du café puis les lui donne. L'homme prend sa commande avec un regard mauvais, puis se retourne pour sortir du magasin. Mais alors qu'il attend la porte vitrée qui donne sur la rue, il s'arrête net pour jeter un dernier regard à Layla.

-    Je ne comprends toujours pas pourquoi Noël sort avec une grosse vache comme toi, crache-t-il en la regardant de haut en bas. Il mérite mieux, prends un abonnement à la salle de sport où je n'en sais rien, mais fais quelque chose.

Un homme maigre d'une cinquantaine d'année se lève de sa table en silence pur rejoindre le connard de première, puis se poste devant lui avec une attitude plutôt menaçante. Je ne me souviens plus de son nom, mais je sais qu'il vient presque tous les jours prendre un thé avant de rejoindre sa femme qui est infirmière à l'hôpital il me semble. Un brave monsieur qui nous laisse toujours de généreux pourboire bien qu'il ne roule pas sur l'or. Eden lui offre toujours son thé plusieurs fois dans la semaine, comme si c'était un petit jeu entre eux deux.

-    Dégagez de cet endroit avant que je ne vous foute une droite, dit l'habitué d'un ton glacial. Fut un temps j'étais flic avant que mon foie ne me fasse des siennes et que je sois consigné chez moi, mais croyez-moi, j'en ai toujours dans le ventre alors dégagez !

L'homme sursaute avant de se faufiler à l'extérieur du café, ses gâteaux plaqués contre sa poitrine.

-    Merci, chuchote Layla au monsieur qui l'a aidé.

La pauvre, elle semble un peu chamboulée avec ce qu'il vient de se passer.

-    La prochaine fois, ma p'tite, comptoir ou pas, donne-lui un bon coup de pied là où je pense ! Je suis sûre qu'Eden ne dira rien. Il faut te défendre, tu es magnifique comme tu es et je ne supporterais pas qu'on t'insulte sur ton physique une fois de plus.

Layla ne dit rien, sûrement un peu gênée mais l'homme la rassure d'un clin d'œil avant de retourner à son thé. Tout le monde autour de nous reprend aussi ses occupations.

-    Ça va ? demandé-je à mon amie alors qu'elle pose ses deux mains sur le comptoir pour souffler un bon coup.

-    Ça va, c'était un ami de Noël, un idiot, évidemment. Ce n'est pas la première fois qu'il se comporte comme ça avec moi, enfin beaucoup des amis de mon mec se comportent comme ça avec moi mais là... c'est mon lieu de travail. Il savait qu'il était en position de force. Je déteste ça.

-    En tout cas, tout ce qu'il a dit était faux, je te le promets.

-    C'est facile à dire, lâche-t-elle dans un souffle las, tu es fine comme une brindille. Tu ne sais pas ce que c'est.

Ses paroles me frappent en plein visage comme si on venait de me mettre une gifle mais elle a peut-être raison. Après tout, je sais que mon physique est plus ou moins enviable, ou du moins, je n'ai pas à m'en plaindre du tout. Je ne connais pas trop ce que ça fait d'être mal dans son corps, de ne pas pouvoir se regarder dans un miroir. Je suis loin d'être narcissique, mais je me suis toujours dit que c'est ainsi, il faut de tout pour faire un monde. Et je me doute que Layla doit être profondément blessée de se faire attaquer sur quelque chose de si facile. Surtout de la part des amis de son mec.

Après tout, ton entourage est à ton image j'ai envie de dire... Noël est un con, ça ne m'étonne même pas que ses amis le soient aussi.

En tout cas, c'est la douche froide. Moi qui étais si heureuse il y a quelques minutes, cet échange choquant me laisse comme un goût amer dans la bouche. J'aurais dû réagir et prendre sa défense, c'est mon amie. Je ne suis plus à l'Opéra où c'était chacun pour soi et que chaque chose avait des conséquences sur notre carrière. Ici, dans ce café, c'est la vraie vie, la mienne maintenant.

J'aurais dû dire quelque chose.

-    Excuse-moi, Layla, j'arrive à dire avec regret. Je voulais prendre ta défense mais toi qui a ta langue tout le temps bien pendue, je... je pensais que tu ferais quelque chose ou que tu savais exactement ce que tu faisais. Je suis désolée.

-    Pourquoi tu t'excuses ? Tu n'as rien fait de mal. Tu as raison, je ne voulais rien faire. À quoi bon ? Dans tous les cas, il continuera la prochaine fois que je le croiserai. Bref, tu peux aller chercher la dernière commande gâteau de la journée, s'il-te-plaît ? Madame Brown ne va pas tarder à arriver.

J'acquiesce et m'éclipse dans la réserve pour chercher cette fameuse commande. Je regarde un peu partout sans rien voir comme je m'occupe rarement de cette partie du travail, mais repère la boite sur une étagère, au-dessus du frigo qui nous sert pour mettre nos repas du midi. Même si je suis plutôt grande avec mon mètre soixante-dix passé, la boite est si haute, si fragile que je la touche à peine du bout du doigt, même sur la pointe des pieds.

J'attrape une chaise à roulette qui trainait par là plutôt que d'être dans le bureau que déteste Eden puis le place en-dessous de l'étagère. Je pose un premier pied hésitant en me tenant au buste de la chaise, puis un deuxième. Les roues ne bougent pas ce qui est un bon point, mais la structure est assez hésitante, comme si c'était en toc. Doucement mais sûrement, je me redresse pour voir la boite à hauteur de mon nez, et l'attrape avec précaution pour ne pas abimer le gâteau qu'elle contient. Je ne sais pas si se sont mes jambes qui tremblent ou la chaise, mais en tout cas je ne respire plus.

Lentement, je m'accroupis dans l'objectif de redescendre de la chaise sans me fracasser la tête au sol, mais ça, c'était avant que Layla n'arrive dans la réserve en criant que madame Brown est là.

Je sursaute comme une idiote ce qui provoque un mouvement involontaire des roues vers l'avant. Je sens mon corps basculer en arrière, tente de me rattraper mais avec des roues sur une chaise, rien à faire. Je sens le gâteau voler, mon corps s'alourdir et la situation m'échapper. Je sens mon corps tomber avec violence sur le sol, ma tête taper contre le carrelage, puis une douleur fulgurante remonter dans ma jambe jusqu'à mon cerveau.

Et je hurle.

La douleur est intense, plus intense qu'il y a cinq mois, sur les routes pavées de Paris. Je vois des points noirs danser sous mes yeux mais surtout, je ressens tout. C'est comme si on me plantait des milliers de couteau dans le mollet. Non, des dizaines de milliers.

Un peu sonnée, j'entends la voix de Layla avec une autre plus grave et profonde. Nate.

J'ouvre la bouche pour parler mais on me défend de le faire. Je vois du sang. Pas énormément non plus, mais je sens du liquide poisseux sous ma tête et sur ma jambe. Je crois que quelqu'un appelle les secours, je n'entends plus grand-chose. J'ai l'impression que tout le monde hurle autour de moi mais très loin, tout me revient comme un écho lointain.

Ma bouche est pâteuse, la douleur est toujours là mais moins vive. Mon corps doit s'habituer je pense. Après tout, c'est peut-être mieux. Si je meurs ici, dans cette réserve, au moins je ne perdrais pas mes cheveux. Peut-être qu'on me trouvera plus belle dans mon cercueil comme ça. Je ne sais pas si je préfère qu'on dise que je suis morte d'un cancer ou d'une chaise en ramassant un gâteau.

En vrai, je m'en fous. L'important, c'est que je vais pouvoir me reposer. J'ai tellement sommeil...

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