Chapitre 15

Larmes de crocodile

Violet

Layla m'a rejointe à la plage comme l'autre jour, sauf que cette fois, tout était prévu. Après une semaine de travail bien éprouvante où j'ai alterné rendez-vous médicaux et service au café, elle pensait qu'une petite sortie entre fille était méritée. Avec Eden, nous avons décidé de lui parler de mon cancer et de tout ce qui en découle pour qu'il n'y ait aucune possibilité de gaffe dans notre lieu de travail. À contrario de mes parents, elle n'a pas pleuré, elle n'a pas été choquée au point d'en faire un malaise ou elle ne m'a pas parlé comme si j'allais mourir demain. Rien de tout ça. Elle s'est levée pour venir me prendre dans ses bras quelques secondes, pas plus, avant de me dire qu'elle était là pour moi si besoin. Je l'ai remercié, et elle m'a conduit plusieurs fois à l'hôpital. En quelques jours, notre relation est passée de joviale à vraiment forte, à mon grand étonnement.

Si je suis encore maladroite avec notre relation, elle m'aide vraiment à sortir de ma coquille en y allant par étapes, sans me bousculer.

Elle m'a même proposée de prendre un cours de danse avec moi, juste pour rigoler, mais je lui ai vite fait comprendre que c'était trop tôt pour moi. Elle a acquiescé d'un sourire avant d'aller servir des cupcakes et nous n'en avons plus reparlé.

Je la remercie pour ça.

Après s'être un peu baignée et avoir discuter pendant deux bonnes heures au soleil, elle m'a trainé chez elle pour me préparer. Madame a réussi à trouver la faille au bon moment pour m'emmener à une fête qui a lieu chez un ami de la fac. Pris dans un élan de courage, j'ai accepté avec quelques réticences mais elle m'a rassuré avec son enthousiasme permanent. Comment résister à ses jolis yeux et sa bouille ronde ?

- En plus, je crois que c'est la boite de ton frère qui s'occupe de l'évènement, elle me dit en passant une couche de colle sur sa paupière. Il a une boîte d'événementiel non ? Enfin bref, peut être que tu le croiseras là-bas, j'avais passé un bon moment en boite la dernière fois.

Mes lèvres se pincent doucement en imaginant la scène, moi et mon frère à une soirée, tout ce qu'il me manquait...

Depuis que papa et maman savent pour ma maladie, c'est branle-bas de combat à la maison. J'ai dû supplier Eden de me donner plus d'heures pour éviter cet endroit de l'enfer, mais elle a refusé quitte à me laisser squatter chez elle — j'ai refusé poliment. Si mon père tente de garder son calme en prenant uniquement des nouvelles de mes rendez-vous médicaux, ma mère épluche les sites internet pour comprendre ce qu'ils vont me faire. Il ne se passe pas un jour sans qu'elle essaye de me préparer à perdre mes cheveux.

Eden m'a rassurée en me disant que c'était normal d'avoir différentes phases dans la famille, le temps d'assimiler, d'accepter et tout ça... Mais j'avais envie de lui hurler que ça ne justifie pas ce comportement soudain.

Je sais que je vais perdre mes cheveux. Que c'est possible dans un futur plutôt lointain normalement que je perde ma jambe. Mais est-ce que c'est légitime de ne pas vouloir y penser ? Je pense que oui, je suis dans mon droit.

- Violet ? Ça va ? Me demande gentiment Layla avec une expression inquiète. Si tu ne te sens pas en forme, on ne va pas à la fête, hein. Il n'y a aucun soucis, Noël comprendra.

Noël... Mes poils s'hérissent à l'entente de ce nom. Je suis presque sûre que Layla n'a pas spécialement envie d'aller à cette fête non plus, mais que son petit ami, lui, en a très envie. Après tout, on était bien à discuter de tout et de rien à la plage.

- Ma chérie ? Crie la mère de Layla dans les escaliers. J'y vais, fais attention avec Noël ma puce. Bonne soirée, Violet !

- Merci madame Denton, je crie fort pour qu'elle m'entende. Bonne soirée à vous aussi.

- Bisous maman !

Layla vit encore chez sa mère ce qui lui permet de payer plus facilement ses études à la fac. Fille d'un couple divorcé, son père vit maintenant à New-York où il a sa boite de plomberie. Elle ne m'en parle pas souvent donc je pense qu'il y a quelques tensions dans sa famille. Au moins, je me sens moins seule avec mes parents qui deviennent barjo.

- Bon, moi je suis prête ! s'exclame-t-elle en mettant son dernier faux cil. Je crois que Noël ne va pas tarder à venir nous chercher. Tu es prête ?

J'acquiesce d'un hochement de tête en ignorant son regard mitigé quant à ma tenue. Elle a bien essayé de me prêter des vêtements de sa garde-robe même s'ils sont dix fois trop grands pour ma morphologie, mais j'ai refusé. Je ne compte pas rester trois plombes à la fête donc mon jogging noir suffit. En plus, elle ne peut rien dire car mon bandeau vert en guise de haut me donne un peu de couleur. Festif, je dirais même.

- Attends, me dit-elle en fouillant dans sa grosse trousse rose pleine de maquillage.

Elle attrape quelque chose et vient vers moi, m'ordonnant de fermer les yeux. Je soupire bruyamment mais me laisse faire en fermant les paupières pour qu'elle me gribouille sur le visage. En deux minutes, elle s'écarte et m'autorise à m'observer dans un miroir, fière d'elle. Au-dessus de mes cils, elle a tracé un fin trait de liner de couleur vert clair qui me laisse dubitative. Jamais de la vie je n'aurais porté ça avant, mais je dois reconnaitre que ça donne un petit truc en plus à mon regard.

- Pour tes yeux bruns, j'aurais préféré faire quelque chose de plus sombre, elle m'explique en attrapant une veste noire, mais je sais que tu ne te maquilles pas des masses. Un jour peut-être ?

- Hum, hum...

Elle sourit de toutes ses dents, sûrement heureuse que je n'ai pas dit un non haut et fort puis un klaxon qui résonne dans la rue nous sort de notre petite bulle. Inconsciemment, mon corps se tend en sachant pertinemment que son idiot de petit ami nous attend en bas.

Le sourire qui ornait le visage de Layla s'efface un peu, soudainement pressée de ne pas le faire attendre. Nous prenons toutes nos affaires, sortons sur le perron en faisant bien attention de fermer à porte et Noël nous attend bien devant la maison, tapant nerveusement son volant des doigts.

Je profite que Layla se débatte avec la porte pour observer les alentours du quartier résidentiel, le petit parc en face de chez elle et les enfants qui jouent dedans. Quelques personnes promènent leur chien en cette fin d'après midi, et d'autres courent pour libérer la pression accumulée dans la journée. Layla pose doucement sa main froide sur mon bras pour me faire comprendre d'aller dans la voiture, à contre-cœur.

Je ne prends pas le temps de saluer le roux quand je rentre dans l'habitacle car il est trop concentré à embrasser Layla puis à lui faire des reproches car il a attendu dix minutes.

En réalité, nous avons mis deux minutes tout au plus.

Idiot.

À peine fini les reproches à la pauvre Layla qui démarre en trombe, ignorant que nous sommes proches d'un parc qui regorge d'enfants inconscients du danger. J'attrape la petite poignée au niveau de ma tête, et respire un bon coup. Dans quelques minutes, je pourrais ignorer son foutu visage hypocrite et sa tenue de Chucky.

Qui met une salopette comme ça, sérieusement ?

***

« Allez, viens boire un verre avec nous. » « Je t'offre un remontant ma belle ? » « Rooh, qu'est-ce que t'es coincée sérieux. On peut aller en haut, y a des chambres et ça va être marrant ».

Une heure que nous sommes là. Seulement une heure et j'ai déjà envie de fuir. La fête était bien partie au début avec une Layla totalement hystérique et Noël qui nous a abandonné pour aller voir ses potes, mais très vite mon amie a disparu dans la marée humaine, et je ne l'ai pas retrouvée depuis. J'ai cherché à éviter au maximum les gros lourds qui envahissent la soirée mais malheureusement, ils sont bien plus perspicaces que ce que je pensais.

Je souffle en tournant le dos à l'énième mec qui m'aborde et décide d'aller dehors. J'arrive facilement à me frayer un chemin hors des corps en mouvements jusqu'à ce que l'air frais caresse ma peau transpirante.

Dehors, il y a principalement des gens qui fument en riant devant la maison, s'en foutant de se faire repérer. En même temps, vu le quartier où nous sommes, je ne suis pas sûre que les flics viennent faire chier pour une teuf. Je pense même que le propriétaire des lieux les a payés pour fermer les yeux s'il n'avait pas d'autorisation.

Dans cette zone de la ville, pas de petit quartier mignon comme chez Layla ou chez mes parents. Ici, c'est villa de luxe, piscine de la taille d'un appartement et vue sur la mer s'il n'y a pas directement un accès à la plage.

Tiens, intriguée, je contourne par la droite la maison en observant le monde à travers les baies vitrées puis rejoins l'arrière du jardin. Comme à l'avant, beaucoup de personnes fument mais personne ne fait attention à moi. J'avance dans l'herbe jusqu'à la falaise à la recherche d'un accès plage. Après tout, autant en profiter. Je longe le mur qui entoure la maison jusqu'à trouver une petite porte en bois qui pourrait bien mener à un sentier. Je la pousse, elle grince un peu mais s'ouvre facilement. Bingo ! Un escalier en vieilles pierres descend le long de la falaise, bien entretenu malgré la végétation dense.

J'envoie rapidement un message à mon amie pour la prévenir, mais aucune réponse ne me vient dans la minute. Tant pis.

Je jette un coup d'œil rapide autour de moi avant de descendre avec précaution les marches qui me séparent du sable fin. J'évite quelques ronces qui ont dû vite pousser puis me retrouve rapidement sur la plage. À contrario de la crique où nous avons l'habitude de traîner avec Layla, cet endroit est une grande plage de sable fin bercée par des vagues gigantesques, spot parfait pour les surfeurs si le courant n'est pas trop fort.

En regardant un peu mieux la falaise de plusieurs mètres, des dizaines de villa ont un accès direct ici et beaucoup ne se font pas prier. Même si on est en début septembre, il y a quelques groupes d'amis ou familles qui pique-nique en petit comité à une dizaine de mètre de moi.

La plage semble faire des kilomètres.

Je m'approche un peu de l'eau, retire mes baskets que je pose assez loin pour ne pas qu'elles soient mouillées puis je m'assoie dans le sable. Avec les vagues, l'eau froide vient doucement caresser mes pieds sans jamais venir mouiller mes fesses — heureusement. Je respire pleinement l'air marin qui me fait un bien fou en ce moment et profite des sensations sur mes pieds.

Au loin, on entend un peu la musique de la villa qui résonne, mais je pense que ce n'est pas la seule du quartier à faire la fête. J'imagine Layla dansant comme une folle, se faisant des amis de partout avec une aisance formidable. Depuis que je la connais — soit quelques jours —, je trouve hallucinant cette capacité qu'elle a à être aussi extravertie. Elle peut parler à n'importe qui, n'importe où, de n'importe quoi, alors que moi j'adressais à peine la parole à mes collègues de l'Opéra.

L'Opéra...

Un sanglot douloureux s'échappe de ma gorge alors que le souvenir du parquet sous mes pieds ressurgit dans mon esprit. Lentement, je regarde toutes les parties de mon corps pour essayer de me souvenir du doux tissu des costumes qui était sur ma peau. J'ai l'impression d'avoir l'odeur si particulière des salles de répétition dans les narines.

Les larmes dévalent mes joues mais je m'en fous. Pleurant en silence, je laisse tous les souvenirs m'envelopper jusqu'à ce qu'ils soient gravés dans ma rétine. Chacun des pas de ma dernière chorégraphie, mes nouveaux chaussons que je n'ai jamais utilisés ou encore mes cheveux que je n'ai pas mis en chignon depuis quelques temps. Ça fait sacrément mal. Mon cœur me fait sacrément mal. Comme ma jambe qui me rappelle chaque jour le cancer qui me ronge de l'intérieur.

Comment ils font les autres pour ne pas avoir peur de mourir ? Comment ils font pour supporter le comportement de leur entourage ? Tous les jours, j'ai l'impression d'être déjà enterrée six pieds sous terre en regardant les yeux bruns de ma mère. Tous les jours, je vois la pitié dans les yeux verts de mon père et la souffrance dans ceux de mon frère.

Chaque jour, je me lève en me demandant si aujourd'hui je vais mourir ou me casser quelque chose. Tout le temps, je guette mon téléphone dans l'attente d'un mail qui contiendrait une mauvaise nouvelle, et chaque jour mon cœur manque de lâcher quand je reçois une notification.

Comment ils font, sérieusement ? Comment avoir envie de se battre alors que la moindre chose me terrifie ? Et est-ce que j'en ai réellement envie ? Est-ce que je veux continuer tout ça alors que je ne pourrais plus danser ? Je ne fais que danser depuis aussi tôt que je me souvienne.

Et si je n'avais pas accepté ce rendez-vous avec cet homme dont je ne sais même pas le nom ? Est-ce que je serai morte depuis ? Est-ce que j'aurais su un jour que j'ai un cancer ?

Un gémissement m'échappe, résonnant dans la plage. Ma détresse me tord le ventre si bien que je laisse mes jambes glisser vers moi pour me recroqueviller sur moi-même.

Enfouie la tête dans mes genoux, je sens quelqu'un s'assoir à côté de moi sans un bruit. Incapable de dire quelque chose, je me tais en pleurant le plus silencieusement possible. Avec un peu de bol, la personne sera trop gênée et s'en ira. Ou alors c'est encore un gros lourd qui veut me mettre dans son lit. Dans ce cas là, il faut que je me prépare à crier.

- Ça va ? Demande l'homme à ma droite.

Quand je reconnais le timbre de la voix, mon corps se fige instantanément et les sanglots coincés dans ma gorge disparaissent. Je n'ose même pas relever la tête.

- Il faut que j'appelle Roméo ou Zack ? Je sais que tu ne veux pas forcément me voir mais...

- Qu'est-ce que tu fais là ? J'arrive à articuler en reniflant.

Nate se tait un instant, je sens son regard pesant sur moi. Une vague un peu plus puissante que les autres arrive à venir me lécher les pieds mais je ne bouge pas.

- J'en avais marre de leur musique techno, il m'explique en faisant du bruit avec un briquet, sûrement pour s'allumer une clope. Alors je suis venu là et j'ai vu une tête blonde sur la plage. Je n'ai pas fait exprès de te trouver, je te promets.

Je ne réponds pas, lui non plus. Le temps qu'il fume sa cigarette, aucun de nous ne prononce un mot. Quand il doit avoir fini, je sens du mouvement près de moi.

- Bon, je vais te laisser pleurer tranquillement si tu n'as pas besoin de moi.

- Non !

Sans m'en rendre compte, j'ai relevé la tête pour retenir Nate qui écrasait seulement sa clope pour l'éteindre. Devant nous, le soleil se couche déjà mais même les derniers rayons dorés qui percent le ciel n'arrivent pas à rendre ses yeux noirs plus clairs. Un jeu de lumière fait ressortir les tatouages de son cou qui montent jusqu'à sa mâchoire si bien que je me demande s'il est vraiment tatoué partout sauf sur son visage. Pour la première fois, j'observe réellement les dizaines de fleurs différentes qui parcourent sa peau, légèrement gris bleu avec le temps qui passe. Nate fronce ses sourcils foncés comme s'il attendait que je lui explique pourquoi il doit rester, mais je regrette de l'empêcher de partir.

Après tout, il se comporte comme un idiot depuis que je suis rentrée, mais quelque chose me bloque.

- Je crois... dis-je tout bas en regardant mes pieds, gênée. En fait, je ne veux pas rester toute seule.

J'essuie la dernière larme qui coule le long de ma joue.

- Je sais que nous deux, c'est compliqué, il lâche dans un soupir. Mais tu sais que si tu as besoin de parler, tu restes la sœur de mon meilleur ami, Violet. Je vois bien qu'il se passe des choses dans votre famille, Roméo n'est plus le même depuis que tu es rentrée. Je suis désolé de m'être énervé contre toi l'autre jour.

J'ai du mal à accepter ses excuses, j'ai presque envie de lui rire au nez. Depuis que je suis partie à Paris, il se comporte comme un con en ne soutenant absolument pas mon projet et là il voudrait que je le pardonne ? Même avec toute la volonté du monde, je ne suis pas sûre de le pouvoir. Je ne suis pas l'égoïste de l'histoire.

- Enfin bref, je veux juste comprendre ce qui se trame. Ça me rend fou, tu reviens sans rien dire alors que tu vivais ta meilleure vie à Paris... Je veux juste comprendre, Violet. Moi aussi je reviens d'un autre endroit et je ne comprends rien.

Si seulement il savait... Ça m'étonne presque que mon frère ne lui en ait pas parlé. Après tout, ils sont inséparables depuis la mort du père de Roméo, il n'y a pas un secret qui échappe à l'un ou l'autre. Savoir que Roméo tait ma situation à Nate me touche un peu et en même temps, je comprends pourquoi celui-ci trouve son meilleur ami étrange.

- Ça ne te regarde pas, je décrète quand même avec assurance. Tout ce que tu dois savoir, c'est que je suis de retour définitivement et que je ne peux plus danser. Je n'accepte pas tes excuses parce que tu ne les penses pas, mais sache que Roméo a toutes les raisons de l'univers de se comporter bizarrement. Laisse-lui du temps, et dans quelques semaines, ça ira mieux.

Nate ne dit rien mais je sens son regard me scruter longuement. Je ne veux pas lui dire la vérité, car avec un peu de chance, la chimiothérapie marchera et tout rentrera dans l'ordre. Après ce qu'il a fait, je ne suis pas sûre de vouloir lui ouvrir à nouveau mon cœur.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top