Chapitre 1

On passe de route arc-en-ciel à circuit Toad

Violet

J'observe les innombrables nuages blancs défiler à l'infini à travers le hublot de l'avion qui me ramène tout droit chez moi. Un sac rangé au-dessus de mon siège et une valise en soute, et voilà toute ma vie qui revient à zéro, au point de départ de mes rêves et de mon existence.

Je soupire discrètement mais personne n'est dupe : je sens une main chaude prendre la mienne avec douceur, caressant en petits ronds rassurants du bout du pouce le dessus de celle-ci. Je relève la tête qui tenait dans ma paume pour voir le doux visage de ma tante, me souriant sincèrement avec toute la sympathie qu'elle peut me transmettre. J'essaye de toute mes forces de lui rendre cette chaleur, mais rien n'émane de moi. Je suis comme... éteinte.

Eden regarde une hôtesse de l'air passer près de nous, puis lui demande gentiment une barre chocolatée au beurre de cacahuète, ma préférée. Elle paye, puis me la tend. Je la saisis, reconnaissante des efforts qu'elle fait pour me remonter le moral mais un peu triste qu'elle doive me le remonter justement.

Depuis quatre mois que je suis coincée en France à faire de la rééducation et des tas de suivis médicaux, elle a été à mon chevet sans rien me demander en retour, supportant ma mauvaise fois permanente et mon humeur massacrante. Quand elle me laissait seule à l'hôpital, elle rendait visite à ses employés qui tiennent son café à Paris, le Anita's Café, mais aussi le nouveau qui vient d'ouvrir avec comme thématique les chats. Pleins de petits chats partout. Je soupçonne même cet établissement de mieux marcher que celui aux Etats-Unis, bien qu'elle s'obstine à travailler là-bas comme le faisait sa défunte patronne. En même temps, Eden a toujours eu la main sur le cœur et une attache particulière à ce lieu.

J'enlève l'emballage de ma barre et mord dedans avec appétit, savourant le goût du gras et des calories qui grouillent à l'intérieur comme de petits vers répugnants.

Contre : je vais prendre du poids.

Pour : j'ai besoin d'un remontant.

Eden me regarde manger en silence, pianotant de temps en temps sur son téléphone pour je ne sais quoi étant donné qu'il n'y a pas internet si haut dans le ciel.

Quand j'ai fini, elle abandonne son engin pour se concentrer pleinement sur moi et mon attention enfin autre part que dans les nuages.

— Tu es sûre de toi ? me redemande-t-elle pour la centième fois depuis que j'ai pris la décision de rentrer.

— Qu'est-ce qu'il me reste à Paris ? Rien. Autant rentrer et reprendre une vie normale.

Je la vois mordiller le bord de sa lèvre avec nervosité avant de reprendre.

— Je sais que ça doit être dur pour toi, Violet. Je...comprends. Tu avais une vie normale, qui sortait du lot mais ordinaire quand même. Revenir chez nous ne signifie pas que tu as échoué, bien au contraire... Mais tu sais bien qu'il faut qu'on prenne vite un nouveau rendez-vous chez le médecin pour la suite des examens, le suivi de ta jambe, et... le reste.

Ma mâchoire se contracte douloureusement et je me mords l'intérieur des joues pour garder mon calme. Ma poitrine commence à me faire un mal de chien mais je ne dois pas pleurer. Même si je ne suis plus à l'Opéra, la vie est la même. Je ne dois pas montrer mes émotions.
Comme on dit, ce n'est pas parce que tout va mal que la Terre cesse de tourner. La vie continue.

— Je ferai le nécessaire, répondis-je simplement.

— Violet, gronde-t-elle comme si j'avais quatre ans — âge auquel je l'ai officiellement rencontrée —, je te connais un minimum, et je sais très bien que tu ne vas rien faire du tout. On parle de quelque chose de grave là ! Tu seras obligée d'en parler à Michael et Miranda.

Cette fois, c'est ma gorge qui devient douloureuse quand j'entends le prénom de mes parents. Je ne peux pas leur dire, je n'en aurais jamais le courage. Surtout après tout ce que je leur ai fait subir pour vivre mon rêve. Je suis sûre de lire une profonde déception dans leur visage quand je vais atterrir.

— Oh, excuse-moi ma belle... Viens là.

Eden me prend comme elle peut dans ses bras malgré les sièges qui limitent nos mouvements, et je me laisse aller sur sa poitrine. Je sens une main frotter mon dos pour me réconforter, et une larme coule doucement sur le t-shirt rose de ma tante.

Je ne veux pas pleurer !

Eden me serre plus fort, si bien que je sens les battements de son cœur brisé depuis des années, qui semble pleurer et crier sa peine. En fait, je pense juste qu'elle pleure aussi avec moi.

— Je ne peux pas dire ça à maman... je trouve le courage de déclarer d'une voix qui se brise.

Eden met quelques instants avant de me répondre, reniflant un petit peu pour parler correctement.

— Je sais, Violet. Mais on trouvera une solution. Tu n'es pas seule, on est tous avec toi. Maintenant qu'on est fixé, grâce à cette fichue jambe...

— Ce fichu corps, tu veux dire, je la coupe en riant.

— Oui, tu as raison. Ton corps est magnifique mais mon Dieu, il est aussi pourri que le crâne d'un Rôdeur !

— Un Rôdeur ?

Eden s'écarte vivement de moi, m'obligeant à me redresser et m'écarter de sa poitrine. Elle m'observe, les yeux légèrement plissés qui révèlent des pattes d'oies en leur coin, puis soupire bruyamment comme une petite fille pas contente.

— Je t'avais dit de regarder The Walking Dead ! me réprimande-t-elle comme si c'était la pire bêtise de mon existence.

— Mais tu crois que j'ai le temps ! J'étais à l'Opéra de Paris, je te signale.

J'étais. Ce mot au passé me brise encore plus le cœur, surtout quand je le prononce à voix haute.

— Mmh, elle continue d'une mine boudeuse. En tout cas, ta jambe cassée nous a aidé. Enfin, c'est un mal pour un bien. Maintenant, on pourra te soigner et tu auras tout le temps nécessaire pour regarder ma série.

Une grimace m'échappe, mais elle n'échappe aux yeux verts de ma tante qui me lancent un regard noir. Elle sait très bien que je n'y crois pas une seule seconde, en cet espoir de guérison. Car quand on vous apprend un cancer, vous voyez déjà la mort s'abattre sur vous comme une connasse avec sa faux en fer brillant.

Car oui, en quatre mois, ma vie a littéralement changé. Je suis passée de petit à rat de l'Opéra à gros rat de laboratoire.

Après cet incident de jambe cassée pour avoir bêtement voulu sauver la vie quelqu'un avec qui je n'ai plus de contact — je ne sais toujours pas son prénom —, on a poussé les recherches médicales un peu plus loin, espérant que je puisse reprendre ma place de danseuse. Malheureusement, je savais déjà que ma future carrière était derrière moi, même après n'importe quelle rééducation ou potion miracle de Bonnie Bennet. Par contre, la suite, je ne l'attendais pas.

On m'a diagnostiqué un cancer des os, plus spécifiquement appelé sarcome d'Ewing. Ne vous méprenez pas, ce cancer ronge la cavité de votre os comme un putain de termite sans s'arrêter. Et le pire, c'est que cette merde évolue rapidement. Il faut juste que je continue les rendez-vous, pour vérifier sur mon cancer est métastatique ou non. Dans le pire des cas, je meurs. Dans le meilleur, je meurs psychologiquement de ne plus pouvoir danser, de peur de casser mes os et ma confiance en moi.

Je me souviendrais toujours de la tête du médecin quand il a dû m'annoncer ça en compagnie d'Eden. Je me souviendrais toujours des larmes silencieuses de ma tante et du bruit de mon cœur qui se brise. Je me souviendrais toujours de la pluie qui tapait sur le toit de l'hôpital, de la grisaille de la capitale et des bips sonores du lieu.

J'en fais des cauchemars, depuis.

La danse m'a sauvée, pour finalement m'apprendre que je vais mourir.

Car oui, je vais mourir.

***

— Qui vient nous chercher ? demandé-je à Eden tandis que nous sortons de l'aéroport de San Francisco, bagages en main.

— Ça sera une surprise, ma belle. En attendant, donne-moi cette valise et repose un peu ta jambe ! Non mais dis donc.

Je donne ma valise rose à ma tante sans chercher à la contredire, sachant que quand elle veut quelque chose, elle l'obtient.

Nous passons les portiques de sortie, puis nous dirigeons vers l'extérieur un peu mal indiqué, qui me fait me perdre dans l'aéroport à chaque fois. Mais comme si elle le connaissait par cœur, Eden m'entraîne aux bons endroits sans même se tromper, trop habituée à voyager depuis qu'elle est jeune. L'un des grands bénéfices que son tour du monde a pu lui prodiguer.

Je souris en voyant qu'elle a ramené ses cheveux bruns aux quelques mèches grises en un vieux chignon bancal, allant parfaitement avec son t-shirt rose et son jogging noir aux motifs de licornes. Jamais je ne porterais ça, mais ma tante a toujours de drôles de goûts vestimentaires.

Nous passons les dernières portes qui nous mènent à l'extérieur, la chaleur du pays et le bruit des voitures qui me rappelle un peu un été à Paris. Eden m'entraîne je ne sais où, sans attendre que je profite d'être enfin de retour chez moi, puis je comprends que nous allons vers un parking.

Après plus de dix heures de vol, elle a encore une tonne d'énergie. Hallucinant.

Et c'est en tournant dans un angle que je les vois. Enfin non, je vois la grande banderole verte que tient mon père et Roméo, mon demi-frère, ainsi que ma mère sautant sur place en nous voyant. Je souris et suis surprise de voir que de loin, ils semblent immenses comparé à ma petite maman qui est pourtant bien plus grande qu'Eden.

Je me précipite vers eux, mais ma jambe me rappelle vite à l'ordre alors je trottine, boitant un peu pour éviter de trop solliciter ma blessure. Maman fait pareil, mais court vers moi jusqu'à ce que je sente la force de ses bras autour de mon cou. Je la serre de toutes mes forces aussi, retenant mes larmes tandis que je sens les siennes couler sur mon débardeur noir.

Papa et Roméo nous rejoignent, abandonnant par terre la banderole que je n'ai même pas pris le temps de lire, puis viennent poser leur bras autour de nous. Nous restons quelques minutes comme ça, maman pleurant, papa reniflant, moi et Roméo ne faisant pas un bruit pour profiter du moment.

Chacun s'écarte doucement, puis papa vient serrer maman pour calmer un petit peu les soubresauts de sa poitrine, son corps maigre contre son buste puissant. À cette vue, mon cœur devient douloureux. Parce que je sais que je vais leur briser le cœur. Parce qu'ils n'ont pas l'air déçus de moi.

Eden nous rejoint, et salue la famille qui la remercie mille fois d'être restée tout ce temps avec moi en France. En même temps, ils travaillent tous les deux et ne peuvent pas prendre autant de mois de vacances pour si peu. Que ma tante, elle, a une boutique et est d'origine Française, autant de raisons qui ont poussés mes parents à accepter son aide. En plus, depuis qu'elle est revenue après la mort de Gareth, frère du père de Roméo, elle a appris à mieux nous connaître jusqu'à intégrer pleinement notre famille, même si nous n'avons aucun lien de sang.

Papa prend sa valise, et les trois adultes se dirigent vers la voiture, me laissant derrière avec mon demi-frère. Il passe doucement son bras sous ma taille pour m'aider à marcher, et je le remercie en silence de ce geste infime qui veut dire beaucoup. J'ouvre la bouche pour demander quelque chose, mais les mots meurent avant que je ne les prononce.

On a beau avoir dix ans d'écart et un père différent, Roméo devine exactement ce que j'allais dire en me répondant sans même que je n'ai posé la question.
C'est drôle comment on peut être fusionnel sans se ressembler du tout.

— Il ne voulait pas venir, me dit-il de sa voix grave. Il avait quelque chose de plus important.

— Il m'en veut toujours ?

— Il t'en voudra toute sa vie je pense.

Putain ça fait mal, mais j'encaisse. Après tout, je savais que Nate ne viendrait pas. Et moi aussi j'ai mes raisons pour lui en vouloir.

— Et Zack ? Je demande à mon frère en voyant un sourire éclatant se dessiner sur son visage en entendant le nom de son homme.

— Il travaillait, mais on mange tous ensemble ce soir et il sera de la partie.

— Trop bien !

Je suis réellement heureuse d'entendre ça. Il y a maintenant trois ans que Roméo et Zack se sont mariés, juste après mon admission à l'Opéra. Ils se sont rencontrés pendant leurs études et ça a été le coup de foudre instantané. Malgré son corps massif, sa peau ébène et ses yeux noirs qui lui donnent un air assez impressionnant, Zack Davis est l'homme le plus gentil que j'ai rencontré. Je n'ai même pas eu besoin de donner mon consentement à Roméo tellement c'était une évidence pour tout le monde. Quand c'est le bon, pas la peine d'attendre. Pour dire, même Nate, le meilleur ami de Roméo, n'a pas cherché à l'en empêcher. Et on sait à quel point c'est un rabat-joie.

Enfin, je pense. En vérité, ça fait trois ans que je ne l'ai pas vu. Hormis les rares photos que poste mon frère sur les réseaux sociaux, je n'ai aucun moyen de savoir ce qu'il advient de sa personne.

Et je devrais m'en foutre.

Parce que quand j'ai été sur le point de réaliser mon rêve, c'est le premier qui m'a tourné le dos.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top