Être né à la même époque que toi,

Fais de moi l'homme le plus chanceux de ce monde.

Cela faisait deux jours depuis notre séparation avec le vamphex et son corbeau. Nous avions convenu d'un rendez-vous à la gare de King's Cross au cas où nous devions fuir jusqu'à Édimbourg, la première et la plus évidente planque de Blake.

Une idée totalement débile puisqu'il serait évident qu'il s'y rende, pour échapper à la police. J'étais d'avis de rester au plus près de nos poursuivants, quitte à prendre une chambre dans l'hôtel en face du siège de la police surnaturelle.

Dans le cœur battant de la gare, je me tiens seule dans une alcôve discrète, à la recherche de l'homme que j'ai le plus chéri dans ma vie. L'architecture victorienne qui m'entoure est imprégnée d'une aura mélancolique. Les murs en pierre sont mouillés par la pluie fine et persistante de ce début d'automne, leurs détails sculptés ressortant sous les gouttelettes qui dégoulinent.

Les lanternes suspendues projettent une lumière douce, accentuant l'atmosphère feutrée alors que la pluie tambourine doucement sur les toits en verre. Tout autour de moi, c'est un tourbillon d'activité. Les voyageurs, emmitouflés dans leurs manteaux de mi-saison, se hâtent pour échapper aux intempéries et attraper leurs trains.

Je scrute chaque visage qui émerge de la brume, mais tout est flou et couvre la réalité d'un voile. Je dégage une de mes boucles noires s'étant emmêlées à ma boucle d'oreille dorée, lorsqu'une vision du passé me frappe en plein cœur.

Je revois Blake s'avancer lentement vers moi, dans sa tenue de docker, avec un bouquet de camomille sauvage. Ses cheveux sont en bataille, sa tenue couverte de crasse et, lorsqu'il s'arrête devant moi, il pue la sueur et la mer.

Il est parfait.

— Veuillez m'excuser, noble corneille, mais savez-vous qui pourrait me débarrasser de ces fleurs ? Elles se trouvaient par hasard sur mon chemin pour venir vous rencontrer, et je ne sais quoi en faire.

— Raven ?

Mais ce n'est plus cette version du passé que j'ai près de moi.

C'est un homme en costume sous son trench-coat vert forêt, un parapluie replié dans les mains et un parfum iodé mêlé à l'odeur de cigarette accroché à sa longue écharpe noire.

Je dois avouer que la maturité l'a rendu plus beau qu'à sa vingtaine, même si je regrette de ne plus voir ses iris sombre, désormais unique et caché derrière les verres opaques de ses lunettes de soleil.

— As-tu eu du mal à me trouver ? demandé-je alors que je sens son regard me déshabiller.

— Tes cheveux sont plus noirs, comme tes ongles, le contour de tes yeux et tes lèvres sont... d'un rouge cerise déconcertant. Ne devais-tu pas être discrète ?

Je fais un tour sur moi-même pour lui montrer ma tenue plutôt classique se composant également d'un trench-coat noir, d'un col roulé bordeaux rentrant dans ma jupe mi-longue, de collant tressé et de bottines.

— Tu es à l'exact opposé de la banalité actuellement.

— Me reproches-tu d'être trop belle ?

— Non, mais je reproche leurs regards bestiaux aux hommes passant près de toi.

Je fais un pas en avant pour rajuster son écharpe avant de me frotter le nez à cause de l'odeur de tabac, un petit geste qui lui fait froncer les sourcils en silence.

— Est-ce que l'on n'irait pas se raconter des banalités au Starbucks ?

— Il y a une myriade de cafés bien meilleurs et moins chers dans toute la gare.

— Mais j'ai envie de mon premier Pumpkin Spice Latte de la saison.

Il cède sans vraiment se battre et quelques minutes plus tard, nous nous retrouvons à une table avec ma boisson très décevante m'ayant renommé « Ravane » d'après mon gobelet, et son thé à l'hibiscus fumant.

Foutu effet de mode.

Telle une obsédée, je l'observe fixement boire sa tasse, le mouvement de sa pomme d'Adam et cet instant rare où il retire ses lunettes de soleil couverte de buée chaude, avant qu'il ne les pose sur la table.

Son œil aveugle me donne envie de tenter un sortilège de transplantation, comme celui m'ayant permis d'avoir de nouvelles cordes vocales, mais je suis certaine à 100% que c'est un acte qu'il ne pourrait pas me pardonner.

L'espace d'un instant, je me sens comme dans une bulle avec lui. Les sons autour de nous sont étouffés, les autres clients n'existent plus et il n'y a que sa présence qui me raccroche à l'instant présent.

— J'ai réussi à persuader les autorités surnaturelles que notre implication dans l'affaire de l'hôtel était non fondée. Ils restent sceptiques, mais ils m'ont accordé quelques semaines pour démasquer le véritable coupable.

— Alors, l'affaire est sur le point d'être résolue. Et Mia, comment a-t-elle réagi ?

— Je ne l'ai pas trahie, si c'est ce que tu insinues, répliqua-t-il, un sourcil arqué. Me prends-tu vraiment pour quelqu'un de cruel ?

— Tu as bien dénoncé la fille que tu voulais épouser il y a quatre siècles.

— Peut-être que cet épisode m'a appris quelque chose, ne penses-tu pas ?

— Tout ce que je sais, c'est que tu n'as jamais montré la moindre clémence à mon égard.

— Parce que tu n'en as avec personne.

La conversation n'est pas comme je l'avais imaginé. Entre nous, c'est toujours une tension désagréable qui s'intensifie à chaque mot de l'autre et avec ses soupirs las.

Même entourée de barrière mentale, à chaque fois qu'il détourne son regard de moi, je les sens se fissurer. Mais elles doivent tenir.

Blake boit une nouvelle gorgée avant de se gratter le cou tout en laissant entrevoir ses canines plus pointues que dans mes souvenirs.

Une vision fugace de sa bouche contre moi et de la chaleur se diffusant dans tout mon corps lorsqu'il suçait mon sang me provoque une décharge électrique que j'interromps en faisant craquer mes doigts.

— Ginger, enfin son ancien sexfriend, a trouvé d'où pourrait venir la fuite. Ils sont passés par plusieurs sociétés-écrans, mais la vraie adresse IP de la personne ayant permis le développement de cette application est à Londres. Je crois que tout part d'ici, car ils ont fouillé et l'appli n'est disponible qu'au Royaume-Uni pour l'instant, et depuis peu.

— Ce qui explique pourquoi la police surnaturelle n'a pas fait de lien avec les récents accidents dans tout le pays. J'ai cherché dans la presse numérique et les faits divers. Regarde.

Il me tend son portable et je fais défiler une sélection de titres dont chacun d'eux m'évoque des sortilèges présents dans mon ancien grimoire, et qui ont dû salement dérailler.

— Quelqu'un, ou une organisation, essaie de provoquer quelque chose avec tout ça.

— Ce n'est pas un hasard si l'appli s'est retrouvée sur le téléphone de ta fiancée. D'après le hackeur, elle fonctionne par parrainage et si l'on regarde les articles...

— Ce ne sont que des personnalités. Surtout des influenceurs. On est sur quelque chose de plus gros qu'un « simple meurtre ».

Malgré tous les sentiments contradictoires qu'il me provoque, j'adore regarder Blake réfléchir intensément. Il semble à la fois perdu, mais solidement accroché à un fil se transformant petit à petit en corde qu'il remonte progressivement pour ne pas tomber d'une falaise.

Déjà à l'époque, j'étais fascinée par ses silences pensifs.

Ce n'était pas qu'un « idiot et pervers de docker », comme me l'avait répété moult fois ma grand-mère en me surprenant à lui écrire des lettres.

Dommage qu'il ne partage pas plus ses réflexions. Ça fait partie de ses défauts qui me frustrent énormément.

— J'ai deux options, dit-il enfin en croisant les doigts devant sa tasse quasiment vide. Soit nous faisons part de tout cela à la police surnaturelle qui se charge de l'enquête, soit on s'en occupe.

— « On » ?

— Des gens se sont servis de tes sortilèges pour les exploiter et les vendre à des innocents croyant naïvement que la sorcellerie est sans conséquence. Ça te plait ?

— Ça me débecte, surtout pour le bénéfice que je perds. D'accord, je te suis.

— Ce sera purement professionnel.

Pourquoi a-t-il besoin de le préciser ? C'était plutôt clair vu son attitude froide et distante avec moi.

☕Nouveau chapitre JEUDI 9H☕

Raven qui (ne) parle (pas vraiment) de café 👀:

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