Demi-Mondaine

Bonjour ! 👋
On se retrouve pour un OS un peu spécial !

Merci de lire la note avant de commencer, elle est ultra-longue mais c'est presque indispensable.

Cet Os est une «adaptation » de la nouvelle « Gigi » de Colette publiée en 1944.

C'est à dire que j'ai seulement fait œuvre de réécriture, 90% du texte est d'origine et évidemment ne m'appartient pas. J'ai seulement modifié les noms, simplifié certaines tournures de phrases ou mots compliqués, avec quelques modifications simples pour coller à ma version.
J'ai également pas mal raccourci le texte, néanmoins il reste plus de 10 k ^^

Cela ne va pas plaire à tout le monde. Évidemment c'est très différent de mes histoires.

Mais je n'ai aucun mérite sur cette magnifique écriture.

J'ai pensé ajouter des scènes pour moderniser ou étoffer mais j'ai rapidement renoncé : déjà parce que mon écriture aurait forcément clashé face au style impeccable de Colette et parce que cette histoire m'a beaucoup marquée quand j'étais plus jeune et que je voulais vous la transmettre le plus fidèlement possible, avec du Larry ( je discute du pourquoi en note de bas de page ) et une version simplifiée qui permettra peut-être à certaines de découvrir ce texte alors que tout le monde ne lit pas les « classiques »

A savoir :

- L'histoire prend place à la Belle Époque, vers 1900 à Paris.

- Point de contexte, car c'est peu expliqué dans le texte et que je ne sais pas quels sont vos connaissances sur cette période ( je ne suis pas une spécialiste non plus ^^) :

Dans ce texte Gigi/Harry appartient à une famille de demi-mondaines ou des
« cocottes » : c'est à dire des femmes qui se font entretenir par de riches parisiens ( mais à l'exception de sa Tante, elles ne sont pas très riches et connues en comparaison avec « Les Grandes Horizontales » comme Liane de Pougy ).

Ce ne sont pas des prostituées, mais elles sont dans une relation presque «contractuelle » avec celui qui les entretien, ce sont plus des sortes d'escortes d'élite et en même temps des stars de télé-réalité.

C'était vraiment considéré comme une sorte de carrière, d'abord parce que c'était rentable ( une jeune femme pouvait faire vivre toute sa famille grâce aux « cadeaux»), parce qu'il était difficile de s'élever socialement et que c'était toujours mieux vu que les métiers manuels ou artistiques ...

Bref ... La famille de Gigi compte sur elle pour trouver un riche compagnon mais jusqu'à ce qu'elle soit prise en charge elle reste une « enfant » socialement. Le statut social est plus important que l'âge ici.

- En parlant d'âge : dans l'histoire originelle Gigi a presque 16 ans et Gaston a 33 ans.
Aucun problème à l'époque ...
D'ailleurs elle l'appelle Tonton (affectueusement) normalement mais ça me fait un peu grincer des dents donc j'ai changé par Monsieur ...
Aucun smut dans cette histoire néanmoins j'ai volontairement supprimé toute mention explicite d'âge dans l'histoire ; imaginez ce que vous voulez .
Si cela dérange certains je le comprend ;
Ne lisez pas

- Dernier point : Évidemment dans l'histoire Gigi est une jeune fille. Donc pour que cela fonctionne (l'homosexualité à l'époque ... no comment ..) et pour qu'Harry reste un garçon j'ai du introduire un chouilla de
a/ b/o . Ce qu'il faut comprendre c'est que dans l'histoire le genre primaire ( homme ou femme ) n'est pas aussi important que le genre secondaire (oméga) ; pour simplifier oméga = femme de l'époque.
( Harry est traité comme une « fille », s'habille comme « une fille », peut avoir des enfants)
Donc aucun problème avec le fait que Harry soit un garçon il est avant tout un oméga au yeux de la société. Mais pas de chaleurs, de rut, de lien .. non rien qu'un genre associé à la féminité.

Si vous êtes encore là après toutes ces explications .. Merci ! 👍

J'espère que vous aimerez et n'hésitez pas à poser des questions si certaines choses ne sont pas claires. Évidemment c'est très différent de mon « style » si on peut dire, mais depuis que j'ai relu cette histoire je suis obsédée. 😁

⚠️Si ce n'est pas déjà fait : Merci de lire la note avant de commencer, elle est ultra-longue mais c'est presque indispensable.

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[ Demi-Mondaine ]

- N'oublie pas que tu vas chez tante Alicia. Tu m'entends, Harold ? Viens que je te fasses tes boucles. Tu m'entends, Harold ?

- Je ne pourrais pas y aller sans boucles, grand-mère ?

- Je ne le pense pas, dit avec modération Mme Alvarez.

Elle posa, sur la flamme bleue d'une lampe à alcool, le vieux fer à papillotes dont les branches se terminaient par deux petits hémisphères de métal massif et prépara les papiers de soie.

- Grand-mère, si tu me faisais un cran d'ondulation sur le côté pour changer ?

- Il n'en est pas question. Des boucles à l'extrémité des cheveux, c'est le maximum d'excentricité pour un jeune oméga de ton âge. Mets-toi sur le banc.

Harold plia, pour s'asseoir sur le banc, ses jambes héronnières interminables. Sa jupe écossaise découvrit ses bas de coton jusqu'au-dessus de ses genoux, dont la rotule ovale, sans qu'il s'en doutât, était la perfection même. Peu de mollet, la voûte du pied haute, de tels avantages conduisaient Mme Alvarez à regretter que son petit-fils n'eût pas travaillé la danse.

Pour l'instant, elle n'y songeait pas. Elle pinçait à plat, entre les demi-boules du fer chaud, les mèches couleur chocolat, tournées en rond et emprisonnées dans le papier fin.

Sa patience, l'adresse de ses mains assemblaient en grosses boucles dansantes et élastiques l'épaisseur magnifique d'une chevelure soignée, qui ne dépassait guère les épaules de Harold.

L'odeur vaguement vanillée du papier fin, celle du fer chauffé engourdissaient le garçon immobile. Aussi bien, Harold savait que toute résistance serait vaine.
Il ne cherchait presque jamais à échapper à la modération familiale.

- Harold ! Je t'ai dit déjà que quand tu es assis sur un siège bas, tu dois rapprocher tes genoux l'un de l'autre, et les plier ensemble soit à droite, soit à gauche, pour éviter l'indécence.

- Mais, grand-mère, j'ai un pantalon et mon jupon de dessous.

- Le pantalon est une chose, la décence en est une autre, dit Mme Alvarez.
Tout est dans l'attitude.

- Je le sais, tante Alicia me l'a assez répété, murmura le garçon.

- Je n'ai pas besoin de ma sœur, dit aigrement Mme Alvarez, pour t'inculquer des principes de convenances élémentaires. Là-dessus, Dieu merci, j'en sais un peu plus qu'elle.

- Grand-mère ? dit Harold. Tu penses qu'on pourrait me faire des jupes un peu plus longues, que je ne sois pas tout le temps pliée en Z, dès que je m'assois.
Tu comprends, grand-mère, tout le temps il faut que je pense à mon ce-que-je-pense, avec mes jupes trop courtes.

- Silence ! Tu n'as pas honte d'appeler ça ton ce-que-je-pense ?

- Je ne demande pas mieux que de lui donner un autre nom, moi... murmura le garçon désinvolte en haussant les épaules

Mme Alvarez éteignit le réchaud et décida, troublée :

-Et bien .. Il n'y en a pas d'autre !

De dessous la rangée d'escargots de cheveux bruns jaillit un regard incrédule, d'un beau vert tendre d'herbe mouillée, et Harry se déplia d'un bond :

- Mais, grand-mère, tout de même, regarde, on me ferait mes jupes un plus longues...
Ou bien on me rajouterait un petit volant...

- Voilà qui serait agréable à ta mère, de voir son enfant habillé comme une dame !
Avec sa carrière ! Raisonne un peu !

- Oh ! je raisonne, dit Harold. Puisque je ne vois presque jamais avec maman, quelle importance ça aurait-il ?

Debout, Harold était aussi haut que sa grand-mère. À porter le nom espagnol d'un amant défunt, Mme Alvarez avait acquis une pâleur beurrée, de l'embonpoint, des cheveux lustrés à la brillantine. L'ancienne demi-mondaine au modeste succès, usait de poudre trop blanche et le poids de ses joues lui tirait un peu la paupière inférieure.

Autour d'elle gravitait en bon ordre sa famille irrégulière.

A sa plus grande déception, Andrée, sa fille célibataire, abandonnée par le père de Harold, préférait à une carrière dans la galanterie, la sage vie et la pauvreté des secondes chanteuses, dans un théâtre subventionné.

Tante Alicia - une ancienne courtisane, on n'avait jamais entendu dire que quelqu'un lui eût parlé mariage - vivait seule, richement et la famille faisait grand cas du jugement d'Alicia comme de ses bijoux.

Mme Alvarez toisa son petit-fils, du canotier en feutre jusqu'aux souliers de confection.

- Tu ne peux donc pas rassembler tes jambes ? Quand tu te tiens comme ça, la Seine te passerait dessous. Tu n'as pas l'ombre de ventre et tu trouves le moyen de pousser le ventre en avant. Et gante-toi, je te prie.

L'indifférence des omégas chastes gouvernait encore toutes les attitudes de Harold, il avait clairement conscience de son genre mais pas vraiment de tout ce qu'il impliquait.

Il avait l'air d'un archer, il avait l'air d'un ange, d'un jeune garçon en jupes mais il avait rarement l'air d'un jeune oméga de son âge. « Te mettre des robes longues, toi qui n'as pas la raison d'un enfant de douze ans ? » disait Mme Alvarez. « Harold me décourage », soupirait sa mère . « Si tu ne te décourageais pas pour moi, tu te découragerais pour autre chose », répondait paisiblement Harry car il était doux et s'accommodait d'une vie casanière, presque exclusivement familiale.

Pour son visage, personne n'en prédisait rien encore. Une grande bouche que le rire ouvrait sur des dents d'un blanc massif et neuf, le menton court, et entre des pommettes hautes un nez...
« Mon Dieu, où a-t-il pris cette truffe ? » soupirait sa mère.
- Ma file, si tu n'en sais rien, qui le saura ? » répliquait Mme Alvarez tranchante.

« Harry, assurait tante Alicia, c'est un lot de matières premières. Ça peut s'agencer très bien comme ça peut tourner très mal. »

- Grand-mère, on a sonné, je vais ouvrir en partant... Oh Grand-mère, cria-t-il dans le couloir, c'est Monsieur Louis !

Il revint, accompagnée d'un beau jeune homme qu'il tenait par le bras en lui parlant d'un air de cérémonie et d'enfantillage, comme le font les écolières en récréation.

- Quel dommage, Monsieur, de vous quitter si vite ! Grand-mère veut que j'aille voir tante Alicia ! Quelle voiture vous avez aujourd'hui ? C'est votre nouvelle quatre-places-décapotable ?
Il parait qu'on peut la conduire d'une seule main ! Alors, Monsieur, vous êtes fâché avec Liane ?

- Harold ? ça te regarde ? blâma Mme Alvarez.

- Mais, grand-mère, tout le monde le sait. C'était dans la gazette ! Et vous savez, Monsieur, on ne lui donne pas raison, à Liane, on dit qu'elle n'a pas le beau rôle !

- Harold ! répéta Mme Alvarez. Dis au revoir à M. Tomlinson et disparais !

- Laissez-le, ce petit, soupira Louis Tomlinson. Il ne dit pas ça méchamment, lui, au moins. Et c'est parfaitement vrai que tout est fini entre Liane et moi expliqua t-il avec une grimace. Tu vas chez tante Alicia, Harry ? Prends mon auto et renvoie-la-moi.

Harold fit un cri, un saut de joie, et embrassa Tomlinson sur la joue.

- Merci, Monsieur ! Non, la tête de tante Alicia ! La bobine de la concierge !

Il partit, avec autant de bruit qu'un poulain non ferré.

- Vous le gâtez, Louis, dit Mme Alvarez.

Il soupira. Louis Tomlinson ne connaissait de « gâteries » que les choses réglementaires : ses automobiles, son morne hôtel sur le parc , les « mois » de Liane et ses bijoux d'anniversaire, le champagne et le baccara à Deauville l'été, à Monte-Carlo l'hiver.

De temps en temps, il faisait un gros don à une charité, achetait un yacht qu'il revendait peu après à un monarque d'Europe centrale, commanditait un journal neuf, mais ne s'en trouvait pas plus gai.

En se regardant dans la glace, il se disait :
« Voilà le visage d'un homme bien triste. » observant ses grands yeux bleus et son nez retroussé.

Par la fenêtre, il regarda démarrer sa voiture et la pensée de faire plaisir à Harry lui arracha un terne sourire.

- Mamita, dit Louis Tomlinson, vous ne me feriez pas un thé ?

- Bien sur, dit Mme Alvarez. Asseyez-vous, mon pauvre Louis.

L'homme trahi se laissa glisser avec délices, pendant que l'hôtesse disposait le plateau et les deux tasses.

- Mon Dieu, que votre costume est donc d'une belle étoffe ! C'est distingué au possible, cette rayure fondue. Voilà une étoffe comme votre pauvre père les aimait.
Mais il les portait, je dois dire, avec moins de chic que vous.

Mme Alvarez n'évoquait que rarement la mémoire d'un Tomlinson père, qu'elle assurait avoir beaucoup connu. De ses relations anciennes, vraies ou fausses, elle ne retirait guère d'autre avantage que l'amitié de Louis Tomlinson.

Sous un plafond terni par le gaz, les deux femmes et le petit oméga ne lui réclamaient ni colliers de perles, ni solitaires, ni fourrures, et savaient parler avec décence et considération de ce qui était scandaleux, vénérable et inaccessible.

Dès sa douzième année, Harry savait que le gros rang de perles noires de Mme Otero était « trempé », c'est-à-dire teint artificiellement, mais que son collier à trois rangs étagés valait « un royaume » ; que les sept rangs de perles de Mme de Pougy manquaient d'animation, que le fameux boléro en diamants d'Eugénie Fougère c'était trois fois rien, et qu'une femme qui se respecte ne se balade pas, comme Mme Antokolski, dans une voiture doublée de satin mauve.

Elle avait docilement rompu avec sa camarade de cours Lydia Poret, lorsque celle-ci lui avait montré un solitaire monté en bague, don du baron Ephraim.

- Un solitaire ! s'était écriée Mme Alvarez. Une fille de son âge !
Je pense que sa mère est folle.

- Mais, grand-mère, plaidait Harry, ce n'est pas sa faute à Lydia, si le baron le lui a donné !

- Silence ! Ce n'est pas le baron que je blâme.
Le baron sait ce qu'il a à faire.
Le simple bon sens exigeait que la mère de Lydia mette la bague dans un coffre à la banque, en attendant.

- En attendant quoi, grand-mère ?

- Les événements.

- Pourquoi pas dans sa boite à bijoux ?

- Parce qu'on ne sait jamais. Surtout que le baron est un homme à se raviser. Mais s'il s'est bien déclaré, Mme Poret n'a qu'à retirer sa fille des cours. Jusqu'à ce que tout ça soit tiré au clair, tu me feras le plaisir de ne plus faire tes trajets avec cette petite Poret. A-t-on idée !

- Mais si elle se marie, grand-mère ?

- Se marier ? Avec qui, se marier ?

- Avec le baron ?

Mme Alvarez et sa fille échangèrent un regard de stupeur.
« Cette enfant me décourage, avait murmuré Andrée. Elle tombe d'une autre planète. »

- Alors, mon pauvre Louis, dit Mme Alvarez, c'est donc bien vrai, cette dispute avec Liane ? D'un sens, pour vous, c'est peut-être mieux. Mais d'un autre sens, je conçois que vous en ayez de l'ennui.

Le pauvre Louis l'écoutait en buvant son thé brûlant. Il lui apportait autant de réconfort que l'entièreté de cette maisonnée, modeste mais chaleureuse, dont l'ambiance douce agissait comme autant de philtres sur ses nerfs d'homme riche, solitaire et trompé.

- Est-ce que vous êtes positivement dans la peine, mon pauvre Louis ?

- À proprement parler, je ne suis pas dans la peine, je suis plutôt dans l'em..., enfin dans l'ennui.

- Si je ne suis pas indiscrète, reprit Mme Alvarez, comment ça vous est-il arrivé ?
J'ai bien lu les journaux ; mais peut-on se fier à eux ?

Tomlinson peigna de ses doigts sa fine chevelure.

- Oh ! la même chose à peu près que les autres fois... Elle a attendu son cadeau d'anniversaire, et puis elle s'est envolée . Peu discrète, avec ça, au point qu'elle est allée se fourrer dans un coin de Normandie tellement petit qu'il n'a pas été sorcier de découvrir qu'il n'y avait que deux chambres à l'auberge, une occupée par Liane, l'autre par un professeur de patinage.

- Ah ! les femmes ne savent plus garder les distances aujourd'hui.
Et juste après son anniversaire... Ah ! ce n'est pas délicat...
C'est même tout ce qu'il y a d'incorrect.

- Je lui avais donné un collier, dit Louis Tomlinson. Mais ce qui s'appelle un collier.
Trente-sept perles. Celle du centre était grosse comme mon pouce.

Il avança son pouce blanc et soigné, auquel Mme Alvarez manifesta l'admiration due à une perle du centre.

- Vous faites les choses en homme qui sait vivre, dit-elle. Vous avez le beau rôle, Louis.

- J'ai le rôle de cocu, oui.

Mme Alvarez ne parut pas l'entendre.

- Je serais vous, Louis, je chercherais à la vexer. Je prendrais une femme ou un oméga du monde.

Puis elle respecta le silence de Louis. Un son étouffé de piano traversait le plafond. Sans parler, le visiteur tendit sa tasse vide, que remplit Mme Alvarez.

- Tout va bien dans la famille ? Quelles nouvelles de tante Alicia ?

- Ma sœur, vous savez, elle est toujours la même. Très solitaire, très enfermée. Elle dit qu'elle aime mieux vivre sur un beau passé que sur un vilain présent. Elle parle de son roi d'Espagne, de son duc de Milan, des maharajahs par paquets de six. Faut-il la croire !

Elle est gentille avec Harry. Elle le trouve juste un peu en retard, et elle le fait travailler. Ainsi la semaine passée elle lui a appris à manger d'une manière convenable le homard à l'américaine.

- Pourquoi faire ? Demanda le jeune homme en piochant sans s'arrêter dans la boite de réglisse posée sur la table.

- Alicia dit que c'est excessivement utile, que ça fait partie de son éducation.
Harry, lui, ça fait son affaire, il est si gourmand ! Si il avait la tête aussi active que les mâchoires ! Mais il est comme un enfant de dix ans.

Justement, le pas martelé de Harold sonna militairement dans l'antichambre.

- Déjà toi ? dit Mme Alvarez. Qu'est-ce que ça signifie ?

- Ça signifie, dit le garçon, que tante Alicia ne se sentait pas bien. Mais le plus important, c'est que je me suis promené dans le teuf-teuf de Monsieur Louis.

Sa bouche se fendit sur ses dents qui brillèrent :

- Vous savez, Monsieur, pendant que j'étais dans votre auto, je faisais une tête de martyr, comme ça, pour avoir l'air blasé de tous les luxes. Je me suis bien amusé.

Il jeta au loin son chapeau, ses cheveux empiétèrent sur ses tempes et ses joues.

Il s'assit sur un tabouret assez haut et remonta ses genoux jusqu'à son menton.

- Alors, Monsieur ? Vous avez l'air fatigué. Vous voulez jouer aux cartes ? Qui c'est qui m'a mangé tous mes réglisses ? Ah ! Monsieur, ça ne va plus aller nous deux !
Vous me les remplacerez, au moins ?

- Harold, de la tenue ! gronda Mme Alvarez. Descends tes genoux. Tu crois que Louis a le temps de s'occuper de tes réglisses ? Tire ta jupe. Louis, voulez-vous que je le renvoie dans sa chambre ?

Le fils Tomlinson, les yeux sur le jeu de cartes usagé que maniait Harold, luttait contre une terrible envie de pleurer un peu, de raconter ses malheurs, de s'endormir dans le vieux fauteuil, et de jouer aux cartes.

- Laissez-le, ce petit. Ici, je respire. Je me repose... Harry, je te joue dix kilos de sucre.

- C'est guère appétissant, votre sucre. J'aime mieux des bonbons.

- Harold, tu perds le respect !

Les yeux désolés de Louis Tomlinson sourirent :

- Laissez-le dire, Mamita... Et si je perds, Harry, qu'est-ce que tu veux ? Demanda t-il,
Des bas de soie ?

La grosse bouche enfantine de Harold s'attrista :

- Les bas de soie, ça me donne des démangeaisons. J'aimerais mieux...

Il leva vers le plafond sa figure d'ange, pencha la tête, versant d'une joue sur l'autre les boucles de ses cheveux :

- J'aimerais mieux un corset vert nil avec les jarretelles brodées en roses rococo...
Non, plutôt un rouleau à musique.

- Tu travailles la musique ?

- Non, mais mes camarades du cours supérieur mettent leurs cahiers dans des rouleaux à musique parce que ça fait élève du Conservatoire.

- Harold, tu frises l'indiscrétion, dit Madame Alvarez.

- Tu auras ton rouleau et tes réglisses. Coupe le jeu, Harry.

L'instant d'après, le fils Tomlinson disputait ardemment les enjeux. Ses yeux perçants n'intimidaient pas son partenaire qui, accoudé, les épaules au niveau des oreilles, les yeux verts et le rouge au joues exaspérés, avait perdu sa sagesse. Tous deux jouaient passionnément et échangeaient des injures taquines.

« Grande perruche, à peine sorti du berceau», disait Tomlinson. « Court sur patte », repartait le garçon.

Le crépuscule descendit sur la rue étroite.

- Ce n'est pas pour vous faire fuir, Louis, dit Mme Alvarez d'une autre pièce, mais il est sept heures et demie.

- Sept heures et demie ! s'écria Tomlinson, et moi qui dîne chez Feydeau !
Le dernier tour, Harry.

- Feydeau qu'est-ce que c'est ? dit Harold.

Tomlinson, de stupeur, déposa ses cartes.

- Ça, par exemple ! ... Il ne connaît pas Feydeau ! Tu ne vas donc jamais au théâtre ?

- Presque jamais, Monsieur.

- Tu n'aimes pas le théâtre ?

- Pas follement. Et grand-mère et tante Alicia disent que le théâtre empêche de penser au sérieux de la vie. Ne redites pas à grand-mère que je vous l'ai dit.

- Et qu'est-ce qu'elles appellent le sérieux de la vie ?

- Oh ! je ne sais pas, Monsieur Louis. Et elles ne sont pas toujours d'accord là-dessus. Grand-mère me dit : « Défense de lire des romans, ça donne le cafard. Défense de mettre de la poudre, ça gâte le teint. Défense, de porter un corset, ça gâte la taille ; défense de s'arrêter seul aux vitrines des magasins... Défense de connaître les familles des camarades de cours, surtout les pères qui viennent chercher leurs filles à la sortie du cours... »

Il parlait vite, en respirant entre les mots comme les enfants qui ont couru.

- Là-dessus, voilà tante Alicia qui y va d'un autre son de cloche ! Pour elle j'ai passé l'âge et je dois prendre des leçons de danse et de maintien, et je dois me tenir au courant et savoir ce que c'est qu'un carat. Enfin, j'en ai la tête qui éclate...

Mamita était de retour :

- Merci beaucoup, Louis.
Harry, aide M. Tomlinson à passer son pardessus. Donne-lui sa canne et son chapeau.

Quand Tomlinson partit maussade, Mme Alvarez se tourna vers son petit-fils.

- Veux-tu me dire, Harold, pourquoi tu es revenue si tôt de chez tante Alicia ? Je ne te l'ai pas demandé devant Louis parce qu'il ne faut jamais agiter des questions de famille devant un tiers, souviens-t'en.

- C'est pas sorcier, grand-mère. Tante Alicia avait sa petite dentelle sur la tête en signe de migraine. Grand-mère, tu crois qu'il y pensera, à mes réglisses et à mon rouleau ?

Mme Alvarez leva vers le plafond son regard lent et lourd.

- Peut-être, mon enfant, peut-être.

- Mais puisqu'il a perdu, il me les doit ?

- Oui. Oui, il te les doit. Peut-être les auras-tu tout de même.
Passe ton tablier et mets le couvert. Range tes cartes.

- Oui, grand-mère... Qu'est-ce qu'il t'a dit de Mme Liane ?
C'est vrai qu'elle s'est carapatée avec un autre homme et le collier ?

- D'abord on ne dit pas « s'est carapatée ». Ensuite tu n'as pas à connaître les faits et gestes d'une personne qui a agi contrairement au savoir-vivre.
Ce sont des histoires intimes de Louis.

- Mais, grand-mère, elles ne sont pas intimes puisque tout le monde en parle et que c'est dans la gazette !

- Silence ! Qu'il te suffise de savoir que la conduite de Mme Liane va contre le sens commun ...

Harold dormait lorsque sa mère rentra.

- Le petit est couché ?

- Bien entendu.

Les fards la rendaient encore plus jolie ; mais démaquillée, elle avait le bord des yeux rose et la bouche décolorée. Aussi tante Alicia affirmait-elle que les succès d'Andrée sur la scène ne la suivaient pas à la ville.

- Tu as bien chanté, ma fille ?

Andrée haussa les épaules.

- Oui, j'ai bien chanté. Ça m'avance à quoi ? Il n'y en a que pour Tiphaine, tu penses bien. Ah ! là là... Comment est-ce que je supporte une vie pareille.

- Tu l'as choisie. Mais tu la supporterais mieux, dit sentencieusement Mme Alvarez, si tu avais quelqu'un. C'est ta solitude qui te remonte dans les nerfs, et qui te fait voir tout en noir.
Tu es anormale.

- Oh ! maman, ne recommençons pas, je suis déjà bien assez fatiguée...
Qu'est-ce qu'il y a de nouveau ?

- Rien. On ne parle que de la rupture de Louis avec Liane. C'est un événement mondial,
dit Mme Alvarez.

- Est-ce qu'il y a déjà des pronostics ?
Au théâtre, dit Andrée, ils disaient qu'une artiste de music-hall aurait des chances avec lui ...

Mme Alvarez avança par dédain sa large lèvre inférieure :

- Louis Tomlinson n'en est tout de même pas aux artistes de music-hall. Rends-lui cette justice qu'il s'est toujours tenu, comme doit le faire un célibataire de sa situation, aux grandes demi-mondaines.

- De belles vaches, murmura Andrée.

- Mesure tes paroles, ma fille. D'appeler les choses et les personnes par leur nom, ça n'a jamais avancé à rien. Une liaison avec une grande demi-mondaine, c'est la seule manière convenable pour lui d'attendre un grand mariage, à supposer qu'il se marie un jour. En tout cas, nous sommes aux premières loges pour être informées quand il y aura du nouveau.
Louis a une telle confiance en moi !

Andrée cligna ses paupières roses avec ironie.

- Si nous étions dans le besoin, est-ce qu'il nous en tirerait, seulement ?

Mme Alvarez posa sa main sur son cœur.

- J'en suis convaincue, dit-elle.

Elle réfléchit et ajouta :

- Mais j'aime mieux ne pas avoir à le lui demander.

Andrée reprit le Journal, qui donnait la photographie de la délaissée Liane :

- Le petit a été chez tante Alicia ?

- Et dans la propre automobile de Louis. Il la lui a prêtée. Il était aux anges.

- Pauvre chou, je me demande ce qu'il fera dans la vie. Il est capable de finir mannequin, ou vendeur. Il est comme en retard. Moi, à son âge...

Mme Alvarez posa sur sa fille un regard lourd d'équité :

- Ne te vante pas trop de ce que tu faisais à son âge. Si mes souvenirs sont exacts, à son âge, tu disais non à M. Mennesson tout disposé qu'il était à te faire ton sort, et tu t'en allais avec un petit professeur de solfège...

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Couchée la dernière, Mme Alvarez se levait la première.

Ce jour-là, comme les autres jours, elle s'assura que Harold ne serait pas en retard, posa tout bouillants sur la table le pot de café et le pot de lait et déplia le journal en attendant Harry, qui entra frais, fleurant l'eau de lavande, encore un peu ensommeillé.

Un cri de Mme Alvarez acheva de l'éveiller.

- Appelle ta mère, Harry !
Liane s'est « suicidée ».

- Oooh !... s'écria longuement le garçon. Elle est morte ?

- Mais non ! Elle connaît bien ce petit jeu.

- Qu'est-ce qu'elle a pris, grand-mère ?
Un revolver ?

Mme Alvarez regarda son petit-fils d'un air dépité :

- Tu n'y penses pas. Du somnifère, comme d'habitude : « Sans pouvoir répondre encore des jours de la belle désespérée, les docteurs ont émis un diagnostic rassurant... » Mon diagnostic à moi, c'est que Mme Liane à ce jeu-là, finira par se détériorer l'estomac.

- L'autre fois, grand-mère, c'était pour le prince Georgevitch, n'est-ce pas, qu'elle s'est tuée ?

- Où as-tu la tête, ma chérie ? C'était pour le comte Berthou de Sauveterre.

- Ah ! oui, c'est vrai... Alors, qu'est-ce qu'il va faire, maintenant, Monsieur Louis ?

Les vastes yeux de Mme Alvarez rêvèrent un moment :

- C'est pile ou face, mon enfant. Nous le saurons bientôt, même s'il commence par refuser toutes les interviews. Il faut toujours commencer par refuser toutes les interviews.
Après, on remplit les journaux.

Je vais réveiller ta mère. Quelle histoire !... Andrée, tu dors ? Ah ! tu es levée ? Andrée, Liane s'est suicidée. Elle s'est ratée, bien entendu.

- Pour changer, grommela Andrée.
Elle n'a qu'une idée dans la tête, celle-là, mais elle y tient.

- Aussi, ce n'est pas tellement elle qui est intéressante, c'est le fils Tomlinson. C'est la première fois que ça lui arrive.Dans un cas pareil, un homme aussi marquant doit choisir avec beaucoup de précautions son attitude !

- Lui ? Il va crever d'orgueil, tu penses.

- Il y a de quoi, dit Mme Alvarez. Nous verrons de grandes choses sous peu. Je me demande ce que dira Alicia sur un événement pareil... tu sais qu'elle a le téléphone ?

- Maman, tu ne veux pas qu'on le fasse mettre nous aussi, le téléphone ?

- C'est une dépense, dit soucieusement Mme Alvarez. Nous sommes déjà très juste... Tu changerais d'existence, - c'est une supposition, - ou Harry entrerait dans la vie... Je serais la première à dire :
« Mettons le téléphone. »
Mais nous n'en sommes pas là, malheureusement.

Elle se permit un soupir. Grâce à elle, l'appartement modeste vieillissait sans trop déchoir. De sa vie passée, elle gardait les habitudes honorables d'hygiène et de propreté des femmes sans honneur, et les enseignait à sa fille et au fils de sa fille.

La semaine qui suivit le suicide de Mme Liane d'Exelmans, le fils Tomlinson se mit à réagir avec quelque incohérence.

Il donna dans son hôtel une fête où dansèrent les étoiles de l'Académie nationale de musique, et fit, pour un souper, ouvrir le restaurant du Pré-Catelan quinze jours avant la date habituelle.

Un hebdomadaire spécialisé, Paris en amour, annonça une fausse piste sous le titre : Une jeune et richissime Yankee ne déguise pas son penchant pour les petits français.

Cependant, un rire d'incrédulité secouait la gorge abondante de Mme Alvarez lorsqu'elle lisait les journaux. Car elle tenait ses certitudes de Louis Tomlinson lui-même, qui trouva le temps, deux fois en dix jours, de venir demander du thé et d'oublier sa lassitude d'homme d'affaire et sa mécontente humeur de solitaire.

Il apporta à Harry un rouleau à musique ridicule en cuir de Russie à fermoir de vermeil, et vingt boîtes de réglisse.

Harold raconta pendant le repas les potins de son cours supplémentaire et gagna aux cartes le porte-mine en or de Louis. Il perdit de bonne grâce, s'anima, rit en désignant le garçon à Mme Alvarez :
« Ma meilleur compagnie, la voilà ! »

Et les yeux de Mme Alvarez allaient, pleins d'une lente et vigilante attention, des joues rouges et des dents blanches de Harry au fils Tomlinson qui lui tirait les cheveux à poignées : « Tricheur, tu l'avais dans ta manche, le quatrième roi ! »

Andrée rentra de l'Opéra sur ces entrefaites, regarda la tête décoiffée de Harry qui roulait sur la manche de Tomlinson, et les beaux yeux vert mousse qui pleuraient des larmes de fou rire...
Elle ne trouva point de paroles.

Le lendemain, personne ne parlait de cette soirée familiale, hors Harold, qui s'exclamait : « Jamais, jamais de ma vie, je n'ai tant ri ! Et il est en or, le porte-mine ! »

Son enthousiasme rencontrait un silence étrange, ou bien des « Allons, Harry, sois un peu sérieux ! » jetés comme distraitement.

Puis Louis Tomlinson fut une quinzaine de jours sans donner signe de vie ni de présence, et la famille Alvarez ne se documenta que par les journaux.

- Tu as vu, Andrée ? On a signalé dans les échos mondains le départ de M. Louis Tomlinson pour Monte-Carlo. Ils disent que Liane était partie par le même train que lui, mais dans un autre compartiment ! Commenta Mme Alvarez en haussant les épaules.

- Grand-mère, dis, grand-mère, reprit Harry, tu le connais, le prince Radziwill ?
Un qui se marie.

- Eh ! Tu nous ennuies ! Du moment qu'il se marie, il n'est pas intéressant.

- Mais si Monsieur Louis se mariait, il ne serait pas intéressant non plus ?

- Ça dépend. Ça serait intéressant s'il épousait sa maîtresse.
Mais tout ça, c'est bien compliqué pour toi, mon pauvre Harry...

- Et tu crois que c'est pour épouser Liane qu'ils seraient partis ensemble ?

- Non, ou bien, je ne connais plus rien à rien. Dit-elle pensivement.

Ce jour-là, Mme Alvarez rentra si tard de chez sa soeur que la famille dîna de potage tiède et de viande froide.

- Est-ce qu'elle va bien Tante Alicia ? Demanda Harry.

Mme Alvarez regarda le jeune garçon assis en face d'elle, les pommettes hautes et roses sous les yeux vert, les dents épaisses qui mordaient les lèvres fraîches et fendillées, la sauvage abondance des cheveux bouclés :

- Elle recommande que tu viennes déjeuner chez elle jeudi, midi tapant.

Harold se leva, lui passa un bras autour du cou :

- Comme tu dis ça... Grand-mère, tu ne vas pas me mettre en pension chez tante Alicia, au moins ? Je ne veux pas partit d'içi, grand-mère !

Mme Alvarez s'enroua, toussa, sourit :

- Mon Dieu, que cet enfant est bête ! Partir d'ici ! Ah ! mon pauvre Harry, ce n'est pas pour t'en faire reproches mais tu n'en prends guère le chemin !

•▪︎•●•▪︎•

Tante Alicia, pour cordon de sonnette, avait suspendu à sa porte un galon de perles. La porte elle-même, vernie, revernie et comme mouillée, brillait d'un éclat de sombre caramel. Dès le seuil, qu'ouvrait un domestique, Harold goûtait sans discernement une atmosphère de luxe discret.

Mme Alvarez ayant décrété que le petit salon Louis XV de sa sœur était « l'ennui même », Harold répétait : « Le salon de tante Alicia est très joli, mais c'est l'ennui même ! »

Tante Alicia avait soixante-dix ans et des goûts personnels. Les hommes de sa génération, quand ils voulaient dépeindre Alicia de Saint-Efflam, se perdaient dans des « Ah ! mon cher !... », des « Rien ne peut donner une idée... ». D'anciens amoureux rêvaient un moment devant ses portraits, reconnaissaient un poignet ployé en cou de cygne, une petite oreille, un profil où se révélait le rapport délicieux entre une bouche façonnée en cœur et l'angle très ouvert des paupières à longs cils...

Harold embrassa la jolie vieille dame, qui portait sur ses cheveux blancs une pointe en dentelle noir et sur son corps une robe d'intérieur en taffetas.

- Tu as ta migraine, tante Alicia ?

- Je ne sais pas encore, répondit-elle, ça dépendra du déjeuner.

Tante Alicia, en face de son neveu, l'épiait de son bel œil bleu noir, sans trouver rien à redire.

- Quel âge as-tu ? demanda-t-elle brusquement.

- Mais comme l'autre jour.
Tante, qu'est-ce que tu en penses, toi, de cette histoire de Monsieur Louis ?

- Pourquoi ? Ça t'intéresse ?

- Bien sûr, tante. Ça m'ennuie. Si Monsieur se remet avec une autre dame, il ne viendra plus jouer aux cartes à la maison ni boire du thé au moins pendant quelque temps.
Ce sera dommage.

- C'est un point de vue, évidemment...

Tante Alicia, les paupières clignées, regardait son neveu d'une manière critique.

- Tu travailles, à tes cours ? Qui as-tu comme amis ?

- Personne, tante. Grand-mère ne me permet même pas d'aller goûter chez les parents de mes camarades de cours.

- Elle a raison. Dehors, tu n'as personne dans tes jupes ? Pas de petit bourgeois ? Pas de collégien ? Pas d'homme mûr ? Je te préviens que si tu me mens je le saurai.

Harry contemplait le visage de vieille femme autoritaire, qui l'interrogeait avec âpreté.

- Mais non, tante, personne. Est-ce qu'on t'a parlé de moi en mal ? Je suis toujours tout seul. Et pourquoi grand-mère m'empêche-t-elle d'accepter des invitations ?

- Elle a raison, pour une fois.
Tu ne serais invitée que par des gens ordinaires, c'est-à-dire inutiles.

- Nous ne sommes pas des gens ordinaires, nous ?

- Non.

- Qu'est-ce qu'ils ont de moins que nous, les gens ordinaires ?

- Ils ont la tête faible et le corps dévergondé.
En outre, ils sont mariés. Mais je ne crois pas que tu comprennes.

- Si, tante, je comprends que nous, nous ne nous marions pas.

- Le mariage ne nous est pas interdit.
Au lieu de se marier « déjà », il arrive qu'on se marie « enfin ».

L'heure qui suivit parut courte à Harold : tante Alicia avait entrouvert un coffret à bijoux, pour une leçon éblouissante.

- Qu'est-ce que c'est que ça, Harry ?

- Un diamant navette.

- On dit : un brillant navette. Et ça ?

- Une topaze.

Tante Alicia leva ses mains alors que le soleil ricochait sur ses bagues, :

- Une topaze ! J'ai enduré bien des humiliations, mais celle-là dépasse tout. Une topaze parmi mes bijoux ! Pourquoi pas une aigue-marine ou un péridot ? C'est un brillant jonquille, petite dinde, et tu n'en verras pas souvent de pareils. Et ça ?

Harry entrouvrit la bouche, devint rêveur :

- Oh ! ça c'est une émeraude... Oh ! c'est beau ! Qui te l'a donnée, tante ? osa t-il demander .

- Un roi, dit simplement tante Alicia.

- Un grand roi ?

- Non, un petit. Les grands rois ne donnent pas de très belles pierres.

- Alors, qui donne les très belles pierres ?

- Qui ? Les timides. Les orgueilleux aussi. Les mufles, parce qu'ils croient qu'en donnant un bijou rare ils font preuve de bonne éducation.

- Tante, j'aime bien aussi les opales.

- Désolée, mais tu n'en porteras pas. Je m'y oppose formellement.

Saisie, Harold resta un moment bouche bée.

- Oh ! ... toi aussi, tu le crois, tante, qu'elles attirent la mauvaise chance ?

- Pourquoi donc pas... ? Petit, reprit légèrement Alicia, il faut avoir l'air d'y croire.

- Mais, dit Harry hésitant, ce sont des... des superstitions...

- Bien sûr, mon fils. On appelle ça aussi des faiblesses. Un joli lot de faiblesses et la peur des araignées, c'est notre bagage indispensable auprès des hommes.

- Pourquoi, tante ?

La vieille dame ferma le coffret, garda devant elle Harold agenouillé :

- Parce que neuf hommes sur dix sont superstitieux et quatre-vingt-dix-huit sur cent ont peur des araignées. Ils nous pardonnent... beaucoup de choses, mais non pas d'être libres de ce qui les inquiète... Qu'est-ce que tu as à soupirer ?

- Jamais je ne me rappellerai tout ça...

- L'important n'est pas que tu te le rappelles, mais que moi je le sache.

En parlant, elle touchait çà et là le jeune visage à hauteur du sien.

Elle soulevait une lèvre fendillée, vérifiait l'émail sans tache des dents.

- Belle mâchoire, mon fils ! Avec des dents pareilles, j'aurais mangé Paris et l'étranger. Il est vrai que j'en ai mangé un joli morceau. Qu'est-ce que tu as là ? Un petit bouton ? Tu ne dois pas avoir de petit bouton près du nez. Et là ? Tu t'es pincé un point noir. Tu ne dois ni avoir ni pincer un point noir. Je te donnerai de mon eau astringente. Il ne faut pas manger d'autre charcuterie que du jambon cuit.

Elle posa ses mains sur les épaules de Harold :

- Fais attention à ce que je te dis : tu peux plaire. Tu as un nez impossible, une bouche sans style, les pommettes un peu molles...

- Oh ! tante ! gémit Harold.

- ... mais tu as de quoi t'en tirer avec les yeux, les cils, les dents et les cheveux, si tu n'es pas complètement idiot. Et pour le corps...

Elle coiffa de ses paumes le derrière d'Harry et sourit :

- Projet... Mais joli projet, bien attaché. Ne mange pas trop d'amandes, ça alourdit les fesses.

•▪︎•●•▪︎•

Le mois de mai, qui ramena à Paris Louis Tomlinson, dota Harold de deux robes bien faites et d'un manteau léger.

Il parada devant Louis dans une robe blanche et bleue, qui touchait presque terre, mettant en avant la minceur de sa taille, sanglée dans un ruban de gros grain à boucle d'argent. Les manches et la jupe évasée, en soie à rayures blanches et bleues, bruissaient légèrement, et Harold pinçait avec coquetterie les bouffants des manches sur le bras, un peu plus bas que l'épaule.

- Tu as l'air d'un singe savant, lui dit Tomlinson crispé. Je t'aimais mieux dans ta robe toute simple. Avec ce col qui te gêne, tu ressembles à une poule qui a avalé du maïs trop gros.
Regarde-toi.

Froissé, Harold se regarda dans le miroir.

- J'ai beaucoup entendu parler de vous, Monsieur, répliqua-t-il, mais je n'ai jamais entendu dire qu'en fait de mode vous aviez du goût.

Louis toisa, suffoqué, ce nouvel oméga en face de lui, et s'en prit à Mme Alvarez :

- Jolie éducation ! Je vous en fais mon compliment !

Là-dessus il sortit sans boire son thé et Mme Alvarez joignit les mains.

- Qu'est-ce que tu nous as fait là, mon pauvre Harry !

- Ben, dit Harry, pourquoi est-ce qu'il me cherche ?

Sa grand-mère lui secoua le bras :

- Mais rends-toi compte, petit malheureux ! Mon Dieu, à quel âge raisonneras-tu ? Voilà un homme que tu as peut-être blessé mortellement ! Juste au moment où on s'évertue...

- À quoi, grand-mère ?

- Mais... à tout, à faire de toi un oméga élégant, à te montrer à ton avantage...

- Aux yeux de qui, grand-mère ? Tu m'avoueras que pour un vieil ami comme Monsieur on n'a pas besoin de se décarcasser !

Mme Alvarez n'avoua rien.
Pas même son étonnement, le lendemain, de voir arriver Louis Tomlinson jovial, en costume clair.

- Mets un chapeau, Harry ! Je t'emmène goûter.

- Chic, chic, chic ! chanta Harold.

Mme Alvarez entra, ne prit pas le temps de dénouer le tablier de ménage à fleurs qui lui ceignait le ventre et interposa sa main entre le bras de Harold et celui de Louis Tomlinson :

- Non, Louis, dit-elle simplement.

- Comment, non ?

- Oh ! grand-mère !... pleurnicha Harry.

Mme Alvarez parut ne pas l'entendre.

- Va un moment dans ta chambre, Harry, j'ai à parler en particulier à M. Tomlinson.

Elle regarda Harold s'en aller, ferma la porte derrière lui, et supporta sans broncher, en revenant à Louis, un regard noir assez brutal.

- Qu'est-ce que ça signifie, Mamita ?
Depuis hier, je trouve ici du changement, dites-moi donc ?

- Asseyez-vous, Louis, vous me ferez plaisir, je suis fatiguée, dit Mme Alvarez,
vous savez si j'ai de l'amitié pour vous...

Tomlinson se permit un petit rire d'homme d'affaires.

- De l'amitié et de la reconnaissance. Mais je n'oublie pas non plus que j'ai la charge de ce garçon. Andrée, comme vous savez, n'a pas le temps ni le goût de s'occuper du petit. Notre Harold, ce n'est pas un débrouillard comme il y en a tant. C'est un vrai enfant...

- Plus vraiment , dit Tomlinson.

- Plus pour longtemps, approuva Mme Alvarez. Depuis des années vous lui donnez des bonbons, des babioles. Il ne jure que par Monsieur Louis. Voilà maintenant que vous voulez l'emmener goûter, dans votre automobile ...

Mme Alvarez mit une main sur son sein :

- En mon âme et conscience, Louis, si ça n'était que pour vous et pour moi, je vous dirais : « Emmenez Harold où vous voudrez, je vous le confie les yeux fermés. » Mais il y a les autres... Vous êtes connu mondialement. Sortir en tête à tête avec vous, pour un oméga, c'est...

Louis Tomlinson perdit patience :

- Bon, bon, j'ai compris ! Vous voulez me faire croire que de goûter avec moi, voilà Harry compromis ? Un pareil bout d'homme, encore vert, un gosse que personne ne connaît, que personne ne regarde...

- Mettons plutôt, interrompit avec douceur Mme Alvarez, que le voilà consacré.
Quand vous paraissez quelque part, Louis, on signale votre présence. Une jeune oméga qui sortirait seul avec vous, ça n'est déjà plus un jeune oméga ordinaire, ni même un jeune oméga tout court. Notre Harold, lui, ne doit pas cesser d'être un jeune oméga ordinaire, du moins pas de cette façon-là. Pour vous, ce qu'on en dirait ne serait qu'un racontar de plus,
mais celui-là je n'aurais pas le cœur d'en rire en le lisant dans la gazette.

Louis Tomlinson se leva, marcha de la table à la porte et de la porte à la fenêtre avant de répondre.

- Eh bien, Mamita, je ne veux pas vous contrarier. Je ne discuterai pas, dit-il froidement. Gardez votre gamin.

Il se retourna vers Mme Alvarez, le menton haut :

- Je me demande, entre parenthèses, pour qui vous le gardez ? Pour un employé de petite richesse, qui l'épousera et qui lui fera quatre enfants en trois ans ?

- Je comprends mieux le rôle d'une mère, dit posément Mme Alvarez. Je ferai mon possible pour ne remettre Harry qu'à un homme qui saura dire :
« Je me charge de lui et j'assure son sort. »
Est-ce que j'aurai le plaisir de vous faire un thé, Louis ?

- Non, merci, je suis en retard.

- Voulez-vous que Harry vienne vous dire au revoir ?

- Pas la peine, je le verrai un autre jour. Je ne sais pas quand, par exemple.
Je suis très pris, ces temps-ci.

- Ça ne fait rien, Louis, ne vous dérangez pas pour lui. Bonne promenade, Louis...

Seule, Mme Alvarez s'essuya le front et alla rouvrir la chambre de Harold :

- Tu écoutais à la porte, Harry.

- Non, grand-mère.

- Si, tu écoutais à la porte. Il ne faut jamais écouter aux portes. C'est le moyen d'entendre de travers et d'interpréter mal les paroles. M. Tomlinson est parti.

- Je le vois bien, dit Harold.

- Tu ferais mieux de laver tes yeux à l'eau froide, puisque tu as été assez sot pour pleurer dit Mme Alvarez sévèrement.

- Grand-mère...

- Quoi ?

- Qu'est-ce que ça te faisait de me laisser sortir avec Monsieur Louis et ma robe neuve ?

- Silence ! Si tu ne comprends rien à rien, au moins laisse raisonner les personnes qui sont capables de raisonnement.

•▪︎•●•▪︎•

Une loi de silence pesa toute la semaine sur le logis Alvarez, que visita inopinément, un jour, tante Alicia. Elle conversa soucieusement à l'écart avec sa sœur cadette. En s'en allant elle ne donna qu'un moment d'attention à Harold, lui posant sur la joue un baiser pointu et s'en allant.

- Qu'est-ce qu'elle voulait ? demanda Harold à Mme Alvarez.

- Oh ! rien...

- Grand-mère, je voudrais un cachet, j'ai la migraine.

- Tu l'avais déjà hier. Une migraine ne dure pas quarante-huit heures.

- Il faut croire que je n'ai pas les migraines de tout le monde, dit Harold blessé.

Il perdait un peu de sa douceur, se plaignait d'insomnies.

Un jour que Harry s'occupait de cirer ses bottines, Louis Tomlinson parut sans avoir sonné. Il avait les cheveux trop longs, le teint assombri, un costume d'été à carreaux brouillés. Il s'arrêta devant Harold, haut perchée sur un tabouret de cuisine, le poing gauche coiffé d'une chaussure.

- Oh !... Grand-mère a laissé la clef sur la porte, c'est bien elle !

Comme Louis Tomlinson ne disait rien et le regardait, il rougit lentement, posa sa bottine sur la table et tira sa jupe sur ses genoux.

- Ainsi, Monsieur, vous arrivez en cambrioleur ! Tiens, vous avez maigri. D'avoir maigri, ça vous fait les yeux plus grands. Mais ça vous fait aussi paraître le nez plus long, et...

- J'ai à parler à ta grand-mère, interrompit Louis Tomlinson. File dans ta chambre, Harry !

Il resta un instant la bouche ouverte, puis sauta à bas de son tabouret. Il redressa son cou de cygne et passa devant Tomlinson :

- File dans ta chambre ! File dans ta chambre ! Et si je vous en disais autant, moi ? Qui êtes donc ici, pour me faire filer dans ma chambre ? Eh bien, j'y vais, dans ma chambre !
Et je peux bien vous dire une chose, c'est que tant que vous serez là je n'en ressortirai pas.

Il rabattit la porte derrière lui et fit claquer théâtralement un verrou.

- Louis, souffla Mme Alvarez, j'exigerai que cet enfant vous fasse des excuses, oui, je l'exigerai, et s'il le faut, je...

Louis Tomlinson ne l'écoutait pas et regardait la porte fermée.

- Maintenant, Mamita, dit-il, parlons peu et parlons bien...

•▪︎•●•▪︎•

- Récapitulons, dit tante Alicia. Il a bien dit pour commencer : « Il sera gâté, comme...

- Comme aucun oméga ne l'a été !

- Oui, mais ça c'est une parole vague comme tous les hommes en disent.
Moi, je suis pour les précisions.

- Elles n'ont pas manqué, Alicia. Puisqu'il a dit qu'il voulait garantir Harry contre tous les ennuis, et même contre lui-même ..

- Oui..., oui... Pas mal, pas mal... Du vague, toujours du vague...

- Il a ajouté : « Je ne veux rien brusquer. Je suis avant tout le grand ami de Harry. Je lui donnerai tout le temps « de s'habituer à moi... » Il en avait les larmes aux yeux. Il a dit encore : « Il n'aura pas affaire à un sauvage... » Enfin, un gentilhomme. Un véritable gentilhomme.

- Oui... oui... Un gentilhomme un peu vague... Le petit, tu lui as parlé des choses de manière directe ?

- Comme je le devais, Alicia. Ce n'était plus le moment de le traiter comme une enfant à qui on cache les gâteaux. Oui, j'ai parlé net.

J'ai parlé de Louis comme d'un miracle, comme d'un Dieu, comme...

- Tt, tt, tt, critiqua Alicia. J'aurais plutôt fait ressortir la difficulté, la partie à jouer, la fureur de tous ces omégas, la victoire à remporter sur un homme en vue...

Mme Alvarez joignit les mains :

- La difficulté ! La partie à jouer ! Tu crois donc qu'il te ressemble ? Tu ne le connais donc pas ? Il est sans méchanceté, lui...

- Merci.

- Je veux dire qu'il n'a pas d'ambition. J'ai même été frappée de voir qu'il ne réagissait ni dans un sens ni dans l'autre. Pas de cris de joie, pas de larmes d'émotion. Tout ce que j'en tirais, c'est des : « Oh ! oui..., oh ! c'est bien gentil de sa part... »
À la fin seulement, il a posé comme conditions...

- Ce qu'il faut entendre ! murmura Alicia.

- ... qu'il répondrait lui-même aux propositions de M. Tomlinson et qu'il s'expliquerait seul avec lui. Qu'en somme ça le regardait.

- Attendons-nous à du joli. Tu as donné le jour à un inconscient.
Il va lui demander la lune, et... je le connais, il ne la lui donnera pas.
C'est à quatre heures qu'il vient ?

•▪︎•●•▪︎•

- Tu n'as guère mangé, Harry.

- Je n'avais pas beaucoup faim, grand-mère.

Harry ne répondit que d'un petit sourire désabusé.

Il se leva et commença à rassembler le couvert.

- Laisse donc ça, Harry, je vais desservir.

- Pourquoi, grand-mère ? Je fais comme d'habitude.

Il planta dans les yeux de Mme Alvarez un regard que la vieille dame ne soutint pas.

- Nous avons déjeuné en retard, il est près de trois heures et tu n'es pas habillé, rends-toi compte, Harry...

- Ce serait bien la première fois qu'il me faudrait une heure pour me changer.

- Tu n'as pas besoin de moi ? Tu es assez bouclé ?

- Bien assez, grand-mère. Quand on sonnera, ne te dérange pas, j'irai ouvrir.

À quatre heures précises, Louis Tomlinson sonna trois fois.
Un visage enfantin et soucieux entrebâilla la porte de la chambre et écouta.

Après trois autres coups de sonnette impatients, Harold s'avança jusqu'au milieu de la pièce. Il avait gardé sa vieille robe écossaise et ses bas de coton. Il se frotta les joues de ses deux poings fermés et courut ouvrir la porte.

- Bonjour, Monsieur Louis.

- Tu ne voulais donc pas m'ouvrir ?

Ils se heurtèrent de l'épaule en passant la porte, se dirent : « Oh ! pardon ! », puis rirent gauchement.

- Asseyez-vous, je vous en prie, Monsieur. Figurez-vous que je n'ai pas eu le temps de m'habiller. Ce n'est pas comme vous !

Il s'assit en face de lui, tira sa jupe sur ses genoux et ils se regardèrent.
La gamine assurance de Harold défaillit, une sorte de supplication agrandit follement ses yeux verts.

- Qu'est-ce que tu as, Harry ? demanda Tomlinson à mi-voix. Dis-moi quelque chose ?
... Tu sais pourquoi je suis ici ?

Il fit signe que oui, d'un grand coup de tête.

- Tu ne veux pas, ou tu veux bien ? dit-il plus bas.

Il passa une boucle de cheveux derrière son oreille, avala sa salive courageusement :

- Je ne veux pas, dit-il.

Tomlinson pinça entre deux doigts la pointe de son nez et détacha un moment son regard des deux yeux assombris, d'un grain de rousseur sur une joue rose, des cils courbes, d'une bouche qui ignorait son pouvoir, d'une lourde chevelure bouclée et d'un cou tourné comme une colonne, fort, à peine féminin, uni, pur de tout joyau...

- Je ne veux pas ce que vous voulez, reprit Harold. Vous avez dit à grand-mère...

Louis l'interrompît en avançant la main.
Il tenait sa bouche un peu de travers comme s'il souffrait des dents :

- Je le sais, ce que j'ai dit à ta grand-mère. Ce n'est pas la peine que tu le répètes.
Dis-moi seulement ce que tu ne veux pas. Tu peux dire aussi ce que tu veux... Je te le donnerai...

- Vrai ? s'écria Harold.

Il acquiesça, en abattant ses épaules comme s'il était recru de fatigue.
Harry regardait, surpris, ces aveux de la lassitude et du tourment.

- Monsieur Louis, vous avez dit à grand-mère que vous vouliez me faire un sort.

- Un très beau, dit fermement Tomlinson.

- Il sera beau si je l'aime, dit Harold non moins fermement. On m'a répété que je suis en retard pour mon âge, je comprends tout de même ce que parler veut dire. Me faire un sort, ça signifie que je m'en irais d'ici.

Que je m'en irais d'ici avec vous, et que je coucherais dans votre lit...

- Je t'en prie, Harry...

Il s'arrêta parce qu'il avait en effet l'accent de la prière.

- Mais, Monsieur, pourquoi est-ce que je serais gêné pour vous en parler, puisque vous n'avez pas été gêné pour en parler à grand-mère ? Grand-mère non plus n'a pas été gênée pour m'en parler. Grand-mère a voulu me faire voir tout en beau.

Mais j'en sais plus qu'elle ne m'en a dit. Je sais très bien que si vous me faites un sort il faudrait que j'aie mon portrait dans les journaux. Quand nous serons fâchés, la gazette le racontera... Quand vous me laisserez en plan pour de bon, comme vous avez fait quand vous avez eu assez de Gentiane ...

- Comment, tu sais ça ? On t'a mêlé à ces histoires ?

Il inclina la tête gravement.

- C'est grand-mère et tante Alicia. Elles m'ont appris que vous étiez mondial. Je sais aussi que Maryse vous a volé des lettres et que vous avez porté plainte contre elle. Je sais que la comtesse Pariewsky n'était pas contente après vous parce que vous ne vouliez pas épouser une divorcée et qu'elle vous a tiré un coup de revolver... Je sais ce que tout le monde sait.

Tomlinson posa sa main sur le genou du garçon :

- Ce n'est pas de ces choses-là que nous avons à parler ensemble, Harry. Tout ça, c'est fini. C'est passé.

- Bien sûr, jusqu'à ce que ça recommence. Ce n'est pas votre faute si vous êtes mondial. Mais moi je n'ai pas le caractère mondial. Alors, ça ne me va pas.

En tirant le bord de sa jupe il fit glisser de son genou la main de Louis.

- Tante Alicia et grand-mère sont d'accord avec vous. Mais comme il s'agit tout de même un peu de moi, je crois que j'ai mon mot à placer. Mon mot, c'est que ça ne me va pas.

Il se leva et arpenta la pièce. Le silence de Louis Tomlinson paraissait le gêner, il ponctua son va-et-vient de : « C'est vrai, s'pas... Non, mais tout de même, quoi !... »

- Je voudrais savoir, dit enfin Louis, si tu ne cherches pas, simplement, à me cacher que je te déplais... Si je te déplais, ce serait plus vite fait de le dire.

- Mais non, Monsieur, vous ne me déplaisez pas ! Je suis content quand je vous vois ! La preuve, c'est que je vais vous proposer quelque chose à mon tour. Vous viendriez ici comme d'habitude, même plus souvent. Personne n'y verrait du mal puisque vous êtes un ami de la famille.

Vous m'apporteriez des réglisses, du champagne pour ma fête, le dimanche on ferait des parties de cartes...
Est-ce que ce n'est pas une bonne petite vie ?

- Très jolie petite vie, en effet, interrompit Louis Tomlinson. Tu n'oublies qu'une chose, Harry,
c'est que je suis amoureux de toi.

- Ah ! s'écria-t-il,
vous ne me l'avez jamais dit.

- Eh bien, avoua-t-il malaisément,
je te le dis.

Il restait debout devant lui, silencieux et respirant vite.

- Voilà autre chose ! s'écria-t-il enfin. Mais alors vous êtes un homme affreux !
Vous êtes amoureux de moi, et vous voudriez m'entraîner dans une vie où je ne me ferais que de la peine, où tout le monde parle sur tout le monde, où les journaux écrivent des méchancetés...

Vous êtes amoureux de moi, et ça ne vous ferait rien de me mettre dans des aventures abominables qui finissent par des séparations, des disputes, des revolvers et du somnifère ...

Il éclata en sanglots violents. Louis le ceignit de ses bras pour l'incliner vers lui comme une branche, mais il lui échappa et se réfugia entre le piano et le mur.

-Mais écoute, Harry... Écoute-moi...

- Jamais ! Jamais je ne vous reverrai ! Je n'aurais jamais cru ça de vous...
Vous n'êtes pas un amoureux, vous êtes un mauvais homme ! Allez-vous-en d'ici !

Il s'aveuglait de ses deux poings, qu'il écrasait sur ses yeux. Louis l'avait rejoint et cherchait, désespéré, sur ce visage bien défendu, la place d'un innocent baiser. Mais il ne trouvait pour ses lèvres que le bord d'un petit menton couvert de larmes.

Au bruit des sanglots, Mme Alvarez accourut.

Pâle elle se tint hésitante au seuil de la cuisine :

- Mon Dieu, Louis, dit-elle, qu'est-ce qu'il a donc ?

- Eh, dit Tomlinson, il a qu'il ne veut pas !

- Il ne veut pas.... répéta Mme Alvarez. Comment, il ne veut pas ?

- Non, il ne veut pas ! Je parle clairement, je pense ?

- Non, je ne veux pas ! piaula Harry.

Mme Alvarez regardait son petit-fils avec une sorte de frayeur.

- Harry... Mais c'est à se jeter la tête contre les murs ! Harry, je t'ai pourtant dit...
Louis, Dieu m'est témoin que je lui ai dit...

- Vous ne lui en avez que trop dit ! cria Tomlinson.

Il tourna vers le garçon son visage qui n'était plus que celui d'un pauvre homme chagrin et épris, mais Harry lui montrait seulement son dos étroit et secoué de pleurs, sa chevelure désordonnée. Il s'écria sourdement :

- Ah ! et puis j'en ai assez ! et partit en claquant la porte.

•▪︎•●•▪︎•

Le lendemain, à trois heures, tante Alicia arrivait.

- Où est le petit ?

- Dans sa chambre. Tu veux le voir ?

- On a le temps. Comment est-il ?

- Très calme.

Alicia leva ses petits poings coléreux :

- Très calme ! Il a fait tomber le plafond sur nos têtes et il est très calme !
Quelle génération !

Elle foudroya sa sœur du regard.

- Et toi, qui restes là, qu'est-ce que tu comptes faire ?

- Comment, ce que je compte faire ? Je ne peux pourtant pas l'attacher, ce petit !

Un long soupir souleva ses épaules :

- Tomlinson est parti d'ici dans l'état d'esprit où un homme fait toutes les bêtises ! Il en a même oublié son chapeau !! On me dirait qu'à l'heure qu'il est il est fiancé, ou en train de se remettre avec Liane, je n'en serais pas surprise...

- Le moment est fatidique, dit lugubrement Mme Alvarez.

- Tu lui a parlé à cette petite punaise ?

Mme Alvarez pinça les lèvres.

- Un garçon qui a fixé l'attention de M. Tomlinson n'est pas une petite punaise.

Je lui ai parlé raison. Je lui ai parlé famille. Je lui ai fait envisager que nous étions attachés à la même corde, je lui ai énuméré tout ce qu'il pourrait réaliser pour lui-même et pour nous...

- Et déraison, tu ne lui as pas parlé déraison ? Tu ne lui as pas parlé amour, voyage, clair de lune, Italie ? Il faut savoir faire résonner toutes les cordes. Tu ne lui as pas dit que de l'autre côté du monde la mer est phosphorescente, et qu'il y a des oiseaux-mouches dans les fleurs et qu'on fait l'amour sous les gardénias près d'un jet d'eau.

Elles se turent toutes deux. Alicia fit un geste de décision :

- Appelle-moi cet oiseau. On va voir.

Quand Harold entra, tante Alicia avait repris sa gentillesse de vieille dame.

- Bonjour, mon Harry.

- Bonjour, tante Alicia.

- Qu'est-ce qu'on m'apprend ? Que tu as un amoureux ? Et quel amoureux ! Pour ton coup d'essai, c'est un coup de maître !

Harold acquiesça, fit un petit sourire méfiant et résigné.

- Il paraît aussi que tu fais le méchant et que tu essaies tes griffes sur M. Tomlinson ? Bravo !

Harold leva sur sa tante des yeux incrédules.

- Mais oui, bravo ! Il n'en sera que plus heureux quand tu seras redevenu gentil.

- Mais je suis gentil, tante. Seulement je ne veux pas, voilà tout.

- Oui, oui, nous savons. Tu l'as renvoyé, c'est parfait. Mais ne l'envoie pas au diable, il serait capable d'y aller. En somme, tu ne l'aimes pas.

Harold fit un geste enfantin des épaules.

- Si, tante, je l'aime bien.

- C'est ce que je dis, tu ne l'aimes pas. Remarque que je n'y vois pas de mal, ça te laisse toute ta liberté d'esprit. Ah ! si tu avais été fou de lui, je n'aurais pas été trop rassurée. C'est un beau brun, Tomlinson. Bien bâti, il n'y a qu'à voir ses photos de Deauville en costume de bain... Là-dessus sa réputation est faite. Oui, je t'aurais plaint, mon pauvre Harry.

Débuter par une passion... S'en aller seul à seul de l'autre côté du monde... Oublier tout, dans les bras de l'homme qui vous aime, écouter le chant de l'amour sous un éternel printemps... Ça ne parle donc pas à ton cœur, ces choses-là ? Qu'est-ce que ça te dit ?

- Ça me dit que quand l'éternel printemps est fini, M. Tomlinson s'en va avec une autre. Ou bien c'est l'autre, disons moi, qui quitte M. Tomlinson, et M. Tomlinson s'en va tout raconter. Et l'autre, disons toujours moi, n'a plus qu'à aller dans le lit d'un autre monsieur.

Je ne veux pas.
Moi, je ne suis pas changeant.

Il croisa ses bras sur son torse et frissonna légèrement.

- Grand-mère, est-ce que je peux avoir un cachet ? Je voudrais me coucher, j'ai froid.

-Idiot, éclata tante Alicia, tu mérites d'avoir un petit magasin de mode !
Allez, va, épouse un petit ouvrier !

- Si tu y tiens, tante, mais je voudrais me coucher.

Mme Alvarez lui tâta le front.

- Tu te sens mal ?

- Non, grand-mère, c'est que je suis triste.

Il appuya sa tête à l'épaule de Mme Alvarez et pour la première fois de sa vie ferma les yeux pathétiquement, comme un adulte.

Les deux sœurs se regardèrent.

- Tu penses bien, mon Harry, dit Mme Alvarez, qu'on ne va pas te tourmenter à ce point-là. Du moment que tu ne veux pas...

- Ce qui est raté est raté, dit sèchement Alicia. On ne va pas en parler toute la vie.

- Tu ne pourras pas nous reprocher que les conseils t'aient manqué, dit Mme Alvarez.

- Je sais bien, grand-mère. Mais je suis triste quand même.

- Pourquoi ?

Une larme descendit, sans la mouiller, sur la joue duvetée de Harold, qui ne répondit pas.

Au coup de sonnette brusque, il sauta sur ses pieds.

- Oh ! ça doit être lui, dit-il. C'est lui...
Grand-mère, je ne veux pas le voir, cache-moi, grand-mère...

Tante Alicia leva sa tête fine, courut ouvrir la porte, et revint promptement. Louis Tomlinson, le teint brouillé et les yeux ternes , la suivait.

- Bonjour Mamita, bonjour Harry, dit-il d'un ton faussement badin.
Ne vous dérangez pas, je viens pour reprendre mon chapeau...

Aucun des trois ne répondit, et son assurance le quitta :

- Enfin, quoi, vous pouvez bien me dire un mot, quand ça ne serait que bonjour !

Harry avança d'un pas :

- Non, dit-il, vous ne venez pas reprendre votre chapeau. Vous en avez un autre à la main. Vous venez pour me faire encore de la peine.

- Oh ! éclata Mme Alvarez, c'est plus que je ne peux en entendre.
Comment, Harry, voilà un homme qui, n'écoutant que son grand cœur...

- S'il te plaît, grand-mère, rien qu'une minute j'ai fini tout de suite...

Il tira machinalement sa jupe, assura la boucle de sa ceinture et marcha jusqu'à Louis :

- J'ai réfléchi, Monsieur Louis, j'ai même beaucoup réfléchi...

Louis l'interrompit, pour l'empêcher de dire ce qu'il redoutait d'entendre :

- Je te jure, mon chéri...

- Non, ne jurez pas.
J'ai réfléchi que j'aimais mieux être malheureux avec vous que sans vous.
Alors...

Il s'y reprit à deux fois :

- Alors... Voilà. Bonjour... Bonjour, Louis.

Il lui tendit sa joue comme d'habitude. Louis, tout tremblant, l'embrassa un peu plus longtemps que d'habitude, jusqu'à ce qu'il le sentît devenir attentif, puis immobile et doux dans ses bras.

Mme Alvarez parut vouloir s'élancer, mais la petite main impatiente d'Alicia la retint :

- Laisse. Ne t'en mêle plus.
Tu ne vois pas que ça nous dépasse ?

Elle montrait Harry qui reposait, sur l'épaule de Tomlinson, sa tête confiante et la richesse de ses cheveux épars.

L'homme heureux , grand sourire aux lèvres se tourna vers Mme Alvarez :

- Mamita, dit-il, voulez-vous me faire l'honneur, la faveur, la joie infinie,
de m'accorder la main...

•▪︎▪︎●•▪︎•

Tadaaaaa ! 😊

Je repète je n'ai rien à voir dans cette histoire ! C'est un texte de Colette que j'adore et qu'elle à écrit quand elle avait environ 70 ans !

Je l'ai relu cet été et franchement je voyais vraiment Harry de 16 ans en lisant le personnage de Gigi : les boucles, les longues jambes, le visage chérubin avec une grande bouche et de grands yeux expressifs. Avec la pression sur ses épaules de séduire même très jeune, pressé de laisser de côté son innocence, presque vendu pour le profit ...

Quand à Louis/Gaston : un homme célèbre dont la vie privée est étalée dans les journaux à scandales, qu'on juge et sur lequel on raconte tout et n'importe quoi. Qui s'enferme dans des relations sans sens, dans des plaisirs vains qui ne lui apportent plus aucuns plaisir.

J'y ai vu du sens ...

Pour ceux qui n'ont pas aimés : pas d'inquiétude ! On reprend avec des textes
« normaux » la prochaine fois avec cette fois un véritable A/B/O !

J'ai hâte de lire vos impressions.

Coeur sur vous ! 🤣🥰

C.

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