Chapitre 9 : Ce fut à cet instant...

— Tu es épouse, après. Tu dis oui !

Le cœur battant, Siehildra fit un pas en arrière et butta contre un tronc d'arbre. Était-ce la peur ou la colère qui la poussa à s'opposer ? Elle bredouilla aussitôt :

— Je... je... Je devais m'unir au roi...

Argument absurde, car le souverain des Sylves aurait exigé sans doute bien plus d'elle et ce, dès le début. Cette réplique suffit d'ailleurs à énerver encore davantage Saule.

Il tonna, tandis que le soleil se cachait :

— Roi dangereux ! Humaine stupide ! Je fais... cadeau ! Je ne pas suis dangereux !

Il avait raison... Mais l'idée qu'il pose ainsi ses grosses mains sur elle lui était insupportable ! Tant pis, si elle le blessait, comme en témoignait l'expression mi irritée, mi peinée qu'il lui décernait. Elle avait déjà beaucoup trop puisé dans sa patience et elle avait besoin de s'exprimer :

— Et puis, si je suis votre femme, alors faudrait-il commencer par ne plus me traiter d'animal idiot et, tant que vous y êtes, peut-être s'agirait-il de me faire confiance !

Une référence directe à cette mystérieuse tenture, que Saule comprit aussitôt. Il s'empourpra, ses yeux virèrent au vert foncé et sa colère éclata. 

— HUMAINE TRÈS... TRÈS...

Chercher ses mots ne faisait qu'accentuer la rage du Sylve. Le ciel se plombait de nuages noirs et un vent violent se mit à souffler, saisissant la princesse jusqu'aux os.

— TRÈS CUILLÈRE !

En d'autres circonstances, Siehildra aurait sans doute éclaté de rire devant l'absurdité de la situation, mais Saule paraissait à deux doigts de lui sauter à la gorge. Et nul doute qu'il serait capable de lui briser la nuque comme à un vulgaire écureuil bleu.

La colère prit cependant le pas sur la peur et la jeune femme se permit, furieuse :

— Pourquoi me séquestrer ainsi ? Nous n'avons rien en commun ! Laissez-moi partir ! Jamais je ne m'unirai à un Sylve qui... qui...

Elle se tut, les lèvres tremblantes. Elle aussi l'aurait bien traité de bête. Il eut un rictus méprisant. Parut se détendre subitement. Le vent se transforma en brise glaciale, puis retomba. Un instant, ils s'observèrent dans un silence tendu. Puis Saule desserra les dents pour siffler :

— Je ne pas dire non. Tu pars. Je dis adieu.

Il tourna les talons et la laissa là. Saisie, la jeune femme en perdit ses mots. Venait-il de la congédier ?

— Vous...

— Tu pars ! aboya Saule en se retournant une dernière fois pour la foudroyer du regard.

— Mais... mon père...

— Père maison tu. Il est content. Ne pas le problème. Tu peux partir. Je parle le roi. Je ne pas aider encore.

Puis il disparut dans les broussailles.

Plus la moindre brise. On n'entendait plus que le chant des oiseaux et le remous de la cascade.

Tremblante, Siehildra mit de longues secondes à prendre conscience de sa situation. Si elle avait bien compris, le jeune homme venait de lui rendre sa liberté. Elle pouvait retourner à son château si elle le souhaitait. La princesse n'était cependant pas stupide au point de se réjouir : elle se trouvait seule dans la forêt et elle avait bien deviné qu'en l'absence de Saule, le temps clément ne se maintiendrait pas longtemps. Il lui fallait profiter de l'accalmie pour se rapprocher aussi vite que possible de la civilisation.

Par où aller ? Siehildra envisagea un instant de monter à un arbre pour se repérer par-dessus la frondaison. Cependant, elle n'avait jamais pratiqué ce genre d'exercice et craignit de se rompre le cou. La cascade se déversait dans un chenal que la jeune femme choisit de suivre. Au moins ne tournerait-elle pas en rond. De plus, les Humains recherchaient les points d'eau et il était probable qu'elle arrive tôt ou tard à une masure perdue dans les bois ou peut-être même à un village.

Rassérénée, Siehildra partit d'un bon pas. Fort heureusement, ses pieds bandés étaient bien protégés.

Comme elle s'y attendait, le froid revint la tourmenter rapidement. Des flocons ne tardèrent pas à voleter dans les airs, puis les premières plaques de neige apparurent, compliquant la marche. Les broussailles et les larges arbres empêchaient parfois la princesse de rester proche du cours d'eau et elle craignit plusieurs fois de se perdre. 

De nouveau, la faim se fit sentir, puis la peur alors que le crépuscule colorait la forêt de lueurs rougeoyantes.

Au détour d'un talus de feuilles mortes, Siehildra s'immobilisa, haletante. Depuis quelques minutes, elle se sentait épiée. Elle devait marcher depuis des heures et n'avait croisé que des oiseaux et des écureuils inoffensifs. Mais, cette fois, la présence lui paraissait menaçante. Quelque chose restait tapi dans les buissons.

Essoufflée par ses efforts pour trouver la civilisation au plus vite, la jeune femme tenta de discerner un mouvement suspect. Rien. En revanche, son cœur fit un bond quand elle repéra, à quelques pas de là, un petit embarcadère le long de la rive. Si une telle structure existait, alors quelqu'un devait habiter non loin. Un Sylve n'aurait jamais usé de bois de la sorte.

Elle reprit sa marche, ses inquiétudes balayées par un nouvel espoir. Ce fut une clôture qui la réjouit en lui confirmant qu'elle s'approchait bien d'une existence humaine. Cette découverte lui rendit quelques forces et la princesse tenta d'oublier la présence inquiétante qui, c'était une certitude à présent, la suivait pas à pas.

L'obscurité enveloppait la forêt lorsque Siehildra aperçut, loin entre les arbres, une lueur. Enfin ! 

Sa joie fut de courte durée. Une forme sombre bondit devant elle. Ramassé sur lui-même, l'animal fixait la princesse.

Un rund. Ce grand félin vivait aussi bien dans les plaines qu'en forêt et se mouvait avec une puissance aussi gracieuse que mortelle. La bête ne bougeait plus, prête à bondir. Sans doute évaluait-elle les réactions de sa proie.

Pétrifiée, le souffle coupé, Siehildra sentit une goutte de sueur couler le long de sa nuque.

Les pupilles de l'animal s'élargirent à la lueur de la lune jaune qui venait de se lever.

Il bondit. la princesse fut bousculée et tomba. Quelque chose venait de s'interposer. Une forme aux prises avec la bête. La princesse recula, terrifiée. Un homme luttait à mains nues contre le fauve.

Le cœur de la jeune femme rata un battement. Saule ! À la lueur des lunes, elle avait manqué ne pas le reconnaitre. Le Sylve étouffait l'animal, qui tentait de se libérer en lacérant le jeune homme. Ce dernier ne bronchait pas. Peu à peu, le rund cessa de se débattre. Le cadavre glissa au sol. Siehildra eut un hoquet : Saule venait d'achever le prédateur en lui brisant la nuque d'une main teintées d'un orange sanglant.

Le Sylve se releva, fit quelques pas en observant d'un air absent les profondes entailles qui parcouraient ses bras, ses flancs et ses cuisses. Même dans la semi-obscurité, l'importance des blessures ne pouvait être ignorée. Puis, sans qu'il ait prononcé un mot, ses yeux se fermèrent et il s'écroula par terre. Inerte.

Choquée, Siehildra ne bougea d'abord pas.

Saule était mort.

Au loin, la lueur appelait la jeune femme. Cette dernière aurait dû se réjouir d'être tout à fait débarrassée de ce mariage maudit, mais elle ne ressentait aucune joie.

Elle osa quelques pas, se rapprocha du corps du Sylve. Et si... S'il était encore en vie ? Etrangement, cet espoir la ramena bien plus à la réalité que l'envie de s'échapper. Elle s'agenouilla près de Saule et le poussa de toutes ses forces pour dégager son visage. Sur la neige, le sang laissa des trainées collantes et orangées peu communes. Le Sylve avait les yeux clos. La princesse remarqua qu'il avait à nouveau perdu ses cheveux et abandonné son pantalon. Pourtant, cette fois, elle n'en fut pas dérangée. Une seule chose importait, qui lui redonna une bouffée d'espoir : Saule respirait encore.

La princesse n'y connaissait rien en soins, mais elle savait au moins qu'il n'était pas conseillé de se vider de son sang. Certes, le jeune homme paraissait perdre ce qui ressemblait davantage à de la sève épaisse qu'à du liquide humain, mais le principe devait rester le même. Elle ne réfléchit pas davantage et se dévêtit rapidement. Puis elle tira aussi fort qu'elle put sur ses habits pour en déchirer le tissu. Elle ne parvint qu'à faire sauter les coutures avec ses dents, mais au moins put-elle envelopper le bras du sylve et ses cuisses qui avaient le plus souffert et continuaient à saigner.

À présent, peut-être pouvait-elle trouver de l'aide du côté de la lueur ?

Au moment où la jeune femme allait se lever, Saule ouvrit des yeux d'un blanc laiteux et lui agrippa le bras.

— ...

Hagard, il marmonnait dans sa langue.

— N'ayez crainte, messire, je vais chercher de l'aide. Il me semble...

Les yeux du Sylve s'agrandirent d'effroi.

— Non ! Pas vais chercher de l'aide ! Les Humains forestiers tuer les Sylves ! Les Sylves tuer les Humains ! Pas bien !

Siehildra s'immobilisa, hésitante.

— Mais... Vous avez besoin de soins et je ne peux vous en prodiguer...

— Tu laisses je. Matin, soleil, aide je. Bien. Pas... inquiéter. Tu pars.

Il n'y avait plus de colère dans sa voix, seulement une forme de bienveillante lassitude.

Siehildra s'en étonna.

— Vous souhaitez réellement que je vous abandonne à votre sort ?

— Oui. Tu vas la maison tu. Matin, soleil...

— Le soleil vous soignerait ? Par quel miracle ?

Saule voulut secouer la tête, mais il poussa un râle de douleur.

— Non. Ne pas soigner je. Mais... Donne la force. Les Sylves prennent la force le soleil. Matin, je peux lever debout, je peux aller la grotte et je peux... soigner je... la grotte...

Il referma les yeux un instant, épuisé. Perplexe, Siehildra s'assit à ses côtés, jambes repliées contre elle et bras croisés pour tenter de se protéger du froid. A présent que la tension était retombée, elle grelottait et sa nudité n'aidait en rien.

— Je crains que vous ne passiez pas la nuit, Saule. Vos blessures sont graves. Si vous vous endormez...

Il parut réfléchir, tenta de trouver une position plus confortable, mais se résigna à ne plus bouger tant chaque mouvement lui tirait une plainte sourde.

— Tu veux partir. Pars. Ne pas reste... Ne reste pas.

Touchée par sa sollicitude, Siehildra secoua la tête.

— Non. Il ne sera pas dit que j'abandonnerai celui qui vient de me sauver la vie. Pour la seconde fois, qui plus est.

La précision tira un regard étonné au Sylve qui ferma à nouveau les yeux, comme pour reprendre des forces. Quand il les rouvrit, ses pupilles étaient teintées de rouge. Il tentait de cacher sa souffrance mais y arrivait de moins en moins.

— Tu ne peux faire rien. Je attends le soleil. Hum... tu peux parler. Pas dormir, je parle.

Siehildra acquiesça. Oui, elle allait lui tenir compagnie. Puis elle l'aiderait à retrouver sa grotte au petit matin. Comme elle claquait des dents, il désigna le cadavre du rund à côté d'eux, non sans une grimage de douleur.

— Tu mets... à côté. Chaleur. Bien.

La princesse pinça les lèvres pour s'efforcer de ne pas montrer son dégoût. Se coller à un cadavre d'animal ne l'enchantait guère. Mais Saule, tout comme elle, allait avoir besoin de se réchauffer et elle ne sentait déjà plus ses propres doigts.

La force qu'elle mit pour trainer la dépouille jusqu'au Sylve suffit à lui redonner un peu de chaleur, mais cela ne dura pas. Avec un grognement, Saule, bascula le cadavre sur lui, puis, après un instant d'hésitation, il proposa :

— Je sais tu ne pas es content... tu ne es content pas...

— Je ne serai pas contente ? hasarda Siehildra qui commençait à avoir une petite idée de ce qu'il allait lui proposer.

— Oui. Mais tu viens ici. La chaleur. Bien. Sinon, tu meurs... la neige...

Il avait raison. Les flocons virevoltaient porteurs d'une mort silencieuse.

En réprimant un soupir et en s'efforçant de ne pas vomir à l'odeur du cadavre, la princesse se glissa près de Saule.

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