Chapitre 6 : Prisonnière des bois...
Hébétée, Siehildra se morigéna intérieurement pour ne pas avoir compris plus tôt. À la vérité, elle ignorait si elle se sentait soulagée d'avoir trouvé un représentant du peuple avec lequel elle cherchait à prendre contact, ou si elle devait avoir encore plus peur de Saule !
- Pourquoi refuser de me mener aux vôtres, puisqu'il en est ainsi ? s'étonna-t-elle finalement.
- Les Humains... les Sylves sont dangereux. Ne pas... bien la union...
Il marmonna quelque chose dans sa langue, sans doute irrité par ses difficultés à s'exprimer.
- J'irai seule, s'il le faut !
Saule se fendit d'un de ses agaçants sourires :
- Dehors, c'est l'hiver. Tu ne peux pas marcher... beaucoup. Tu... meurs, marcher beaucoup. Tu es... faible.
L'évidence n'en était pourtant pas moins difficile à accepter. Toutefois, la curiosité de Siehildra étant piquée, la jeune femme se résolut à poser une nouvelle question.
- Comment se fait-il qu'ici, nous soyons en plein printemps ?
- Magie sylve. Les Humains ne pas comprennent.
- Ne comprennent pas, corrigea Siehildra à mi-voix.
Saule hocha la tête. Il hésita, puis ajouta :
- Tu veux savoir. Je montre... un jour ?
Vraiment ? La jeune femme lui accorda un sourire incertain, qui fit esquisser à nouveau un air moqueur au sylve.
- Mange la viande, tu dis. Ici, ne pas cuire. Interdit.
Devant l'air dégoûté de la princesse, il ajouta :
- J'ai la idée... tu viens et tu regardes.
Arrivé à la grotte, il passa derrière la tenture tendue au fond et en rapporta un nouveau récipient. Ce que ce dernier contenait fit bondir Siehildra de joie. De la viande séchée !
Comme Saule lui tendait une lanière, elle la saisit entre deux doigts et commença à manger délicatement. La princesse consommait habituellement peu de viande, sensible au sort des animaux. Mais, cette fois, il lui faudrait faire une exception.
- Vous ne mangez aucune plante ? interrogea-t-elle après avoir terminé ce maigre repas, trop polie pour en réclamer davantage.
- Non ! Nous ne pas... nous ne sommes pas les sauvages !
La jeune femme haussa les sourcils :
- Et ces pauvres écureuils ? Pourquoi mériteraient-ils davantage un tel sort ?
- Écu...
- -reuils. Écureuils, répéta-t-elle en désignant le bol où demeuraient les peaux ensanglantées et les os des bêtes.
- Les écureuils sont les animaux. Bien manger... Comment manger, si ne pas mange les animaux ?
Ne trouvant pas la serviette de table qui faisait évidemment défaut, Siehildra se résolut à frotter ses doigts poisseux l'un contre l'autre. Sa robe bleu ciel avait viré par endroits au brun depuis un moment, mais elle n'allait tout de même pas s'abaisser à s'essuyer dessus.
- Nous mangeons aussi des légumes, des fruits... Eux ne souffrent pas, expliqua patiemment la princesse.
Pourquoi engageait-elle une telle conversation ? Peut-être parce qu'elle avait le sentiment qu'un nouveau monde se trouvait à portée, un monde dont elle ne connaissait rien. Au château, elle avait passé des heures à tenter de comprendre les animaux qu'elle recueillait. Elle les considérait comme des amis fidèles, pour certains d'entre eux. N'en déplaise à ses sœurs qui voyaient là une preuve flagrante de sa faiblesse d'esprit. Ainsi, elle pouvait bien faire l'effort de s'adapter à Saule, aussi étrange puisse-t-il être.
- Souffrent ? demanda ce dernier en fronçant les sourcils.
- Souffrir, c'est avoir mal.
- Les plantes souffrent ! s'exclama aussitôt Saule, qui paraissait scandalisé par cette affirmation. Je sais... hum... exemple... les humains, mangent les noisettes. Les noisetiers pleurent quand leurs enfants... partis... enlevés. Jamais grandir. Perdus pour toujours. Nous sommes tristes !
Cette façon qu'il avait de s'inclure parmi les noisetiers était perturbante, mais Siehildra préféra ne pas s'en formaliser.
- Vous sous-entendez que les arbres communiquent, d'une certaine façon ?
- Oui ! Vous ne entendez pas ! Les arbres protègent les bébés. Les humains ne comprennent pas. Les humains, animaux stupides.
Il soupira avec lassitude, mais tendit tout de même une nouvelle lanière de viande séchée à la jeune femme qui s'en empara avec hésitation. Cette alternance d'agressivité et de gentillesse la laissait perplexe et sur le qui-vive.
- Nous n'avons rien de stupides, le corrigea-t-elle entre deux bouchées. Nous pleurons aussi nos enfants s'ils nous sont enlevés, figurez-vous !
Elle espérait ne pas se montrer trop désagréable, mais elle venait de se faire insulter et toute son espèce avec elle !
- Vrai ?
Saule paraissait incrédule.
- Vous pensez les animaux... intelligents ?
Siehildra se souvint de ceux dont elle prenait soin au château. Elle recueillait les chiens abandonnés et les oiseaux blessés. Le cèdre qui croissait dans le parc regorgeait de minuscules chats verts qu'elle câlinait et, le bassin, de poissons qu'elle nourrissait. Elle se promenait volontiers à dos de cheval en été et d'entlor en hiver, les longs poils laineux de ces derniers la protégeant du froid. Grâce à cette petite ménagerie, elle ne s'était jamais sentie seule.
Comment pouvait-on douter de l'intelligence du règne animal ?
- Non seulement j'en suis certaine, mais je pense qu'ils le sont davantage que bien des Humains... ou des Sylves, argua-t-elle avec un air de défi.
Pensif, Saule se dirigea vers les dépouilles des écureuils et entreprit de sortir les os restants et les boyaux.
- Les humains aiment les animaux ? demanda-t-il pourtant afin de poursuivre la conversation.
- Eh bien... pas tous... Mais la plupart, je suppose.
- Mais vous mangez. Pourquoi ?
Siehildra haussa les épaules.
- Parce qu'il faut bien manger, comme vous dites. Pour ma part, je privilégie les fruits et les légumes, les œufs, le lait... Je n'aime pas l'idée que l'on tue de pauvres bêtes pour me nourrir. Mais si je ne peux manger aucun produit végétal, je tomberai malade, sans aucun doute. Les Humains ont besoin de diversifier leur alimentation.
Saule parut réfléchir quelques instants, peut-être le temps d'assimiler cette trop longue logorrhée. Puis il fit la moue.
- Je pense les Humains comme les loups... Je ne sais pas les Humains mangent les fruits.
Il repoussa une de ses longues mèches et ajouta :
- Je comprends : Humain comme le sanglier, mange tout. Oui.
Ce fut au tour de Siehildra de grimacer. Être comparée à un gros cochon n'était pas pour l'enchanter. Mais s'il fallait en passer par là pour se nourrir décemment...
- C'est cela... Mais je ne peux me nourrir de glands, malgré tout...
- Oui. Je comprends. Je dis tu peux manger. Oui ?
Siehildra hocha la tête, sans trop savoir à quoi elle acquiesçait, fatiguée par ce nouvel échange surréaliste. Saule mit les peaux à sécher, se lava les mains et le visage brièvement à l'aide d'une outre d'eau, puis se leva et quitta la grotte. Découragée, la princesse se laissa tomber sur les couvertures. Allait-elle passer le restant de ses jours nourrie comme un sanglier ? Sœur Deluna en aurait fait une syncope !
Impossible ! Il lui fallait de toute façon retrouver son père. Bien entendu, elle avait compris que les Sylves étaient dangereux, mais elle avait promis de faire son possible. Elle ne pouvait se contenter d'écouter Saule et de rester là les bras croisés !
Le temps s'écoulait lentement. Siehildra passa un long moment à observer les affaires du jeune homme. Ses ustensiles étaient faits de peau ou de terre, mais jamais de bois. Voilà qui n'était pas étonnant. Comme la journée touchait à sa fin et que Saule ne revenait pas. Siehildra commença à s'inquiéter. La forêt ne se trouvait pas assez au Nord pour se voir infestée de wrags, mais des loups de taille normale, chassant la nuit, suffiraient à venir à bout d'elle.
De plus, un phénomène étrange emplissait l'atmosphère. L'air du crépuscule se faisait de plus en plus froid et les plantes aux alentours paraissaient se faner progressivement. Les bras croisés contre sa poitrine pour garder un peu de chaleur, Siehildra fit quelques pas hésitants à l'extérieur de la grotte : les arbres se paraient peu à peu de rouge et d'or et des feuilles brunes tombaient lentement, recouvrant le sol d'un tapis bruissant.
La jeune femme prit peur devant ce changement de temps improbable. Battant en retraite dans la grotte, elle s'emmitoufla dans une couverture au moment où les premiers flocons de neige se mettaient à tomber en même temps que la nuit.
La forêt, autant que la grotte, se retrouva plongée dans le noir. Seules les lunes vertes et bleues éclairaient les arbres d'une lueur glauque. Des craquements dans les taillis indiquèrent que les animaux nocturnes se réveillaient. Les eurles se mirent à hululer, emplissant les lieux d'une clameur sinistre. Ces immenses chouettes, pouvaient, disait-on, emporter les petits enfants. Les branches des arbres, désormais dénudées, projetaient des ombres mouvantes sur le sol. Siehildra frémit en repensant aux légendes des fantômes peuplant les bois.
Et si Saule ne revenait pas ? Aussi étrange qu'il soit, le jeune homme était son seul repère dans cet environnement sauvage.
Trop effrayée pour s'endormir, Siehildra sursautait au moindre bruissement. Une furieuse envie de se cacher la tête sous sa couverture la tenaillait, comme lorsqu'elle était enfant et que ses grandes sœurs se moquaient d'elle. Et puis, elle avait à nouveau faim, les deux lanières de viande séchée ne l'avaient pas rassasiée. La soif la tourmentait, aussi, et la jeune femme n'osait se rendre seule au ruisseau qui murmurait dans l'obscurité.
Ce fut un autre besoin naturel qui la convainquit finalement de s'éloigner un peu de la grotte. Terrifiée, Siehildra manqua hurler à chaque fois qu'une branche accrocha sa robe. Le gel crissait sous ses pas et imbiba bien vite ses bandages. Le retour à l'abri - si l'on pouvait qualifier l'anfractuosité rocheuse ainsi - vit la jeune femme se recroqueviller sous la couverture et ne plus en bouger, grelottante dans la bise glaciale de l'hiver.
Pourquoi Saule ne revenait-il pas ?
Pourquoi ?
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