Chapitre 4 : Un rêve...
Le carrosse bringuebalait sur la route forestière. Des branches d'arbres basses cognaient sur l'habitacle, accentuant l'anxiété de ses occupantes qui s'effrayaient à l'idée de voir surgir quelque brigand de grands-chemins. Pour ne rien arranger, la nuit n'allait pas tarder à tomber et la destination tant attendue paraissait encore bien lointaine.
Siehildra tâchait de se tenir droite dans son corset pour ne rien perdre de sa dignité. Sœur Deluna, qui veillait sur les enfants du roi depuis tant d'années, ne tolérait aucun écart de comportement.
— Mes filles, tâchez de rester calmes, les admonestait justement cette dernière. Essayons donc de trouver un sujet de conversation qui égaiera ce voyage.
La vieille nonne entendait sans doute par là, le fait de discuter théologie ou, plus prosaïquement, de réciter quelques prières aux Six.
— Vous avez raison, sœur Deluna, s'exclama une ravissante jeune femme aux longs cheveux bruns tressés de perles et de rubans. Voyons... Si nous parlions chiffons ? Je voulais te féliciter, Siehildra ! Quelle robe ravissante, vraiment ! Quel dommage que tu sois si... imposante.
Le sourire de Siehildra s'éteignit en entendant ces mots mielleux. Elle était pourtant habituée aux remarques désobligeantes de Meridra.
— Eh bien... Je ne l'ai pas choisie...
Pourquoi se sentait-elle obligée de se justifier ? Il était vrai qu'elle était un peu trop bien en chair. Beaucoup trop, selon les normes en vigueur à la cour silbérienne. A vingt ans, toutes les filles de son âge mettaient en valeur des tailles aussi fines que possible, à grand renfort de laçages tous plus serrés les uns que les autres. Siehildra ne s'intéressait pas beaucoup aux parures et choisissait des atours simples au vu de son rang. Elle détestait attirer les regards. De toute façon, en ce qui la concernait, le concours de silhouettes était perdu d'avance.
Un nouveau cahot empêcha sœur Deluna de renchérir et Siehildra s'efforça de faire bonne figure.
Meridra lui lança un regard peiné. D'un an son aînée, la jeune femme avait déjà fait son entrée dans le monde. Elle ne cachait pas sa volonté de gouverner un jour. Comme Andra, la plus âgée de la fratrie, l'idolâtrait, Siehildra avait fini par accepter l'idée qu'elle n'avait guère d'intérêt à prétendre au trône. Leur père choisirait celle qui souhaitait gouverner. Or, la cadette ne se sentait vraiment pas capable d'endosser un tel rôle.
Elle lissa sa robe couleur azur d'un geste nerveux. Évidemment, que ces atours lui allaient mal ! Comme toutes les tenues qui tentaient sans succès de la mettre en valeur ! La domestique avait pourtant bien serré le corset, placé les multiples jupons comme le voulait la coutume, mais le rendu n'était pas à la hauteur, si l'on en croyait le sourire pincé de Meridra.
— Allons, un peu d'entrain, ma sœur ! continua cette dernière. Ce n'est de toute façon pas toi que le duc va courtiser !
Non, sans doute. Depuis des jours, la jeune femme rebattait les oreilles de sa cadette avec ce mystérieux prétendant qui devait faire leur fortune. Il était riche et beau, le parti rêvé selon celle qui se voyait déjà fiancée.
— Il est vrai qu'il présente fort bien, commenta leur aînée en relevant les yeux d'un ouvrage qu'elle lisait à grand peine à la lueur du jour déclinante. Mais ne crains-tu pas qu'il soit quelque peu benêt ? Ses lettres me parurent fort simplistes.
Andra, du haut de ses vingt-deux ans, s'attachait aussi à se trouver rapidement un bon parti. Contrairement à Meridra, elle cherchait un homme à l'esprit brillant et regardait avant toute chose la taille de sa bibliothèque. Qu'importait qui il fut tant que, en plus de sa richesse, il savait converser en plusieurs langues !
Cette volonté de se marier dépassait Siehildra qui se sentait mal rien qu'à l'idée de se faire courtiser. Et pourtant, bien qu'elle ne se l'explique pas vraiment elle-même, elle avait déjà eu plusieurs demandes en mariage. Mais elle les avait toutes refusées, arguant qu'elle était jeune encore et souhaitait tenir compagnie à son père vieillissant. Ses sœurs lui reprochaient sa fierté qui la rendait, selon elles, trop exigeante. Siehildra, de son côté, soupçonnait tous ces prétendants de n'en vouloir qu'à leur royale position.
Au demeurant, le roi aimait si fort ses filles qu'il ne pensait à leur imposer aucun parti. Il avait promis à sa défunte femme de faire le bonheur de sa progéniture et s'y employait en ne refusant rien à ses trois enfants chéries. Certains murmuraient qu'il n'était qu'un vieillard faible et inutile, mais Siehildra se plaisait à penser que son père était simplement trop généreux, avec ses filles comme avec son peuple.
La cadette se détourna de la conversation et regarda par la fenêtre. La forêt s'étendait en une masse sombre et inquiétante. Le château royal n'était pourtant pas des plus beaux, avec ses jardins envahis de mauvaises herbes et ses bassins asséchés aux fontaines vides ; mais il lui manquait déjà. Jadis, le palais avait été resplendissant. Aujourd'hui, le manque d'entretien le faisait passer pour une demeure hantée et nombre de nobles ne rêvaient plus que de le raser pour prendre le pouvoir sur un souverain déclinant. Cet état de fait attristait la jeune princesse qui espérait que, le moment venu, l'époux de Meridra qui en hériterait sans doute, chercherait, comme elle, à rendre sa gloire passée au centre du royaume.
— À la vérité, ma chère sœur, j'ignore pourquoi tu te donnes le mal de nous accompagner, reprit justement sa sœur.
— C'est certain, renchérit Andra. D'autant que je suppose que tu as déjà fort à faire avec tes... amis les animaux. Nous t'eussions fait quérir si ta présence fut devenue, par hasard, nécessaire.
Siehildra la dévisagea, indécise. L'aînée se montrait-elle moqueuse ? Sans doute pas. Pourquoi toujours penser à mal ? Ses sœurs ne voulaient que lui épargner une énième réception assommante. Elles avaient raison, Siehildra aurait préféré retrouver ses compagnons à poils et à plumes que subir ces discussions interminables où il n'était question que de mariage.
Un nouveau soubresaut du carrosse fit grommeler Andra qui referma son livre d'un coup sec. Elle n'eut pas le temps de se plaindre qu'un bruit de galop passa au-dessus du rythme lent des sabots des chevaux qui tiraient l'attelage.
Au dehors, on entendit le cri du cocher et les gardes qui protégeaient le carrosse, ordonner au cavalier de s'annoncer.
— C'est un coursier ! s'étonna sœur Deluna en entendant la réponse. Serait-il arrivé quelque calamité en notre absence ?
Un instant plus tard, le carrosse fut immobilisé et un homme leur remettait en s'inclinant un parchemin cacheté. Siehildra tenta d'en deviner l'origine tandis que Meridra s'en emparait avec autorité. À la lueur de la chandelle que venait d'allumer sœur Deluna, toutes purent voir la lectrice passer d'un teint de rose à un blanc cadavérique.
— Qu'y-a-t-il donc ? s'impatienta Andra en tentant d'arracher la missive des mains de sa sœur.
Cette dernière relisait le pli et repoussa sans ménagement son aînée afin le garder.
— Cela dit que les négociations avec notre père en territoire Sylve se verront scellées par un mariage.
Siehildra ouvrit de grands yeux tandis qu'Andra lâchait un rire étranglé.
— S'agit-il d'une mauvaise plaisanterie ? demanda-t-elle devant le silence que lui opposait sa cadette.
— Non. Il est annoncé que, selon les coutumes sylves, dès lors qu'un accord est demandé, il doit être accepté. Il y a là aussi mention d'une faute aggravante commise par père. Les Sylves exigent l'une de ses filles en mariage.
Meridra haussa les épaules et lâcha un rire à son tour.
— Ces... arbres ne sont que des végétaux pourvus d'une forme humaine. Ils ne peuvent même pas sortir de leur sinistre forêt ! Comment, par les Six...
— Meridra ! Ne jurez pas ! la coupa sœur Deluna, comme si la situation se prêtait à une leçon de bonne conduite.
— Je vous demande pardon, ma sœur. Je disais donc, que je m'étonne qu'ils soient en mesure de nous menacer. Mettre le feu à leurs bois leur donnerait une bonne leçon et...
— Ils pratiquent la magie, d'après les livres, la coupa Andra, agacée. D'autant que...
— Ils tuerons père avant que nous ayons approché avec notre armée !
Siehildra avait murmuré ces quelques mots. Ses sœurs la regardèrent avec une surprise mêlée de dédain.
— Siehildra, je t'en prie, ne te mêle pas de ce que tu ne comprends pas. La politique...
— Songeriez-vous à abandonner père ?
— Non, bien entendu. Cependant, ce peuple...
Siehildra se tut. Selon elle, elles n'auraient guère le choix. Elles se trouvaient face à des êtres qui pratiquaient la magie et dont personne ne connaissait les capacités ni les intentions. Leur père avait pris un risque et il en payait à présent le prix fort.
— Allons, ne sois pas ridicule ! ricana Andra. Ce n'est pas un peuple, mais un ramassis de sauvages qui n'ont d'hommes que l'apparence ! On dit qu'ils mangent de la chair humaine et qu'ils prient le soleil, tout de même !
Horrifiée à cette dernière mention, sœur Deluna fit le signe des Six Lunes et marmotta une conjuration.
— Vos sœurs ont raison ! s'exclama-t-elle aussitôt. Il n'est guère possible d'accéder à cette demande absurde ! Cela friserait la démence !
— Se marier à un Sylve ! renchérit Meridra. Autant épouser un chien ou un entlor !
— Ou une pâquerette ! pouffa Andra.
Elle roula le parchemin sur lui-même et se tourna vers le coursier qui attendait, dans l'expectative.
— Tu peux répondre d'ores et déjà que nous refusons la proposition. Que ces monstres libèrent notre père ou nous lâcherons nos armées sur leurs sinistres bois.
— Attendez, non !
Siehildra avait à peine haussé le ton, mais elle était sûre d'une chose : elle ne pouvait laisser ses sœurs condamner leur père sans même prendre l'avis de leurs conseillers et sans même envisager de se sacrifier pour lui si nul ne trouvait d'autre solution. Elle osait espérait que ce n'était que la peur qui animait ses aînées et était prête à les pardonner pour cette lâcheté. Cependant, dans ce cas...
— Nous ne pouvons prendre une décision sans plus de réflexion. Et puis, j'irai, moi, s'il n'y a pas d'alternative, reprit-elle d'une voix tremblante.
La proposition déclencha un rire moqueur chez Meridra :
— Pffff ! Allons, tu...
Un coup de coude d'Andra la fit taire :
— Vraiment ? Tu irais de ton plein gré te jeter dans la gueule du wrag ?
Le ton doucereux de l'aînée donna des frissons à Siehildra. Sa sœur ne cherchait tout de même pas à se débarrasser d'elle ?
Elle balaya cette pensée peu amène. Peu lui importait, à la vérité. Tant que personne ne s'opposait à son désir d'aller sauver son père !
— Sans doute serait-il tout de même plus sage d'attendre l'avis de vos conseillers, remarqua sœur Deluna qui paraissait affolée à l'idée que la situation lui échappe.
Siehildra lui sourit pour son aide, mais ne reçut aucune marque d'amitié en retour. La vieille nonne n'avait jamais été très souriante.
— Nous n'avons point le loisir de tergiverser, père est en danger ! s'exclama Andra.
— La missive indique que le temps nous est compté et que tout retard sera perçu comme un affront, ajouta Meridra en agitant le parchemin sans pour autant laisser quiconque le lire à son tour.
— Pour ton bien, comme pour celui de père, reprit Andra avec un empressement malsain, il serait plus sage que tu partes sitôt que nous serons arrivées chez le Duc. Il te fera sans doute prêter une voiture afin que tu parviennes au plus vite chez les Sylves.
Sœur Deluna se renfrogna mais Siehildra acquiesça. Elle venait de sceller son destin.
Le carrosse eut un cahot qui la secoua, l'extirpant de sa rêverie : Saule était de retour.
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