Chapitre 4 - Marisa
Je suis allongée à l'arrière de l'ambulance, sur un brancard raide et inconfortable, une couverture de survie posée sur moi comme un drap mortuaire. Mes lèvres tremblent, ma peau est parsemée de frissons. La douleur, si puissante qu'elle en paraît engourdie, va et vient, tel un boomerang des enfers. Le masque à oxygène me donne envie de vomir, mais l'idée de tendre le bras pour le retirer semble au-dessus de mes forces.
Soudain, l'ambulance tremble. Quelqu'un vient de grimper à l'intérieur. Une ombre se penche sur moi. J'entends sa respiration rauque et une chaleur ardente se dégage de son corps.
— Mar...
Une voix tremblante. Des doigts s'enroulent autour de mon poignet. Un geste d'apaisement qui a tout l'effet inverse. Je pense : je t'en supplie, dis-moi qu'ils sont encore en vie. Dis-moi que les pompiers sont arrivés à temps. Plus de peur que de mal. S'il te plaît, Sohan. S'il te plaît !
Sohan prend une courte inspiration et étouffe un sanglot.
— Je suis désolé, déclare-t-il, dans un faible murmure.
Le monde s'effondre.
Je me redresse sur le lit, passe une main dans mes cheveux emmêlés. Le loft se situe dans un ancien entrepôt. Julian l'a décoré d'une façon plutôt particulière, un mélange d'art contemporain - reproductions colorées, pour la plupart, des peintures de modèles nues et qui recouvrent les murs en brique rouge - de culture pop - des étagères remplies de bandes dessinées et de figurines en tout genre - et d'une tentative de rendre l'espace plus vert et écolo, comme le montrent les plantes géantes disposées à chaque recoin de la salle et qui ont toutes l'air d'avoir grand besoin d'eau.
Je me lève puis chemine à petits pas jusqu'à la salle de bain, tout en essayant de ne pas me prendre les pieds dans les vêtements roulés en boule par terre. Une fois à l'intérieur, je referme la porte derrière moi. Enfin, je peux respirer. L'odeur d'encens commençait à me donner la migraine. Je m'approche du lavabo pour me passer un peu d'eau sur le visage.
En me relevant, je croise mon reflet dans le miroir. Mon mascara s'est étalé sous mes yeux bruns-dorés. Ma peau est naturellement hâlée, bien que plus terne que d'ordinaire. Après la compétition - après ma défaite, armée d'une paire de ciseaux de fortunes, j'ai décidé sur un coup de tête de me couper les cheveux au niveau du menton. Toute seule. Le travail manque d'adresse, les pointes sont irrégulières à quelques endroits, mais je m'en moque. Je me souviens de l'expression de Sohan lorsqu'il m'a découvert avec cette nouvelle coupe. La déception se lisait comme un livre ouvert sur son visage. Kunal s'est marré, a dit que ça me faisait ressembler davantage à Maman. Ishika a ajouté que je paraissais plus âgée que mes dix-huit ans.
À leur souvenir, contre toute attente, les larmes me montent aux yeux. Le manque pèse comme un rocher lourd de regrets dans mon estomac. Depuis le départ de nos parents pour New Delhi – Tante Alia est souffrante – j'ai fait en sorte d'éviter à tout prix la maison. J'ai l'habitude de lire la pitié dans les regards de Papa et Maman, mais mon frère et ma sœur sont encore trop jeunes pour subir les désagréments de mes humeurs changeantes. Je refuse de devenir un fardeau pour eux. Sohan arrive à les canaliser. Sohan se débrouille mieux que moi.
Je grimpe dans la douche, tente de me changer les idées en laissant l'eau brûlante glisser sur ma peau. Mes doigts survolent ma cicatrice, la boursouflure rosée, si laide et imposante, qui me couvre le flanc. Je ne peux pas m'empêcher de frissonner, malgré la température.
Une fois propre et habillée, je retourne dans la pièce à vivre. Julian est réveillé, allongé en travers du lit et perché sur un coude. Il me lance un regard enjôleur.
— J'ai cru un instant que tu m'avais laissé tomber.
Sans un mot, j'attrape mes boots puis viens m'asseoir à côté de lui. Le matelas s'enfonce sous mon poids, je me penche en avant afin de faire mes lacets.
Hier, j'en ai appris plus au sujet de ce mystérieux sérum, bien que j'ignore encore sa fonction exacte ni en quoi il s'agit là d'un projet révolutionnaire. Grâce à Julian, je sais à présent que Robyn Scott a demandé sa création et que cette dernière compte bien s'en servir dans un futur proche. Pour quelle raison ? Qu'a-t-elle derrière la tête ?
Peut-être que Sohan possède davantage d'informations. Après tout, mon frère est l'assistant personnel de Sa Majesté depuis bientôt deux ans. Même si ces derniers temps, il a plutôt l'air de fuir ses obligations. Je me demande si ça a à voir avec elle. Cette fille qui a pris les traits d'Amelia Duncan. Cette fille, que l'autre Marisa en moi déteste au plus haut point.
Une pression sur mon débardeur. À l'endroit de ma cicatrice. Je m'écarte brusquement et percute la table de nuit. Le radioréveil tombe par terre. Julian lève les mains, l'air coupable.
— Je ne voulais pas te faire peur !
— Ne. Me. Touche. Pas.
Mes poings sont si serrés que mes ongles transpercent ma chair. Julian secoue lentement la tête, son regard ne se détache pas du mien. Une lueur incertaine frétille dans ses iris.
— Désolé. Vraiment. Je me demandais juste...
Il grimace puis se redresse un peu contre le cadran du lit.
— Je n'ai pas osé te poser la question hier, dans le feu de l'action. Cette cicatrice. C'est à cause de l'incendie, pas vrai ?
Mon cœur bat si fort que j'ai le sentiment qu'il va bondir hors de ma poitrine. Je m'oblige à prendre une grande inspiration, puis à la relâcher. Du calme, Marisa. Ne perds pas ton objectif de vu.
Je compte jusqu'à dix, puis reprend ma place sur le lit. Un petit sourire narquois se dessine sur mes lèvres. Je me penche vers Julian, à la façon d'une confidente.
— Je t'ai menti, Jules, je murmure en le défiant du regard. En réalité, j'ai été envoyé en mission secrète depuis la Russie. Le Gouvernement britannique cache quelque chose et notre organisation compte bien découvrir quoi.
Julian laisse échapper un ricanement nerveux. Je relève mon débardeur au-dessus de ma cicatrice.
— Les brûlures, les coups, font partie intégrante de notre apprentissage. Ça et le maniement des armes. On commence à tirer dès l'âge de six ans. J'ai commis mon premier meurtre à huit.
Doucement, je fais glisser mes doigts sur le bras du garçon, puis enchaîne :
— C'était un type adulte. Un type un peu comme toi. Belle gueule et un peu arrogant sur les bords. Je lui ai tiré deux fois dans le cou, quatre dans la poitrine...
Je tapote le sternum de Julian du doigt, perçois les battements rapides de son cœur contre ma peau. Julian m'observe avec une expression inquisitrice. Il n'a pas vraiment l'air d'avoir peur. Au contraire, il paraît... excité. Je dois me mordre la joue pour éviter d'éclater de rire. Un silence s'installe, le temps que le jeune homme se remette de ses émotions. Puis finalement, devant mon expression impassible, il fronce les sourcils.
— Tu te fiches de moi, pas vrai ? s'enquiert-il, avec un sourire hésitant.
Pour toute réponse, je lève les yeux au ciel, attrape un oreiller puis le lui lance en pleine figure. Julian étouffe son rire dans le tissu.
— Tu n'as pas changé, Cavery ! Même si je dois admettre que cette cicatrice te rend encore plus sexy. L'histoire d'espion, tu la sors à toutes tes conquêtes ?
J'ignore Julian. Un objet contre le coin d'un mur, à l'opposé du lit, vient soudain de capter mon attention. Je me lève et traverse la pièce à grands pas. C'est une batte de base-ball. Longue, en bois, vernis de peinture noire. Je m'en saisis. Dans le pays, le base-ball est loin d'être un sport convoité. Depuis la guerre et les attaques chimiques, pratiquer une activité de plein air équivaut à risquer une pneumonie. Je doute que Julian soit du genre à jouer avec le feu.
La batte dans les mains, je pivote légèrement vers lui.
— Tu joues ? je demande, un sourcil arqué avec curiosité.
Julian étend ses bras au-dessus de sa tête. Sa peau laiteuse, contre les draps blancs, le ferait presque ressembler à un ange.
— Ce n'est que de la déco. J'ai l'air d'un joueur de base-ball ? Non, moi je suis un vrai geek.
Il contracte son biceps, un large sourire aux lèvres.
— Tu vois ça ? C'est un cadeau de mère Nature, ma jolie. Courir après une balle comme un chien, non merci !
Garde ton calme, Marisa. Mon poing me démange. Je ravale une remarque acerbe, puis me concentre sur la batte. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis attirée par elle. Comme s'il s'agissait d'une antiquité dans la vitrine d'un magasin. Un objet coup de cœur avec lequel on souhaite repartir.
Puis la part plus sombre de mon esprit prend le dessus et établit une vérité. Une vérité atroce qui me flanque la chair de poule. Si seulement j'avais été en possession d'une batte de base-ball le jour de l'accident. Si au lieu de laisser les flammes refermer leurs bras mortels autour de moi, je m'étais approchée d'une fenêtre pour y briser la glace, laisser l'air frais s'engouffrer, effacer ma terreur... J'aurais pu creuser un trou à travers le mur reliant ma chambre à celle des jumeaux. J'aurais pu les prendre dans mes bras, leur promettre de les sortir de cet enfer. J'aurais pu les sauver.
De faibles ronflements me sortent de ma torpeur. Julian s'est rendormi, le visage enfoui dans l'oreiller, la bouche entrouverte. Sans hésiter, je pars ranger ma nouvelle acquisition dans le sac de sport que je transporte partout avec moi depuis que j'ai quitté la maison. Il n'y a pas grand-chose à l'intérieur ; quelques vêtements de rechange, ainsi qu'une paire de baskets, une gourde remplie d'eau et un vieux téléphone portable offert par Sohan. Au cas où, selon lui.
Je quitte le loft avec une drôle de sensation dans le creux de l'estomac. La présence de l'objet, le nouveau poids dans son sac, me rassure. C'est étrange et idiot, et je me mets à ricaner. Pas le temps de me sentir coupable d'avoir laissé Julian en plan. Je suppose que la batte ne lui manquera pas autant que moi.
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