Chapitre 3 - Liv
La réception se termine à deux heures du matin. Je ne tiens plus debout et mes pieds, enflés dans mes escarpins, me font un mal de chien. Après un discours plutôt laborieux, les au revoir, les dernières photos, Chad et moi nous rendons jusqu'à la limousine, en nous tenant à une distance raisonnable l'un de l'autre. Maman et Trish ont dû partir plus tôt que prévu, à cause de Max, qui refusait toujours de quitter la voiture. Avant leur départ, je leur ai promis de me rendre à la banque le plus tôt possible, afin de déposer des Diamants sur leurs comptes. La lueur de reconnaissance dans leurs yeux est ce qui me permet de tenir la soirée sans trop me morfondre sur moi-même. Je vais enfin pouvoir aider ma famille.
Une fois à bord du véhicule, Chad se replonge dans un silence de plomb, mais je suis trop fatiguée pour m'en vexer. J'ignore tout de notre prochaine destination. Dehors, plus la moindre agitation n'anime la ville. Londres, calme et endormie, brille de mille feux sous la pleine lune. Je colle mon nez contre la vitre froide et observe les buildings défiler à grande vitesse sous mes yeux. Bercée par les soubresauts réguliers de la limousine, je tombe dans un demi-sommeil, agréable, dénué de rêves et de cauchemars...
Soudain, le véhicule s'arrête et je me réveille en sursaut. Chad est près de moi, sa main frôle mon avant-bras. Il incline la tête sur le côté et m'enjoint en silence de le suivre dehors. J'obtempère et nous nous retrouvons bientôt sur le porche d'un immeuble magnifique, luxueux et moderne, sur de nombreux étages, le genre que l'on ne voit que dans les télé-réalités. Alors que nous pénétrons dans le hall lumineux, Chad glisse sa main dans la mienne. Mon cœur fait un raté.
Un vigile prostré devant la porte à tournant nous salue d'un signe de tête. Un pistolet pend à sa ceinture et j'ai du mal à y arracher mon regard.
— Bonsoir, Michael, marmonne Chad.
— Bonsoir, Monsieur Stevenson. Madame.
Leur apparente familiarité apporte son lot de questions dans mon cerveau. Muette, ébahie, je suis Chad jusqu'au bureau d'accueil où une femme d'un certain âge lui remet deux paires de clés – des cartes magnétiques, en réalité.
— Bienvenue Madame, dit la réceptionniste, un sourire de part et d'autre des oreilles. Félicitations pour cette union. C'est un plaisir de vous rencontrer enfin.
— Merci.
Son regard adorateur fait remonter un frisson le long de nuque. Chad lui souhaite bonne nuit et nous quittons enfin le hall pour nous diriger cette fois-ci dans un énorme ascenseur. Une fois les portes closes, Chad relâche ma main, se colle au mur, ferme les yeux et porte deux doigts à l'arête de son nez. Des tas de questions me brûlent les lèvres. Je décide d'opter pour la plus logique.
— Tu habites ici ?
Chad ouvre à peine les paupières.
— Oui.
Une mélodie nous indique que nous sommes arrivés à destination. Les portes s'ouvrent sur un couloir, tapisserie rouge et murs taupe, plusieurs portes fermées placardées ici et là. Chad s'arrête au 3B, déverrouille la porte, puis comme s'il s'était souvenu subitement de ma présence, se déplace sur le côté pour me laisser entrer la première.
Ce que je découvre va au-delà de mon imagination. Rien que le salon de l'appartement fait la taille de ma maison. Un bloc de marbre blanc dans lequel a été creusée une belle cheminée occupe le centre de la pièce. Des flammes ambrées lèchent le pourtour en crépitant. Le canapé en forme de L, placé face à un écran de télévision géant, pourrait sans doute accueillir toutes les anciennes candidates du concours et à ses pieds, le tapi persan aux motifs impeccablement cousus doit valoir le montant total de mes Diamants.
Je flâne un instant dans le salon, ne sachant trop où aller, où marcher, de crainte de venir salir les lieux avec mes habitudes de campagnarde. Sur ma droite se trouvent une cuisine ouverte et un bar remplis de bouteilles. Sur ma gauche, une double porte close, renfermant sans doute une chambre, ainsi qu'un autre couloir, plongé dans le noir.
Devant moi, une large baie vitrée offre une vue spectaculaire sur la Tamise et les autres édifices illuminés. Je suis tellement subjuguée par la beauté de cet appartement que j'entends à peine Chad qui s'installe au bar de la cuisine derrière moi. Les cliquetis des verres que l'on sort d'un placard me ramènent à la réalité.
Je me tourne vers le jeune homme. Il a dénoué sa cravate et a sûrement dû se passer la main dans les cheveux, car ses boucles blondes paraissent soudain désordonnées. À pas de loup, je m'approche du bar. Chad se sert un verre de whisky ambré.
— Si tu as soif, il y a du jus de fruit dans le frigo, explique-t-il. À moins que tu ne préfères un truc plus costaud.
C'est la première fois qu'il prononce autant de mots à mon égard. Je reste figée sur place.
— Ça ira... Merci.
Je ne peux pas faire comme si cet endroit m'appartenait. Je ne sais même pas où se trouve la vaisselle ou bien la salle de bain. Des larmes chaudes viennent me taquiner les paupières. Ma lèvre se met à trembler.
Ne pleure pas, ne pleure pas, ne pleure pas.
Je lève les yeux vers le plafond pour tenter de ravaler mes larmes et c'est là que je la vois. Au-dessus de Chad, contre le croisement des murs, se trouve une caméra, blanche, minuscule. Je fais un pas en arrière et je constate. Elle n'est pas seule. Il y en a une deuxième au-dessus de la télé, une troisième au-dessus de la porte de la chambre. Leur oeil vicieux, sournois, paraît m'avaler, me déshabiller.
Sommes-nous filmés, en ce moment même ? Mes larmes, ma gêne, ont-elles été retranscrites en direct devant des milliers de spectateurs ? Une boule d'angoisse se forme dans ma gorge, énorme et douloureuse.
— Tant que le voyant n'est pas rouge, tu n'as rien à craindre.
Chad, nonchalant, descend du tabouret puis va mettre son verre dans l'évier. Il s'arrête un instant, agrippe le rebord du comptoir avec ses mains. Sous l'effort, les muscles de ses avant-bras se contractent.
— On a encore le droit à un peu d'intimité, ajoute-t-il, d'un air absent.
J'ai envie de hurler, de m'enfuir en courant, soudain prise de terreur à l'idée que les caméras ne soient pas les seuls instruments épiant désormais notre vie intime. Et si Robyn avait planté des micros quelque part sur notre personne ? D'une main tremblante, je triture le col et les pans de ma robe, soulagée de constater que le tissu a l'air intacte, sans la moindre trace d'un quelconque mécanisme. La productrice ne serait pas si cruelle, non ? J'ai mille et une questions à poser à Chad, mais aucune ne parvient à franchir mes lèvres tant je suis pétrifiée. Il se redresse soudain et je sursaute.
— Je vais me coucher, annonce-t-il en commençant à marcher.
Il s'arrête en chemin et se gratte la tête comme s'il venait de se rappeler de quelque chose.
— Je voulais dormir sur le canapé, déclare-t-il d'une voix presque imperceptible, mais Robyn a dit que ce serait mal vu.
Avant que je n'aie le temps de réagir, de lui demander si je suis censée le suivre ou non, Chad disparaît derrière la double-porte. Une fois seule dans le salon, l'épuisement m'envahit et je me laisse retomber contre le dos du canapé, complètement éreintée.
Je retire mes escarpins. Après plusieurs minutes de recherche, je trouve une penderie, au fond du couloir – vingt bons mètres carrés de tiroirs et de portants, plongés sous la lumière vivace d'un néon. D'un œil curieux, je fais glisser les cintres le long de la barre en métal. La partie nuit des vêtements d'Amelia Duncan me fait grimacer de terreur. Des nuisettes en dentelle, en soie, de divers coloris et pas la moindre trace de pyjama. Je déniche un débardeur ainsi qu'un pantalon de yoga dans la partie sport que j'enfile rapidement, bien trop heureuse de pouvoir enfin me débarrasser de ma robe.
Près de la penderie se trouve la salle de bain, une pièce digne d'un spa, avec baignoire à remous et douche à l'italienne et des murs mappés de mosaïque couleur ciel. Je prends mon temps pour faire ma toilette et me brosser les dents, malgré la fatigue qui me brûle les yeux, malgré la douleur aiguë qui parcourt tous mes muscles. La peur me retient dans ses bras. Cette nuit, je vais devoir dormir avec un inconnu. Même si je porte désormais son nom, même si un contrat nous lie tous les deux, je ne sais rien de lui, de ses goûts, de ses expériences. Malgré mes efforts pour le repousser, le visage de Sohan se matérialise dans mon esprit, son regard si sombre, presque noir et la courbe de ses longs cils... Je serre les mâchoires. L'assistant de Robyn Scott, celui avec qui j'ai noué tant de liens durant la compétition, me manque terriblement. Tout aurait été plus simple s'il s'était agi de lui.
Je consulte le cadran de mon Bracelet. Il est presque quatre heures du matin. Doucement, sur la pointe des pieds, je chemine jusqu'à la chambre. Le cœur palpitant contre ma poitrine, je fais coulisser la porte. La pièce est simplement illuminée par la clarté lunaire. La fenêtre, ouverte, laisse entrer une brise fraîche et bienvenue, un léger parfum d'été. Les rideaux voltigent au gré du vent. Chad, allongé sur l'énorme lit à baldaquin, un bras calé derrière le crâne, observe le paysage nocturne. Il ne dort pas.
Je m'assois de l'autre côté du matelas – Dieu merci, il s'agit d'un king size –, mais le jeune homme reste immobile. Il paraît ailleurs, pensif. Son autre main, posée sur sa poitrine, monte et descend au rythme de sa respiration.
Sans un bruit, je me glisse sous le drap, tasse l'oreiller et le ramène près de ma tête, puis me recroqueville sur moi-même, malgré l'espace considérable entre nos deux corps.
Devant moi, le voyant jugeur d'une énième caméra reste éteint. Un soupir rassuré, minime, discret, s'échappe de mes lèvres. Je ferme les yeux et me laisse aller au sommeil.
Je suis réveillée par une odeur alléchante. En me redressant sur l'oreiller, mon estomac grogne et je réalise à quel point je suis affamée. La veille, pendant la cérémonie, j'ai à peine pris le temps d'avaler quelques petits fours. L'angoisse me serrait l'estomac au point de me donner la nausée et de rendre toute perspective de nourriture impossible. Je parcours la chambre du regard.
Du côté de Chad, le drap est lisse et bordé. Par la fenêtre, un soleil radieux laisse pénétrer quelques fins rayons de soleil sur le parquet. Je me frotte les paupières, puis jette un œil prudent à la caméra sur le coin du mur. Pas de voyant rouge. Je pousse un soupir de soulagement et me lève.
Lorsque je pénètre dans le salon, une musique pop retentit dans les airs. Elle provient de la petite enceinte placée près du téléviseur géant. Je m'approche à pas de loup en direction de la cuisine et m'immobilise tout à coup. Le spectacle qui se joue sous mes yeux me laisse pantoise.
Chad, aux fourneaux, siffle par-dessus la musique. Il porte un chemisier, un jean ainsi qu'un tablier blanc. Sur le comptoir, deux couverts ont été dressés. À leur côté, une unique rose rouge séjourne dans un verre d'eau. Je reste bouche bée à observer Chad retourner les pancakes dans la poêle, l'expression sereine, en parfait contraste avec celle qu'il arborait la veille.
Soudain, il fait volte-face et me découvre. Ses yeux verts s'écarquillent, un sourire se dessine sur ses lèvres. Il abandonne la poêle sur le comptoir puis se précipite vers moi. J'ai envie de me débattre lorsqu'il passe un bras autour de ma taille et enfouit sa bouche dans mes cheveux, mais j'en suis incapable ; la peur et la surprise me clouent sur place.
— Chad... je m'étrangle.
— Ne dis rien.
Ses lèvres frôlent mon oreille, sa voix est un chuchotement qui me fait frissonner de la tête aux pieds.
— Joue le jeu, ajoute-t-il. On nous observe.
Il s'écarte enfin de moi, sans cesser de sourire.
— As-tu passé une bonne nuit, mon cœur ? demande-t-il d'un ton faussement douceâtre.
Mon cœur dégringole à mes pieds. J'ouvre la bouche et prononce un oui peu assuré. Lentement, très lentement, je lève les yeux vers la caméra au-dessus de nos têtes. Le voyant rouge de l'appareil me considère d'un air narquois. Je reprends mon souffle.
— Je nous ai préparé le petit déjeuner.
Chad me ramène à la réalité. Il est retourné derrière le comptoir et, faisant dos à la caméra, me supplie des yeux. Nous sommes filmés. Nous devons désormais agir comme un couple normal. Je déglutis et hoche la tête.
— Oh, euh, c'est gentil... Merci.
Encore tremblante, je m'assois sur le tabouret, mes cheveux noirs couvrant la moitié de mon visage. Je le laisse me servir un verre de jus d'orange et deux pancakes qu'il recouvre de sirop d'érable et d'une branche de groseilles. La salive me monte à la bouche et j'oublie un instant l'étrangeté de la situation. Le souvenir d'autres petits déjeuners, pris en famille, bien avant la guerre et les Diamants, bien avant que notre monde se retrouve contrôlé par un mécanisme autour de notre poignet me remonte en mémoire.
C'est idiot, mais je n'ai pas vu, ni encore moins mangé de pancakes depuis des lustres et cette simple perspective me rend émotive. Chad s'attable à son tour puis s'éclaircit la gorge.
— Vas-y, attaque.
Je redresse la tête, hésitante. Mon Bracelet me brûle la peau. Je crains de perdre de l'argent si je me fais plaisir, puis je me rappelle que je suis désormais Amelia Duncan et que je possède sans doute plus de Diamants qu'une reine.
Je plonge ma fourchette dans la nourriture et prends mon temps pour savourer cette première bouchée tout en ravalant ma culpabilité. Chad paraît rassuré.
— Qu'as-tu prévu de beau aujourd'hui ? me demande-t-il.
Je manque m'étouffer. Il faut que je prenne l'habitude de l'entendre s'adresser à moi avec tant de familiarité.
— Euh, dis-je en m'essuyant la bouche avec ma serviette, j'ai pensé... me rendre à la banque.
Je m'arrête et bois une gorgée de jus d'orange. Pourvu qu'il ne me demande pas pourquoi. Je ne dois pas mentionner ma famille. Amelia n'a pas de famille. Chad hausse les sourcils.
— Oh, répond-il en hochant la tête. Je vais pouvoir t'accompagner. Notre interview avec la journaliste de Vogue n'est qu'à seize heures. Elle voudra sans doute que je lui donne le lieu de notre voyage de noces, mais j'ai promis de le garder secr...
Ma fourchette retombe en fracas dans mon assiette.
— V... voyage de noces ?
Chad se penche en avant. Ses yeux me lancent de subtils éclairs, mais je saisis tout de même la dangerosité de la situation. Il ouvre la bouche, mais je me ressaisis et l'empêche de parler.
— C'est... c'est super ! je m'exclame, ma voix montant dans les aigus. J'ignorais que tu avais prévu un voyage.
Sa main se pose sur la mienne et ses muscles se relâchent. Il sourit.
— Je veux te faire plaisir, mon ange, répond-il. Tu le mérites.
Chad est bon acteur. Pour un peu je le croirais sur parole. Je papillonne un instant des cils quand tout à coup, il retire sa main et relâche un souffle. Puis il se lève et s'approche de la baie vitrée, l'air soudain pensif.
— Chad ? je l'appelle, si bas que je crains qu'il n'ait pas entendu.
Il s'essuie les mains sur son tablier.
— Je ne suis pas... commence-t-il, avant de replonger dans ses rêveries.
Au-dessus de sa tête, la caméra est éteinte. Une bouffée de soulagement me submerge, et il me semble qu'un poids considérable s'arrache de mes épaules. Je repousse mon assiette à moitié entamée, me lève à mon tour. Chad ne me remarque toujours pas. Un froid s'est installé entre nous soudain, comme une barrière de glace invisible. Brusque et imprévisible.
— Tu as quinze minutes pour te préparer, dit-il d'une voix blanche. Je t'attends dans la voiture.
Je ne réponds pas et pars m'enfermer dans la salle de bain. Mes mains tremblent, mon pouls palpite, la nourriture menace de remonter.
Par pitié. Je veux disparaître !
Voilà donc notre nouveau quotidien en tant que mari et femme. Jouer la comédie lorsque le voyant est rouge, s'enfermer dans notre bulle quand il est noir. Cela fait à peine deux jours que nous sommes mariés, et je regrette déjà amèrement ma victoire.
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