Chapitre 2 - Marisa


Assise au comptoir d'un bar miteux au nom irlandais imprononçable, je regarde la cérémonie à la télévision. Tout est si grandiose, si cousu à la lettre près, comme un mariage princier. Autour de moi, les gens, enivrés par le poison qu'ils ne cessent de porter à leurs lèvres toutes les cinq secondes, rient et trinquent à la gloire des deux jeunes mariés. Amelia Duncan, dans sa robe de créateur, capte tous les regards. Le mien, en particulier. Les mains nouées autour de mon verre de soda, je contiens son souffle. Amelia est là, finalement. Devant moi. Après tant d'années à espérer la voir prendre vie, mon idole est devenue réelle, faite de chair et d'os.

Je l'observe, l'admire. Ses longs cheveux noirs attrapant les reflets du soleil qui leur donne une légère teinte bleutée. Ses yeux délicatement maquillés, humides de larmes. Larmes de joie ? De peur ? Maintenant que j'y pense, Amelia paraît nerveuse. Ses mains tremblent, sa posture est affaissée. Lorsqu'elle arrive devant l'autel, au bras de Don Spencer et qu'elle se tient ensuite à distance de Chad, comme si elle craignait de fondre sous son jugement, Je peux lire la détresse sur son visage. Qu'est-ce que je fiche ici ? se demande la fille qui se cache derrière l'héroïne.

J'ignore le pincement qui me saisit les entrailles. Comment aurais-je réagi à sa place ? Avec courage, répond d'emblée la petite voix dans ma tête. Elle appartient à la part sombre de moi-même. Celle qui est apparue peu de temps après l'accident, après l'incendie ayant tué deux petits êtres chers à mon cœur. Un incendie dont je suis la seule coupable. Cette voix, je la surnomme l'autre Marisa. L'autre Marisa ne connaît pas la faiblesse. L'autre Marisa déteste ce qui se trouve sous ses yeux. La voir, elle, sous les traits d'Amelia Duncan. Sur le point d'épouser ce garçon. Ce garçon...

Un souvenir me traverse l'esprit. Je me revois un instant en sa compagnie, des mois plus tôt. Derrière nous, la fête battait son plein. Le cocktail dans ma main me faisait tourner la tête. Chad était splendide sous les lumières artificielles de la résidence. Je faisais tout mon possible pour attirer son attention. Et ça semblait fonctionner, du moins, ce fut le cas pendant un moment. Ensemble nous avions discuté de l'Inde, de mes origines. Il avait dit que mon accent lui plaisait, que ça sonnait comme une chanson dans ses oreilles. Mais très vite, il avait perdu le fil de la conversation, semblant ailleurs. Distrait. J'avais joué de son charme, j'avais papillonné des cils. Je n'ignore pas l'effet que je produis sur les garçons. La plupart ne cherchent jamais à percer ma carapace. Une jolie façade leur suffit. Mais ce soir-là, Chad était différent... Comment ne pourrait-il pas l'être ? Il est l'homme qui a conquis le cœur d'Amelia, l'aventurière au sang froid. Pourtant, il avait commencé à m'ignorer. J'avais posé une main sur sa manche, entendu le hoquet dédaigneux qu'avait produit une autre fille dans son dos. Et Chad s'était tourné vers moi, un demi-sourire aux lèvres.

— Désolé, Marina.

Alors, mon cœur s'était mis à gonfler dans ma poitrine. J'avais fermé les yeux, honteuse.

— Marisa, j'avais rectifié, entre mes dents serrées.

Chad avait arqué un sourcil. J'étais sur le point de répliquer, quand, soudain, Robyn Scott s'était matérialisée à nos côtés.

— C'est l'heure, avait-elle annoncé, d'un ton suave et écœurant.

Une main derrière son épaule, elle avait ensuite dirigé Chad jusqu'à l'estrade...

— Merde !

Un liquide glacé se répand sur mes genoux, suivi du fracas d'un verre qui se brise sur le sol. Je fais volte-face et découvre un type baraqué, qui passe une main dans ses cheveux coupés court et me regarde d'un air contrit.

— Je suis vraiment maladroit, parfois ! s'exclame-t-il, en se penchant sur le bar afin d'attraper quelques serviettes en papier.

Alors qu'il s'approche de moi dans une tentative désespérée de nettoyer la bière sur son jean, je réagis et saisis son poignet avec une telle force que mes ongles s'enfoncent dans sa peau. Mon expression suffit à lui faire ravaler des excuses mielleuses. Pourtant quelque chose d'autre se met à pétiller dans ses yeux bleus. Il m'offre un sourire en coin.

— Tu as percé ma technique de drague à jour, Jasmine. J'aime ton répondant.

Je me retiens de lui envoyer mon poing dans la figure. De répliquer que la princesse Jasmine est arabe, pas indienne, mais à quoi bon ? À quoi bon essayer d'apprendre l'alphabet à un âne ! Avec un rictus acerbe, je relâche vivement sa poigne. M. Muscle en déduit sans doute que je souhaite sa compagnie, puisqu'il prend place sur le tabouret à ma gauche.

— Je te paie un verre ? C'est le moins que je puisse faire, après ce qu'il vient de se passer. Et puis, j'ai besoin d'une autre bière...

Il tend son bras, met bien en avant son Bracelet dernier cri sous mon nez. Puis il appelle le barman d'un claquement de langue, demande une nouvelle tournée. À l'écran, Amelia et Chad défilent dans une limousine, saluent le public, posent pour la caméra. La chaleur me monte aux joues. Je bois une gorgée de soda et ignore la pinte de bière offerte par M. Muscle. L'alcool, en plus de coûter un bras, me dégoûte.

Les yeux du garçon m'épient, me déshabillent. C'est si désagréable. Si habituel. Concentrée sur la télé, je l'écoute d'une oreille distraite me raconter les détails de sa vie. M. Muscle s'appelle en réalité Fred (ou serait-ce Ed ?), il a vingt et un ans et possède une Tesla toute neuve. Je suis sur le point de prétexter que je ne suis pas majeure et qu'il ferait mieux de déguerpir avant que la police ne débarque, quand une nouvelle voix, au fond du bar, attire mon attention.

— On est une petite bande dans le domaine scientifique. Nos labos sont gardés dans un coin secret et j'ai parfois l'impression d'être en mission pour le Gouvernement, un peu à la James Bond. Avant que tu ne me le fasses remarquer, je sais que je n'ai pas l'air d'un intello comme ça, mais...

— Tu travailles pour Robyn Scott ? Waouh, tu crois que tu peux nous faire passer un casting ?

Je pivote sur mon siège, soudain intéressée par la scène qui se déroule sous mes yeux, quelques mètres plus loin. Un jeune homme élégant, qui se détache dans le décor lugubre avec ses vêtements de marque, est en pleine discussion avec un groupe de filles visiblement déjà bien éméchées. Fred (ou Ed), lui, continue à radoter.

— Tu connais ce type ? je le coupe, en désignant ce dernier d'un geste du menton.

M. Muscle se racle la gorge, puis se redresse un peu, gonflant la poitrine avec fierté.

— Julian ? Ouais, c'est un collègue. On travaille ensemble au Ministère.

— Pour Robyn Scott ?

Il esquisse un sourire ridicule.

— La patronne vient parfois jeter un œil à nos travaux en cours. Je ne sais pas ce qui l'intéresse dans ce que nous faisons – la plupart du temps – on se contente de tester le sérum sur des souris, des trucs dans le genre...

— Le sérum ? je m'enquiers, les sourcils froncés.

Fred boit une gorgée de bière. Sa main tremble un peu, ses joues sont rouge pivoine. L'alcool commence à lui monter à la tête et par la même occasion, à lui délier la langue.

— Je n'ai pas trop le droit d'en parler, mais...

Il regarde par-dessus mon épaule, puis se penche vers moi.

— On est en train de créer un truc révolutionnaire.

Mon estomac fait un bond. Révolutionnaire ? La dernière fois que de tels mots ont été prononcés, la population s'est retrouvée à la merci d'un bracelet électronique. Fred s'écarte un peu de moi, puis se passe une main sur le visage. Il cligne plusieurs fois des paupières, tente de reprendre constance.

— Ce sérum... je demande à mi-voix. Qu'est-ce qu'une productrice de télé-réalité a à voir là-dedans ?

Fred-ou-Ed me lorgne un instant, comme s'il se demandait à quel point il peut me faire confiance. Quand le silence devient trop long, je décide de changer de tactique. Du bout des doigts, je caresse l'avant-bras tatoué du garçon. Je contiens l'envie de rouler des yeux. Je suppose que Fred n'a pas la moindre idée de la signification du motif polynésien qu'il arbore sur sa peau. Sous mon contact, ses muscles se contractent. Sa pomme d'Adam descend et remonte comme un yoyo.

— Mon contrat m'interdit de parler, déclare-t-il, les yeux rivés sur ma main.

J'émets un petit rire puis secoue la tête.

— Allons, Freddy, même si mes vêtements noirs peuvent porter à confusion, ai-je vraiment l'air d'une espionne ?

Son regard s'attache au mien. Puis il ricane.

— Non ! dit-il. Mais ce petit côté ténébreux te va à ravir. Tu es canon, Jasmine, sache-le.

Ravalant ma grimace, je lui souris à belles dents. Du coin de l'oeil, à la télévision, je note que la cérémonie est terminée. Le bar se vide peu à peu, et le garçon, Julian, quitte les filles pour s'approcher du comptoir.

— Je te raccompagne ? demande Fred, plein d'espoir.

Je secoue la tête.

— À vrai dire... Je crois que je vais rester encore un peu.

Fred hésite un instant, puis pousse un petit grognement vaincu.

— Je confirme ce que j'ai dit tout à l'heure. J'aime ton attitude.

Il quitte le bar à son tour, après m'avoir gratifié d'un ridicule salut militaire. Quelques secondes plus tard, Julian finit par abdiquer. Un sourire en coin illumine son beau visage.

— Tiens, tiens, dit-il, tout en faisant rouler le contenu de son verre d'un geste mécanique, Marisa Cavery, en chair et en os. Ça fait un bail, dis-moi.

— Cinq ans, je réponds du tac au tac. Tu as bien changé. Même si je pourrais reconnaître ton horrible eau de Cologne entre mille.

Avec une grimace, Julian fait mine de renifler le col de sa chemise. Je laisse échapper un gloussement. Je n'en reviens pas. Au collège, Julian Yun et moi faisions partie de la même bande d'amis. Et l'adolescent timide et boutonneux a laissé place à un ravissant jeune homme, aux yeux en amandes d'un noir profond et au sourire éblouissant.

— Toujours cette aversion pour le contact physique ? demande Julian, en abandonnant son siège ainsi que son verre pour venir jusqu'à moi.

Il ouvre grand les bras. Je lève les yeux au ciel.

— Ça dépend de mon humeur.

— Dans ce cas là... dit Julian en laissant retomber ses bras contre ses cuisses.

Il se penche vers moi et m'offre un léger baiser sur la joue. Son parfum, fort et musqué, familier, fait remonter des souvenirs oubliés. Je ravale un frisson et plisse les yeux, la mine inquisitrice.

— Donc, tu travailles pour le Gouvernement ? Quelle déception !

Julian s'adosse au comptoir puis hausse les épaules. Il caresse son Bracelet du bout des doigts.

— Je ne me plains pas. La science est mon domaine. Et les revenus me permettent de prendre soin de ma mère.

Je hoche la tête, par compassion. Je me souviens bien de Mme Yun, le corps frêle, le regard triste, après des années d'une bataille contre la maladie d'Alzheimer.

— Comment va-t-elle ?

Julian pousse un soupir.

— Mieux, maintenant que je gagne bien ma vie et qu'elle peut bénéficier d'un suivi médical.

Puis son expression change et il se tourne vers moi, l'air soudain abattu.

— J'ai appris... pour l'accident. Pour Rajan et Lila.

Mon cœur retombe à mes pieds. Une colère injustifiée monte en moi et je m'écarte brusquement de Julian dans l'optique de me diriger vers la porte de sortie.

— Au revoir, Yun, dis-je, amère.

— Hé, attends ! Je ne voulais pas...

Je me tourne vers lui, la gorge serrée, les yeux brillants. Julian lève les mains en signe d'apaisement.

— Je suis désolé, Marisa. Sincèrement.

— Évite ce sujet, la prochaine fois.

Julian acquiesce, les lèvres pincées. Il s'approche de moi, comme un bon samaritain essayant d'apaiser un petit animal en furie.

— Je comprends. Puis-je me faire pardonner ?

— Si tu comptes m'offrir un verre...

Mais Julian secoue la tête.

— Loin de moi cette envie.

Il prend compte de l'état de ce bar irlandais à l'hygiène plutôt discutable. Le barman ressemble à un Viking en rogne, la musique heavy métal ne se mélange pas du tout à l'ambiance et les quelques clients ont l'air déprimés. Qu'est-ce que je fiche ici ? je pense, en lorgnant la tache de graisse sur le comptoir, tout prêt (trop prêt) de mon coude. Et qu'est-ce que Julian Yun, M. Gouvernement, fiche ici lui aussi ?

Soudain, l'idée folle que tout ceci n'est qu'une mise en scène, un piège incroyable, me vient en tête. Je m'empresse de la ranger dans un coin de son cerveau, un coin que même l'autre Marisa ne peut pas atteindre. Je ne suis pas du genre à croire au destin ; pourtant mes pieds m'ont bien amené ici, à la rencontre de Fred et de son sérum... cet étrange sérum... à celle de Julian et de ses beaux yeux noirs. Je hausse les épaules. Après tout, jusqu'à aujourd'hui, ma vie manquait de piment.

— Mon oncle tient un restaurant coréen à quelques pas d'ici, déclare Julian. Tu dois absolument goûter à son bibimbap.

J'accepte l'invitation et le bras tendu que m'offre mon ami d'enfance. Quitte à en apprendre plus sur les agissements secrets de Robyn Scott, autant le faire autour d'un bon dîner.

Nous quittons le bar, s'agrippant l'un à l'autre comme un couple ordinaire. Lorsque je lui demande en quoi consiste son job, Julian sourit, un sourire qui le rendrait presque irrésistible sous la lumière chaleureuse des lampadaires londoniens.

— Laisse-moi reprendre depuis le début...

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