Chapitre 1 - Liv
Des flashs nous aveuglent. Une foule dense nous acclame, comme si nous étions le roi et la reine d'un pays déchu, les sauveurs d'un monde blessé. Encadrés par une horde de gardes au visage placide, nous nous frayons un passage parmi la foule, jusqu'à notre carrosse. La main de Chad dans la mienne est glissante, son pouls palpite contre ma peau. Depuis que nous avons quitté l'autel, une boule a pris place au creux de mon estomac. J'ai la nausée et le sentiment de vivre un début de cauchemar.
— Amelia ! Chad ! Par ici ! s'exclame un photographe dans la cohue.
Un énième flash nous surprend, m'oblige à fermer les yeux. Les gens se bousculent afin d'essayer d'avoir une vue plus ample sur notre couple, certains sont en larmes, d'autres simplement surexcités. Malgré la chaleur ardente qui sévit sur Londres, ma peau se couvre de frissons. Soudain, une main s'empare de mon épaule et la serre fort. Aussitôt, le garde à ma droite se jette sur l'individu et le repousse avec une violence telle qu'il émet un cri étouffé.
— Liv, j'entends l'inconnu suffoquer derrière moi, Liv, je suis désolé...
Mon cœur fait un bond en reconnaissant sa voix. Je fais volte-face et découvre l'identité de mon admirateur. C'est Max, mon petit frère, qui tente de m'approcher, la mine sombre, les yeux suppliants, malgré le bras de l'homme autour de son maigre corps. Je lâche la main de Chad et me précipite vers mon frère.
— Laissez-le tranquille ! Il est malade !
Max souffre de la mucoviscidose. Voir un garde de trois fois sa taille le retenir et l'empêcher de respirer me file une peur bleue. Je tire de toutes mes forces sur le bras de ce dernier. Il me considère d'un air surpris avant de se déplacer sur le côté. Il abandonne Max qui manque de s'écrouler au sol. Je le retiens in extremis et l'enlace.
— Ce n'est rien, je murmure dans son oreille. Je ne t'en veux pas.
Max relève la tête vers moi. Dans ses iris clairs, je distingue de la fureur.
— Si ce type te fait du mal... commence-t-il, mais il est pris d'une forte quinte de toux et je m'empresse de l'aider à s'asseoir sur le bord du trottoir.
Autour de nous, la foule s'agite, quelqu'un marche sur le pan de ma robe et le tissu se déchire.
— Amelia.
La silhouette de Chad apparaît dans notre champ de vision. Les reflets du soleil éclairent un visage angélique et des boucles blondes parfaitement coiffées. Il s'agenouille à mes côtés, jongle du regard entre Max et moi, puis dit :
— Il faut y aller, maintenant. On nous attend.
Après m'être assurée que mon frère est calmé, j'accepte la main que me tend le jeune homme. Ce dernier me presse de le suivre. Je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule et constate que Max l'observe minutieusement, du désespoir étirant chaque parcelle de son visage.
Enfin, nous grimpons dans notre carrosse, qui se trouve être en réalité une luxueuse limousine blanche, dotée d'un toit ouvrant qui nous permet de saluer notre masse d'admirateurs et de nous prêter aux objectifs. Le cœur serré, j'inscris un sourire mécanique sur mon visage et durant tout le début du trajet, je fais mine d'être la plus comblée des jeunes mariées. Chad, plus à l'aise que moi, joue à ce petit jeu avec un naturel déconcertant. Le soleil fait ressortir l'éclat doré de ses cheveux et ses yeux brillent assez pour convaincre tout le monde qu'il est ému par notre alliance. Sur notre passage, quelques filles et quelques garçons en transe crient son nom, de larges pancartes dans les mains : nous t'aimons Chad ! Je combats l'envie de m'asseoir afin d'éviter d'assister à cet horrible spectacle. Mais j'ai signé. Je dois jouer mon rôle jusqu'au bout, coûte que coûte. D'instinct, je m'empare alors de la main de mon mari et offre un large sourire aux fans.
L'illusion est parfaite. Le groupe nous acclame d'autant plus fort, et très vite, les rires se mêlent aux cris. Pourtant, quand nous les dépassons enfin, Chad se dégage de mon emprise d'un geste brusque. Son visage se ferme et il déglutit avec difficulté, tourne la tête dans l'autre direction. Un pique me transperce le cœur. Peut-être que j'en fais trop à son goût ? Peut-être n'apprécie-t-il pas que je prenne des mesures avec lui ?
Le reste du trajet se déroule dans un silence pesant. Lorsque la foule se dissipe enfin et que le centre-ville londonien laisse place aux paysages verdoyants de la campagne anglaise, nous finissons par nous asseoir. Ma robe me colle à la peau et je transpire à grosses gouttes. Ici, sous le toit désormais clos de la limousine, sans aucune caméra pour nous épier, Chad et moi sommes redevenus deux parfaits inconnus l'un pour l'autre. Nous avons remporter la même compétition, lui un an avant moi. Nos anciennes identités ont été effacées à jamais et nos nouveaux rôles nous permettent d'être à l'abri du besoin. Un contrat nous lie tous les deux, et désormais, une bague autour de notre annulaire. J'aurais tant souhaité qu'il soit le plus enthousiaste de nous deux. J'espérais qu'il continuerait à m'aider à avancer, comme lorsqu'il a glissé sa main dans la mienne devant l'autel. Sans son aide, je suis perdue. Je n'ai aucune idée de ce qui m'attend, là dehors.
Aucun mot ne semble assez intéressant pour combler le vide installé alors je me renfrogne sur moi-même, en priant pour arriver au plus tôt à notre lieu de réception.
Le parc qui doit nous accueillir a été décoré de manière spectaculaire. Sous des tonnelles pâles ont été installés un buffet gargantuesque, des fontaines à champagne, des tables rondes nappées de dentelle et recouvertes de bouquets de roses blanches, puis au loin, une estrade, sur laquelle un groupe de musiciens s'occupe de brancher ses instruments. Les invités attendent déjà de part et d'autre de la salle, tous élégamment vêtus, impatients. Ils ont l'air de jubiler.
Quand la limousine se gare face à l'entrée de la réception, un véritable comité se forme autour des portières pour nous souhaiter la bienvenue. Je reconnais quelques têtes ; des anciennes candidates, des filles qui comme moi, ont espéré remporter le concours et qui doivent aujourd'hui me jalouser de tout leur être. Pourtant, des sourires étincelants barrent leurs visages et leurs yeux pétillent d'émotion.
Un homme et une femme se détachent du groupe. Dans sa robe élimée, d'un gris anthracite, ses cheveux blonds noués en un chignon sophistiqué, Robyn Scott paraît plus jeune et plus belle que jamais. À son bras, de la même taille qu'elle, l'homme sourit à tout va et répond aux saluts des autres invités avec des manières nobles. Il a des yeux verts perçants et le teint hâlé.
Chad est dehors avant moi. D'un pas gracieux, il contourne le véhicule pour venir m'ouvrir la portière. J'ai du mal à quitter mon siège tant la peur me cloue sur place. Une fois encore, une centaine de regards est braquée sur moi, Amelia Duncan, une idole, une création. J'accepte une nouvelle fois la main que me tend un Chad gentleman, puis entreprends de descendre de la limousine sans abîmer davantage ma robe. Les yeux de Robyn s'ouvrent en grand lorsqu'elle constate l'étendue des dégâts, et je note quelques exclamations inquiètes parcourir la foule. Mais bientôt, les sourires et les mots de félicitations se reforment sur toutes les lèvres et l'atmosphère se détend.
— Amelia. Chad. Permettez-moi.
L'homme s'approche de nous. À ses côtés, Robyn me dévisage. Mon mari serre la main du nouveau venu avec entrain et une lueur étrange traverse ses yeux.
— Monsieur le Premier Ministre, dit-il.
Je percute enfin. Quelle sotte ! La chaleur me grimpe aux joues. M. Scott m'observe à présent avec intérêt. Un rictus relève le coin de sa bouche.
— Vous êtes ravissante, Amelia.
Il me prend la main puis la porte à ses lèvres.
— Je me présente, Thaddeus Edgard Scott, dit-il en relevant la tête. Et voici ma femme, que vous connaissez bien, Robyn.
Mon « bonjour » sonne comme un miaulement. Je suis une idiote. Je suis une idiote. Les mots ne viennent pas et je me contente d'arborer un simple sourire. Chad se penche vers le Premier ministre pour discuter et je profite de ce répit pour souffler.
— Amelia, que diable s'est-il passé ?
Robyn se matérialise devant moi, les yeux scrutateurs. Apparemment, elle n'est toujours pas passée outre l'état discutable de ma robe de mariée.
— Vos gardes se sont attaqués à mon petit frère !
Bravo, Liv. Il a suffi que Chad s'éloigne un peu pour que je retrouve mon courage. Robyn plisse les lèvres, une once d'agacement dans ses iris pâles. Je m'empresse d'ajouter :
— Quelqu'un a marché sur ma robe et l'a déchiré, pendant que j'aidais Max...
La productrice lève une main en l'air pour me couper la parole. Elle sort son téléphone de sa poche et bientôt, se met à donner des ordres à toute vitesse à l'autre bout du fil.
— Park sera là dans une minute, m'annonce-t-elle après coup. Elle va t'aider à retrouver un peu de... décence.
Sur ces mots, Robyn retourne auprès de son mari. Je soupire. Les commérages incessants de la jeune médecin ne m'ont pas manqué. Naomi est de bonne compagnie, mais je ne parviens pas à nouer de véritable complicité avec elle. Pleine d'espoir, je me mets à chercher un crâne violet et familier parmi les invités. En vain. Mon cœur se serre. Malgré l'enjeu du concours, Daphné, une autre candidate au titre, est devenue l'une de mes plus proches amies au fil des jours. Mais elle est sans doute déjà passée à autre chose. Tant mieux. Je refuse de la mêler à mon aventure. Pourtant, en un moment pareil, sa présence à mes côtés serait plus que bienvenue.
— Seigneur, c'est pire que ce que je pensais !
Dans son tailleur turquoise, ses longs cheveux bruns volant derrière elle, Naomi m'évoque une déesse sur le point de me faire subir son courroux. Elle se jette pratiquement sur moi et me tire par le poignet, pour m'entraîner, je suppose, dans un endroit plus discret. Nous nous retrouvons bientôt sur le parking et Naomi m'oblige à grimper à bord d'une caravane blanche, affublée du logo en lettres bleu ciel de Diktat, la société de Robyn Scott, désormais chargée de mon sort.
À notre entrée, une jeune femme qui jusque-là semblait occupée à plier des vêtements, sursaute et laisse retomber la pile qu'elle tenait dans ses bras par terre. Ses yeux noirs s'ouvrent comme des soucoupes.
— Amelia Duncan ! Waouh !
Je suis certaine de ne l'avoir jamais croisée auparavant. Il ne s'agit pas d'une ancienne candidate, car elle est plus âgée que moi. Elle porte de grosses lunettes carrées, une masse de boucles brunes entourent son visage en forme de cœur et elle est vêtue d'une jolie robe rouge qui paraît la gêner plus qu'autre chose.
— Salut, dis-je, en espérant qu'elle cesse de me dévisager de cette façon.
— Ne sois pas si empotée, la réprimande Naomi et la jeune femme redescend sur Terre d'un seul coup. Amelia a besoin d'une nouvelle tenue. La jaune, de préférence.
— Tout de suite.
Elle s'agenouille pour ramasser les dégâts, s'arrête un instant afin de redresser ses lunettes sur l'arête de son nez, tout en me jetant de vifs coups d'œil de temps à autre. Naomi revient vers moi et pose une main dans mon dos.
— Amelia, je te présente Gemma. Ta nouvelle assistante personnelle.
À l'évocation de son nom, l'intéressée se relève d'un bond, robe en main. Sa flagrante nervosité ne fait qu'accentuer la mienne. Quand vont-ils enfin comprendre ? Je n'ai pas besoin d'une assistante. Je ne suis pas une célébrité.
— Désolée, réplique Gemma en me tendant la robe, en soie jaune pâle. Je suis maladroite, mais je réagis bien, d'ordinaire.
Elle laisse échapper un gloussement qui s'évanouit presque aussitôt dans sa gorge. Je souris, espérant briser la glace.
— Merci, Gemma.
Naomi paraît satisfaite de cet échange. Ouf. J'enfile la nouvelle robe en vitesse, impatiente de retourner dans la salle de réception pour y chercher ma famille. J'espère que Max s'est remis et qu'il a retrouvé Maman et Trish. Je ne veux pas qu'il s'inquiète pour moi.
Gemma sur mes talons, je retourne dans le parc. Les gens ont commencé à s'attabler et une douce musique jazz résonne sous les tonnelles. Chad, bien entouré – les ex-candidates ont dû profiter de mon absence pour venir se pavaner devant lui – une coupe de champagne à la main, me cherche du regard. Il m'aperçoit enfin et son visage se détend.
Non, chéri, je songe avec ironie, je n'ai pas déserté. Pas encore.
— C'est splendide, murmure Gemma derrière moi.
Naomi, que j'observe plus loin s'amuser et rire avec Don Spencer, m'a confié à l'assistante de façon à ce que nous puissions faire plus ample connaissance. J'ignore comment entamer une conversation avec cette fille. Elle travaille pour moi et c'est déjà bien assez illogique comme ça. A-t-elle passé un entretien d'embauche ? Elle mérite mieux que de me suivre à la trace, comme mon ombre, observant mes moindres faits et gestes et attendant que je la commande. Elle mérite un vrai job, avec un vrai patron.
— Salut, ma belle !
La voix me tire de mes rêveries. Je fais volte-face et découvre ma sœur, rayonnante, une coupe à la main et le teint déjà bien rose. Elle m'embrasse sur la joue, un geste inhabituel. Au loin, je note que plusieurs garçons – des fils de ministre ou de célébrités, sans doute, au vu de leurs tenues - se sont retournés sur son passage pour la contempler.
— Trish. Où sont Maman et Max ?
Ma sœur hausse les épaules.
— Max refuse de sortir du taxi, explique-t-elle en faisant tourner le liquide doré dans sa flûte. Tu sais comment sont les gosses. Maman et moi avons tout essayé, mais il est têtu comme une mule.
Une bouffée de culpabilité éclate en moi. Il m'en veut et je ne peux rien faire pour arranger la situation. Je devrais être à ses côtés, pour le rassurer, lui promettre que tout ira bien, mais je suis coincée. Mes invités, mon mari, mon pays, attendent de moi que je prenne mon rôle en main, que je l'exploite et le développe. Tout autour de moi, les caméras et les appareils photo immortalisent les événements et je sais déjà que, demain, des photos de nous, de Robyn ou même de Trish feront la une des journaux. Cette pensée me file la frousse. En plus de nous lier, Chad et moi, la Charte que nous avons signée nous interdis de continuer à côtoyer nos familles. Nous devons oublier nos véritables identités afin de nous plonger à cent pour cent dans nos rôles respectifs. Le moindre faux pas de notre part et nous risquerions gros ; à savoir, perdre plusieurs de nos privilèges et de nos dernières libertés. Je refuse d'en arriver là. Pas après tout ce chemin.
— On ne s'est pas présentée, dit ma soeur en se penchant vers Gemma, qui attend toujours derrière moi, l'air béat. Je suis Trish Harbridge, la sœur de Li... Euh, une connaissance.
Un sourire éclatant s'inscrit sur les lèvres de l'assistante.
— Gemma, répond-elle. Gemma Collins.
— J'adore ta robe ! Où l'as-tu dénichée ?
— Dans un bouiboui, à Belfast. C'est de là que je viens.
— Belfast ? Waouh, tu n'as pas une trace d'accent.
— C'est parce que je vis à Londres depuis pas mal de temps...
Dépitée, je m'écarte des deux filles. Ma sœur a l'air d'avoir oublié la raison de sa présence ici. Elle ne paraît même pas s'inquiéter pour Max, feint appartenir à une caste supérieure à la sienne, en discutant chiffons ou en flirtant avec des fils à papa, dans l'espoir de se faire bien voir. Dois-je lui rappeler d'où elle vient ?
— Amelia.
Chad s'approche de moi, l'air indéchiffrable. Ça commence à devenir agaçant. Il pose une main dans mon dos pour m'obliger à avancer en sa compagnie.
— Je t'ai cherché partout.
J'ouvre la bouche pour répondre, mais nous sommes alors pris d'assaut par un groupe de photographes. Bientôt, la musique s'arrête et quelqu'un s'éclaircit la gorge dans le micro. Je relève la tête. Le Premier ministre se tient sur l'estrade et tout le monde s'est tu pour l'écouter. Il bavarde un instant, en rappelant la guerre et la Réforme, en vantant les mérites du Bracelet, une sorte de montre améliorée que nous obtenons tous le jour de nos seize ans et qui nous sert entre autre de portefeuille. Selon lui, l'économie se porte mieux que jamais, grâce aux Diamants, la monnaie virtuelle du pays.
Tandis qu'il poursuit son discours, j'observe la foule, happée par les beaux mots d'un seul homme. Une silhouette auburn, à ma droite, attire mon attention. Maman a repris sa place auprès de Trish. Max reste introuvable. Mon cœur se serre, au même titre que mes poings.
— Tu es prête ? me glisse Chad à l'oreille.
Je sursaute et me tourne vers lui, perdue. Il sourit.
— Les invités attendent un discours.
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