5) Pierre-Alexis
Une foulée dynamique, une paire de Richelieu noire, un costume bleu marine ouvert sur une chemise blanche. Un sourire Colgate, une coupe de cheveux fraîche, une moustache et un bouc taillés de près. Sorti du barbier tôt ce matin, le brun commence à fatiguer. Pourtant, il ne ralenti pas dans les couloirs qu'il connaît par cœur, ne s'époustoufle pas devant la baie vitrée donnant sur le cœur parisien, ne s'arrête qu'une fois arrivé face à une porte close. Encore qu'à peine ; il toque, et ouvre dans la foulée.
Dans le bureau, quelqu'un d'autre snobe la vue du 37e étage sur le plus grand quartier d'affaires français. Assis à son bureau, un large oriel dans son dos, un petit brun à la mine fatiguée épluche une pile de dossiers, un air las inscrit dans le pli sévère de sa bouche et entre ses sourcils. Malgré l'heure encore matinale, trois gobelets en carton exhalant toujours quelques relents de café froid s'empilent à l'extrémité du bureau.
« Je venais te demander si tu avais pu jeter un œil au projet de William, mais visiblement...
— Si, si, j'y suis passé. »
Le petit brun se redresse, s'étire, soulève ses lunettes rectangulaires pour se frotter les yeux un instant, étouffe un bâillement. Puis il remet correctement ses lunettes, lisse les plis de sa veste noire, et regarde enfin son vis-à-vis.
« Je reviens de l'Open Space en fait, je relis le cahier des charges, le client a encore voulu le négocier. William n'sait pas dire non, mais il va falloir revoir le budget ou la deadline s'il veut vraiment qu'on... enfin, pourquoi je t'embête avec ça. Vous, les RH... »
Le brun étouffe un rire, ferme la porte derrière lui en entrant complètement dans la pièce. Il lui adresse un sourire étincelant en venant s'asseoir nonchalamment sur le coin de son bureau.
« C'est une manière de parler à son supérieur ça, Xavier ? Et je suis directeur marketing, pas RH, imbécile va. »
Ça tire un sourire en coin au plus petit, qui se renfonce dans son siège. Ils se dévisagent quelques secondes, laissant un silence s'étirer peu à peu.
« T'as l'air épuisé, la nuit a été courte Xavier ?
— Ouais, ouais, on peut dire ça.
— Je croyais que ton mec t'avais interdit de sorties pourtant, tu n'aurais pas osé...
— J'ai dormi avec mon mec, justement. »
Ça avait jeté un blanc. Le brun le dévisage, incrédule. Étonné, surpris, peut-être un peu déçu aussi.
« Et c'est lui qui t'as, mm, maintenu éveillé ?
— Oui, j'ai couché avec mon mec, PA. C'est pas si extraordinaire non plus.
— C'est pas tant que t'aies couché avec, c'est que tu sois resté la nuit entière avec lui.
— On partage un appart' j'te rappelle.
— Que tu désertes dès que tu peux, pour...
— On a compris l'idée, t'inquiète. Autre chose ? »
Il penche la tête sur le côté, dévisage l'ingénieure face à lui. Ça fait bientôt trois ans qu'ils sont collègues maintenant, à peine moins qu'ils couchent occasionnellement ensemble, pourtant moins d'un an qu'ils sont réellement amis. Parce qu'il est difficile d'approcher Xavier, qui se cache derrière des silences et une froideur acerbe. Parce que celui-ci est effrayé, qu'il a du vivre une expérience qui l'a dégoûté il y a des années de cela et qu'il cherche à mettre le plus de distance possible avec ceux qui pourraient devenir des proches.
Ça n'a jamais dérangé Pierre-Alexis. Plan cul, ça lui allait. Pas d'histoire, pas de questions. Mais il y avait eu cette soirée en novembre dernier, un afterwork un peu trop arrosé, qui leur avait délié les langues. Xavier n'était pas coutumier de ce genre de soirée, là où lui ne crachait jamais sur une petite sortie entre collègues — c'était bon pour le team building, après tout. Mais voilà, Xavier ne voulait pas rentrer chez lui ce soir-là, il admettrait plus tard qu'il ne voulait pas croiser son petit-ami. Ça avait surpris PA pour le coup, si les relations sans attaches et autres coups d'un soir ne le dérangeaient pas, coucher avec un mec en couple le mettait déjà moins à son aise.
Puis, ils avaient échangé davantage. Enfin, c'était surtout l'ingénieure qui s'était confié d'un souffle chargé d'alcool, tandis que son directeur l'écoutait. Ils avaient recommandé, une bière et une tequila chacun, trinquant.
Quelques heures plus tard, ils quittaient le bar d'une démarche vacillante, et leurs rires fusaient dans la nuit. Le plus grand le raccompagna jusque chez lui, surveillant qu'il rentre bien, avant de partir avec le dernier métro.
Depuis, ils se sont à nouveau retrouvés aux afterworks quand Xavier accepte de venir, échangent parfois durant leurs pauses, se retrouvent certains matins pour courir sur les quais de Seine. Et certains soirs, ils rentrent chez le brun le temps d'une baise, mais jamais Xavier ne reste.
Alors forcément, savoir qu'il se rabiboche avec son mec, ça le surprend un peu. Xavier lui a déjà mentionné la volonté de son copain qu'ils se fixent, qu'il arrête de coucher à droite à gauche et qu'ils sortent un peu plus souvent ensemble. Il a ri, au début. Pour lui, leur couple était fini, et Xavier ne restait que par pitié, ou lâcheté. Maintenant, il hésite davantage. Peut-être avait-il tort de penser ça, peut-être que Xavier est plus attaché qu'il ne le croit. Ça lui fait plaisir pour son ami, même s'il était bon pour se trouver un nouveau plan cul régulier maintenant.
« J'pensais t'inviter au resto ce soir, puis chez moi, puis dans mon lit... Et peut-être oublier le resto, mais si t'es une femme mariée maintenant...
— Je n'suis pas une putain de femme mariée, abruti va. Mais... Ouais, j'ai dit à Ludo que je serai là ce soir alors... »
Il sourit, doucement. Ça fait bizarre, il est presque ému. Il lui ébouriffe les cheveux et Xavier râle, alors il descend du bureau et s'approche de la porte.
« Bon, j'te laisse à ton cahier des charges dans ce cas. On va toujours courir demain matin ?
— Ouais, bien sûr. Salut mec. »
Alors il sort, et ferme la porte doucement. Presque avec politesse, comme s'il s'excusait d'être entré, dans son bureau et dans sa vie. Il ferme une parenthèse et se promet de ne plus coucher avec son collègue ; pas tant qu'il était dans une relation presque bientôt stable en tout cas.
Il fait son usuelle tournée des bureaux, de l'Open Space, des bars. L'heure est avancée, la nuit sombre est éclairée des réverbères de cette capitale qui ne dort jamais qu'à moitié. Il a croisé Xavier avec celui qui devait être son mec dans le premier, et c'est sûrement ce qui l'a poussé à continuer jusqu'à la fermeture.
« Tiens, salut mec ! Ludo, j'te présente Pierre-Alexis, un collègue. PA, j'te présente Ludo, mon mec. »
Un regard trop appuyé, une poignée de main maladroite. À la volubilité de Xavier, PA l'avait deviné éméché. Les pintes bien entamées dans les mains des deux hommes n'étaient pas leurs premières, et rapidement il les avait laissés.
« Un collègue. »
C'était ce qu'ils étaient, c'était vrai. Il n'aurait pas pensé être présenté comme le gars qu'il se tapait depuis des années en l'absence de son mec, mais il espérait avoir le droit à « un ami », tout de même. Ça lui avait tiré une grimace amère alors qu'il marchait dans la rue, et il était entré dans son deuxième bar. Les trois immenses drapeaux à l'entrée ne trompaient pas, et à peine deux minutes plus tard on lui payait un verre. Le type, grand, blond et barbu, n'était pas particulièrement son style. Un beau sourire, avenant et gentil, il était resté un moment accoudé au bar à siroter son verre et discuter avec l'inconnu. Pas désagréable, mais pas pour autant agréable. Il avait prétexté devoir rentrer, et était reparti rapidement.
D'un pas rapide il s'éloigne, puis plus lent, alors qu'il recommence à arpenter le Marais. Traverser les ruelles, fouler le pavé, s'attarder devant la devanture d'un magasin éteint ou d'un bar bruyant. Peut-être ferait-il mieux de rentrer réellement, il ne sait même plus ce qu'il est venu faire ici.
C'est à ce moment qu'on l'interpelle, un type à lunettes lui fait de grands signes de bras, s'extirpe d'un bruyant et riant groupe d'amis pour venir vers lui. Il l'attrape nonchalamment par l'épaule, comme de vieux amis. Sans vraiment comprendre, PA se laisse entraîner vers l'exubérance festive de ce groupe d'amis visiblement éméchés. Regroupés devant la terrasse du Stolly's, ils dénigrent les places assises sous l'auvent vert pour souffler leur fumée au ciel obscur de fin août, et bientôt il est glissé dans leur ronde.
Le premier homme qui est venu vers lui, toujours son bras sur son épaule, le présente comme un ami du dimanche. Il le dévisage, sans comprendre ce que ça veut dire, mais la roulée qu'il porte à ses lèvres ne sent pas le tabac, et il remarque la lueur trop euphorique dans les yeux bruns, alors qu'il s'amuse avec une bouffée de fumée. L'odeur de la beuh lui saute aux narines.
« On s'est déjà croisés en Allemagne, non ? Ou peut-être en Espagne. T'as un air hispanique absolument délicieux, petite fleur. »
Il ouvre de grands yeux, stupéfait. S'il n'était pas lui même bien éméché, il aurait sûrement pris ses jambes à son cou. Ce gars était complètement barge, ou du moins trop allumé. Mais la nuit est fraîche, et noire, et le bras sur ses épaules est réconfortant sans être insistant. Les personnes qui discutent autour de lui semblent n'être qu'une bande de fêtards inoffensifs. Alors, il sourit doucement.
« Je ne suis pas sûr d'être une fleur mais merci, je suppose.
- Enfin, nous sommes tous des fleurs mon petit Domingo ! Ça veut dire dimanche en espagnol, tu savais ? Tu dois savoir vu qu'tu viens d'Espagne. Eh les amis j'vous présente Domingo !
- Eh bah, ça a été rapide pour lui trouver son nom. J'suis Baghera, la panthère !
- Tu passes le feu Bagz ? ... Merci. Moi c'est Horty, au fait. Paraît qu'il m'a trouvé piquante, il était absolument défoncé aux champis ce soir là. N'accepte rien de ce qu'il te propose, Barbapapa peut te le confirmer. »
Une jeune femme aux cheveux rouge framboise s'étouffe avec un bouffée de fumée sous le regard moqueur du cercle d'amis. Une roulée entre son indexe et son majeur, un Cosmopolitain accordé à ses cheveux dans l'autre main, une veste noire Nike jetée sur ses épaules complète une tenue sportswear. Dans son dos, la main pleine de bagues de sa voisine l'aide de quelques tapes. Cheveux rasés, des yeux cerclés de khôl, le tatouage d'un dragon dépassant de la manche de son cuir remontée au coude, son air assez rude est compensé par le regard attendri - et doucement moqueur - qu'elle lance à l'autre jeune femme. Barbapapa ?
« J'm'appelle Barbara, en vrai. J'te présente Lise, ma copine. Là, c'est dans l'ordre Antoine, Bryan qu'on appelle Brybry, Jules, et Quentin. Mais t'es pas obligé de t'en souvenir, t'inquiète. Et au passage, si en vrai t'as aucune idée de qui c'est, il s'appelle Aurélien même si on l'appelle Ponce.
— OK, bah je vais essayer de retenir mais je vous garantie rien... Moi c'est Pierre-Alexis, mais vous pouvez m'appeler PA.
— Oui oui Domingo, rêve toujours. T'es l'ami du dimanche espagnol jusqu'à la fin de la soirée maintenant., lui répondit celle qui devait être Horty.
— ..Manche ! »
Son propre éclat de rire suit l'interruption impromptu de Baghera, et bientôt le nouvellement nommé Domingo a une bière à la main sans trop savoir comment, et il discute et rit avec la troupe disparate. S'il se souvient bien, c'est un gars qui s'est présenté comme Romain en revenant du bar qui la lui a filée. Enfin, il l'a ramenée pour Aurélien à l'origine, mais celui-ci la lui a laissée en prétextant qu'il était peut-être un peu trop éméché pour en reprendre une.
Il aurait pu partir. S'éloigner de cette bande d'inconnus alcoolisée, qu'il ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam. Pourtant, l'ambiance, et l'alcool aidant, il se coulait dans la discussion folle et légère.
Sur la tournée de teq' paf qui a suivie, Aurélien n'a cette fois pas refusé son shot. Aurélien lui a aussi proposé de tirer sur son joint, mais il a refusé. Il lui a ensuite montré une poignée de gélules, et là Lise l'a engueulée, l'empêchant de répondre.
Jamais du long de la soirée Aurélien n'a lâché ses épaules, sauf quand ils sont allés s'effondrer sur une banquette au fond du bar. Alors PA a fini par comprendre qu'il ne devait pas être bien stable sur ses guiboles, l'ami Ponce. Ça lui tire un rire inexpliqué auquel personne ne porte attention, sauf Aurélien. Il lui dit que son rire est magnifique, et que ça agite joliment ses pétales. Et inopinément, il l'embrasse.
Non loin, les conversations continuent, la plupart de ses nouveaux amis sont restés sur la terrasse pour continuer à fumer. Antoine et Romain qui les ont suivis à l'intérieur s'éloignent en secouant la tête, amusés, et ressortent vapoter en papotant.
Les mains d'Aurélien s'attardent dans ses cheveux, sur sa nuque. L'une descend dans son dos alors qu'il continue de presser leurs lèvres. Ne voulant pas être en reste, son ami du dimanche s'agrippe au col de son t-shirt blanc, le tirant plus proche encore, penchant légèrement la tête pour mieux souder leurs lèvres. Pris d'un doute, il lui demande d'un souffle murmuré entre leurs lèvres.
« Tu es sûr d'être assez... lucide ?
- Oui, t'inquiète. J'ai l'habitude. Reviens là, Domi'... »
Alors, ils s'embrassent. Lascivement, langoureusement. Lentement, ou ardemment. Ils tombent allongés sur la banquette, on leur jette vaguement des regards dépréciateurs. La clientèle alcoolisée ne leur en tient pas vraiment rigueur, c'est une serveuse gênée qui vient finalement leur demander de quitter les lieux. Le bar ferme, dehors, les attendent leurs amis avec des regards rieurs. Ils se séparent dans l'obscurité piquetée de réverbères, et le bras d'Aurélien est descendu de ses épaules à sa taille. Il picore son cou de baisers.
« Tu sens bon comme une fleur... On va chez moi ? C'est pas loin...
- Okay, mm, j'te suis... »
Ils prennent bien une demi-heure à parcourir les deux cents mètres qui les séparent de l'appartement d'Aurélien, ralentis tant par leur enivrement que leur enfièvrement. Ils entrent dans l'ascenseur le souffle court, en sortent les cheveux en pagaille. Les lunettes d'Aurélien sont légèrement de travers sur son nez. La chemise de PA qu'Aurélien avait commencée à déboutonner laissait apercevoir un peu trop de son torse alors qu'il déverrouillait rapidement la porte de son appartement. Ils s'y engouffrent sans cesser de s'embrasser, la chemise tombe finalement, il plaque son bientôt amant contre le mur d'un appartement qu'il n'a même pas pris le temps de regarder. Il est trop occupé à retirer maladroitement un t-shirt blanc, se séparant de quelques centimètres quelques secondes à peine avant de reprendre la bouche de son amant avec ferveur.
Et puis, d'un coup de pied, il referme la porte.
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