29. Unintended

Interdite, je ne quitte pas des yeux sa silhouette parfaite qui se découpe dans la rue à peine éclairée. Ses pieds entrent durement en contact avec le sol, comme pour extérioriser une probable colère que je ne comprends pas. 

Mes pensées défilent à la vitesse de l'éclair sans que je puisse les contrôler. Un instant, je songe à le rattraper pour lui demander des explications. Et puis, je me rappelle qu' Ayden n'est pas mon mec. Et que ce qui s'est passé entre nous n'était qu'une autre de mes lamentables erreurs. 

Quand il disparaît au coin de la rue, je m'assois sur les marches de l'escalier et pose la tête entre mes mains. Je sors mon téléphone et branche mes écouteurs. J'ai besoin de faire le point, dans la pénombre de la nuit New-Yorkaise qui m'enveloppe comme une douce couverture. L'air qui rafraîchit mon visage et la voix de Mathew Bellamy réunis me font frissonner.  

Ça ne devait pas se produire, et ça s'est produit. Ça ne devait pas se reproduire, et ça s'est reproduit. Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Sa sortie théâtrale ne me facilite pas les choses, mais il a quand même été très clair : ça n'a pas d'importance pour lui. Et pourtant, il me dit que je lui plais. Est-ce que c'est pour cette raison qu'il m'a fait venir ce soir ? Quand je pense que j'ai osé lui dire qu'il me plaisait aussi... Si Théo m'avait entendue... Rien que d'y penser, j'en ai la nausée. Pourtant, c'est la vérité, je dois me rendre à l'évidence. Cette fois, je ne peux pas prétendre que c'est de la faute d' Ayden s'il s'est passé... ce qu'il s'est passé.

Mais qu'est-ce que je vais faire de tout ça ? Une chose est certaine : je ne veux pas que Théo souffre. Donc, cette fois encore, je ne lui dirai rien. Je ne veux pas le quitter, et je ne veux pas non plus qu'il me quitte. On a vécu trop de choses ensemble pour que je le laisse tomber sur un coup de tête pour quelqu'un dont je ne suis même pas sûre qu'il mérite mon attention. 

Et pourtant, tu lui en accordes beaucoup.

Oui. Beaucoup trop. Ma décision est prise : je ne veux plus m'approcher de lui. Il faut que je trouve le moyen de ne plus être obligée de l'avoir dans mon champ de vision. C'est trop dangereux. Et cette fois, pas d'entorse au règlement. 

Ironiquement, au moment où cette pensée traverse mon esprit, une paire de boots noires apparaît entre mes mains jointes sur mon visage. Je les écarte de mes yeux et retire mes écouteurs, sans relever la tête. 

- Je savais que tu serais encore là. 

Sans bouger, je rétorque :

- Et comment tu pouvais le savoir ?

Ayden laisse flotter quelques secondes de silence.

- Chaque fois que tu as besoin de réfléchir, tu es dehors. Sur des terrasses, par exemple. 

Je souris faiblement. 

- C'est arrivé une fois.

- Deux. 

Heu, non. Deux ? Oh... Deux. Je relève la tête et croise les bras sur mes genoux. 

- De quoi tu parles, Ayden ?

Un air confus se dessine sur son visage. Il est donc possible de déstabiliser ce bloc de certitudes... Une bouffée de gaieté m'envahit. 

- Tu ne te rappelles pas ?

J'insiste, impatiente:

- Mais de quoi je devrais me rappeler ? 

- Le B54. C'est là-bas qu'on s'est croisés, la première fois. Sur la terrasse. 

Son air boudeur m'amuse beaucoup. Un sourire espiègle barre mon visage, sans que je puisse le contrôler. Il faut vraiment que j'apprenne à me contenir, je n'arrive jamais à rester sérieuse jusqu'au bout. Je ne suis pas douée pour faire de l'humour... 

Quand il s'en aperçoit, Ayden lève les yeux au ciel. 

- Je le savais. Tu ne pouvais pas m'avoir oublié, dit-il en prenant un air faussement hautain. 

Donc, il se rappelle. Je ne sais pas pourquoi, mais cette idée me fait du bien. Tout d'un coup, j'ai effectivement l'impression d'avoir de l'importance à ses yeux. Le souvenir de son regard sur moi ce jour là m'arrache un frisson. Je choisis un ton aussi neutre que possible en changeant radicalement de sujet. 

- Pourquoi tu es revenu ?

Il se rassied à côté de moi en soupirant longuement. En lorgnant son beau visage, je ne peux pas ignorer la fatigue qui se lit sur ses traits. 

- J'en sais rien. 

- C'est ta phrase préférée, non ?

Il rit doucement. 

- Depuis que je te connais, oui. On peut pas arrêter de parler ?

D'abord agacée par ses paroles, je me rends compte en le regardant qu'il ne cherche pas la bagarre. Il n'est pas en train de me faire un reproche, c'est une simple demande. Ses yeux sont clos, il a posé ses coudes sur une marche au dessus de lui. Son air paisible me donne immédiatement envie de caler ma tête dans le creux de son épaule. Dans son cou, trois grains de beauté alignés me font penser à une constellation. 

J'ai l'impression de commettre une faute de le regarder comme ça, mais je ne peux pas détacher mes yeux de ses traits fins et anguleux. Ses lèvres pleines et bien dessinées m'attirent comme un aimant. J'ai envie de passer ma main sur sa mâchoire carrée. J'ai envie d'embrasser chaque centimètre de son visage. Je voudrais poser mes mains sur son torse et ne jamais les enlever. Je suis vraiment foutue... Avec le temps, ça s'arrangera peut-être ?

Toujours immobile, l'indéchiffrable gravure de mode qui se trouve à mes côtés esquisse un sourire presque imperceptible et me tire de ma rêverie un peu trop déplacée :

- Est-ce que tu serais pas en train de mater, par hasard ?

Ce mec est infernal.

- Non. Pas du tout. Tu n'es pas le centre du monde, tu sais ?

Ma réplique ne convainc personne. Même pas moi. Ayden garde les yeux fermés et ne me répond pas. Au bout de quelques minutes d'un silence apaisant, pour une fois, je réprime un bâillement qui interrompt notre immobilité. Alors que je m'étire, je sens l'une de ses mains se poser sur ma taille et m'attirer doucement vers lui. 

- Allonge toi, tu seras mieux. 

Sans répondre, je me tourne fébrilement, de manière à pouvoir m'allonger sur la marche de l'escalier sans tomber. Par chance, elle est assez large pour me contenir. Je cale ma tête du mieux que je peux sur les genoux d'Ayden. Cette proximité est dangereuse, mais tant pis. 

Au dessus de moi, un ciel voilé, sans étoiles, protège ce moment de complicité. Les yeux grand ouverts, j'observe l'immensité qui me surplombe. Dans ce silence, il n'y a plus de tension ni d'animosité. La main d'Ayden, posée sur le haut de mon ventre, reste immobile. Ce seul contact réussit à me faire oublier toutes mes interrogations. 

Cette situation plus qu'étrange ne m'émeut pas le moins du monde. Et pourtant, au milieu de la nuit, à demi allongés sur les marches d'un escalier, de quoi on a l'air? On dirait deux adolescents. Mais pour une fois, je dois avouer que je m'en fous complètement. J'ai rarement été aussi calme de toute ma vie. La seule chose qui m'inquiète, c'est que sur cet escalier en pierre froide, la tête sur les jambes de quelqu'un que je déteste quatre vingt dix pour cent du temps, je me sens à ma place et je ne voudrais être nulle part ailleurs.

Soudain, la voix grave d'Ayden interrompt le cours de mes pensées. 

- Tu veux vraiment qu'on soit amis ?

Qu'est-ce que c'est que cette question ? 

- Oui. C'est vraiment ce que je veux. On aurait pas dû déraper comme ça. 

Dans le long silence qui s'ensuit, je m'attends à ressentir de la colère, ou une forme de vexation de la part d'Ayden. Mais rien ne se produit. Il me répond simplement :

- Ok. 

Je souris, apaisée qu'on ait enfin pu mettre les choses au clair. 

- Tu ne devais pas rejoindre les autres ? 

Ayden soupire: 

- Si. Mais il fallait que je me fasse une nouvelle amie. 

Je pousse son torse en arrière en riant doucement. 

- C'est ça, fous toi de moi ! 

D'un geste rapide, il m'attrape par le poignet :

- Refais ça et tu le paiera très cher ! rigole-t-il. 

Je me redresse en riant et me rassois dans ma position initiale. Une sensation fugace de manque m'envahit. 

Son regard clair se balade tranquillement sur mon visage et le haut de mon corps. Son sourire en coin creuse une fossette sur une de ses joues. Ce genre d'expression sur un visage aussi magnifique devrait être interdite. Il faut vraiment qu'il arrête de me regarder comme ça. 

- Bon. Je crois que je vais y aller. 

Ce qui signifie pour moi, une fois de plus, un face à face entre moi et mon énorme culpabilité. 

- Ok.

C'est tout ce que je réussis à dire. Tout d'un coup, je suis intimidée par cet au-revoir qui n'en est pas un. 

Ayden se lève et je l'imite, le cœur lourd.

- Merci d'être venue, ce soir. Je sais que tu étais obligée, mais... Tu as été parfaite. Je voulais pas le croire, mais Chuck a raison, tu es vraiment pro. 

Le compliment d' Ayden me touche. Je ne m'attendais pas à ça de la part de quelqu'un d'aussi talentueux que lui. Et d'aussi lunatique, il faut bien le dire. 

- Merci. Tu étais génial toi aussi. Enfin, vous. Vous étiez géniaux. Amusez-vous bien. 

Je ne sais pas pourquoi, je suis mal à l'aise de lui dire au revoir après tout ce qui s'est passé ce soir entre nous. 

Les bras ballants, je ne sais plus quoi faire de moi. Ayden me prend brièvement dans ses bras.

- Bonne nuit, Mel. 

- Oui, bonne nuit à toi aussi. 

Au moment où je pousse la porte de l'immeuble, il me rappelle encore:

- Mel ?

- Oui ? 

- Maintenant qu'on est amis... on pourrait sortir un de ces soirs ? 

Je marque un temps d'hésitation. Puis je réponds d'une voix ferme:

- Oui. Oui, bien sûr. En tant qu'amis, je veux bien.

Son sourire accélère les battements de mon cœur. Un instant plus tard, il a disparu de mon champ de vision. Il me faut au encore cinq bonnes minutes avant d'être capable d'appuyer sur le bouton de l'ascenseur. 











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