24. Stress out
Je paie rapidement ma course, et reste un long moment debout sur le trottoir, sans bouger, face à l'enseigne illuminée. Concentrée, j'essaie de ne plus penser à rien. Les visages des passants autour de moi me semblent flous. Le vent frais balaie mes cheveux longs, quelques mèches viennent me chatouiller le visage. Malgré l'obscurité de la rue, je ne discerne rien de ce qui s'agite au delà des portes vitrées du Rockwood Music Hall, seules quelques ombres furtives parviennent jusqu'à moi.
Je ferme un instant les yeux, prête à affronter la tempête qui ne va pas manquer de s'abattre sur moi. Quand je les rouvre, une détermination nouvelle m'envahit. Je n'ai pas le choix. Mes pas résolus étouffent les bruits de mon cœur qui bat déjà plus vite, et je pousse la porte d'accès avec force.
J'accroche immédiatement avec l'ambiance feutrée de cette petite salle. Dans la pénombre, des clients discutent, assis à des tables en bois rondes, dont les pieds sont en métal noir. Dans un coin de la pièce, une petite scène faite du même bois est éclairée par des projecteurs. Pour l'instant, elle est vide. Le volume de la musique diffusée est très bas, l'intimité qui règne ici m'intimide un peu.
Je parcours la pièce du regard, à la recherche d' Ayden. Quand je l'aperçois sur ma gauche, assis à une table proche du mur qui me fait face, ses yeux me fixent avec attention. Pour une fois, il ne sourit pas, il semble juste concentré sur moi. Voilà qui promet une belle confrontation...
En parcourant les quelques mètres qui nous séparent, au milieu des autres tables, je me sens transpercée par son regard bleu. J'ai l'impression qu'il fouille mes pensées. Un frisson douloureux remonte du bas de mon dos jusqu'à la base de mon cou. Les manifestations de mon corps chaque fois que je me retrouve en sa présence me laissent perplexe, ça ne m'est jamais arrivé avant. En m'approchant de la table, je remarque que trois autres garçons et une fille la partagent avec lui. Des musiciens, sûrement. Ou des amis?
En avançant vers eux, je m'exhorte au calme, en me concentrant pour garder une démarche assurée. Je ne quitte pas Ayden des yeux. Ne pas flancher. Visualisant encore une fois Erin et ses discours enflammés sur notre rôle chez Live, je finis par me planter devant lui, le menton très légèrement relevé, en triturant nerveusement mes doigts. Je n'en mène pas large, mais il ne doit surtout pas le savoir.
- Salut. Tu as demandé à me voir ?
Ma gorge est sèche, je reconnais a peine ma voix mal assurée. J'ai horreur d'avoir prononcé cette phrase idiote, mais c'est tout ce que j'ai réussi à dire.
Le responsable de mon état de stress avancé hausse un sourcil narquois, et cette fois-ci, un des coins de sa bouche se relève lentement. Enfin une situation que je peux gérer. Son odieux sourire et moi, on est copains, maintenant. Je maîtrise.
- Salut, Mel, dit-il en appuyant sur mon prénom. Ça va ?
Il penche légèrement la tête sur le côté, et un éclat de lumière se pose dans ses yeux rieurs. La manière qu'il a de prononcer mon nom, sa voix volontairement grave et traînante, me font oublier qui je suis l'espace d'une micro seconde. Et je crois qu'il le sait. Décidément, il est très, très fort. Mais il ne m'aura pas comme ça.
Continuant sur ma lancée, je lui rétorque sur le même ton monocorde :
- Ça va très bien, merci. Qu'est-ce que je peux faire pour t'aider ? A quelle heure tu montes sur scène ?
Il rigole.
- Ouh là ! Tu vas trop vite. Viens boire un verre avec nous, tu as besoin de te détendre, on dirait, m'ordonne-t-il gaiement en désignant un siège vide a côté de lui.
Je n'obtempère pas : je ne suis pas là pour m'amuser, et je suis tout sauf détendue. C'est même plutôt l'inverse. Je change mon sac d'épaule, histoire de garder une contenance.
Ayden ne semble pas remarquer mes tergiversations. Il se tourne vers les quatre inconnus qui l'accompagnent et qui m'observent, curieux. Je reconnais l'un d'entre eux, c'est lui qui accompagnait Ayden à la soirée chez Chuck. Cette soirée. Il ne faut surtout pas que j'oublie de quoi il est capable, même si son humeur semble s'être nettement améliorée ce soir.
- Les gars, je vous présente Mel.
Je regarde bizarrement la seule fille du groupe, oubliant quelques secondes qu'en anglais, "guys" désigne aussi bien les garçons que les filles.
Ayden poursuit, imperturbable :
- Mel est la nouvelle stagiaire de Chuck pour quelques temps. Mel, je te présente Zack, Taylor, Nathan et Cassie.
Ces quatre paires d'yeux rivées sur moi me mettent mal à l'aise et je souris gauchement. Ils ont tous l'air sympa, pourtant. Zack, celui que j'ai déjà croisé chez Chuck, me fait un petit signe en relevant sa main posée sur la table. Il échange un regard plein de sous-entendus avec Ayden qui me donne envie d'aller me cacher dans un coin, comme une enfant timide. J'ai déjà du mal à supporter qu'on me fixe, alors si en plus ces deux-là s'envoient des messages codés, je ne finirai pas la soirée.
Je reporte mon regard sur Cassie. Deux épais traits d' eye-liner noir soulignent ses yeux bleus, la pâleur de son visage est rehaussée par un rouge à lèvres rouge cerise. Elle porte un slim en cuir noir et un débardeur ample, noir lui aussi. Une grosse croix en argent et une autre plus petite pendent à son cou. Ses longs cheveux blonds platine encadrent son visage enfantin. Malgré ses airs de rock star, son sourire chaleureux me fait du bien.
- Ah, enfin une fille, je commençais à m'ennuyer ! s'exclame-t-elle en m'adressant un clin d'œil complice.
Sa voix un peu éraillée colle tout à fait avec son personnage. Le dénommé Taylor lui jette en souriant:
- Tu vas peut-être pouvoir arrêter de te plaindre que tu es toute seule, maintenant !
Au lieu de me détendre, l'échange entre Cassie et Taylor me rappelle que ce petit groupe mené par Ayden se connaît très bien, ce qui ne fait qu'augmenter ma gêne. Ne supportant plus de rester plantée là, au centre de l'attention, j'interpelle froidement le tellement sexy mais tellement énervant brun en face de moi :
- Ayden, je ne suis pas venue pour m'amuser. Là, je travaille. Tu as demandé à Chuck mon soutien, me voilà. Alors s'il te plaît, dis moi à quelle heure tu montes sur scène, et ce que je peux faire pour toi.
Ayden plisse les yeux puis me rétorque calmement :
- Je n'ai jamais dit que je chanterai ce soir. J'ai dit que j'avais besoin de toi.
Quoi? Non. Non. NON. J'ai mal entendu. Il n'a pas fait CA. Il ne peut pas. Il n'a pas le droit. Dan. Seul. Citi Field. Baiser. Théo. Colère. Rage. Ma voix part toute seule dans les hauteurs :
- Pardon ? Comment ça, tu ne vas pas jouer ?
- Apparemment, la communication passe mal entre Chuck et moi, ces temps-ci, ironise-t-il.
Le temps que mes pauvres neurones aient assimilé l'information, mon corps a déjà réagi. Tous mes muscles sont tendus, et je me retiens de lui hurler ma colère au visage. Il m'observe attentivement, son foutu sourire aux lèvres.
Je compte jusqu'à dix dans ma tête, mais je ne réussis qu'à décupler la rage qui m'habite. J'ai laissé Dan pour RIEN? Je vais tuer ce mec de mes propres mains. Comme ça, il ne risque plus d'avoir "besoin de moi". Je vais...
- Hé, du calme, me dit-il en souriant nonchalamment. Je plaisante. On passe juste tard, on fait la troisième partie. Pour l'instant, j'ai juste besoin que tu viennes t'asseoir et que tu prennes un verre. Après, on verra.
... me calmer.
- Et tu trouves ça marrant ?
Sur le point d'exploser, je le fusille du regard sans rien ajouter. Il vaut mieux que ma bouche reste fermée, je risquerai de mettre en danger ma santé mentale si jamais je commence à déverser tout ce que j'ai sur le cœur à son sujet. Toute la table se retient de rire.
- Très, s'esclaffe-t-il.
Il désigne à nouveau le siège à sa gauche, et cette fois-ci, je m'assois rageusement sous les yeux amusés de mes compagnons de la soirée.
- Allez, remets-toi. C'est tellement facile de te faire dégoupiller...
Je suis encore en train de chercher une répartie digne de ce nom quand il me demande d'une voix enjôleuse :
- Qu'est-ce que tu veux boire ?
Un triple whisky on the rocks, j'ai le droit ? Non ?
- Un Coca, s'il te plaît.
Il disparaît de ma vue le temps d'arriver jusqu'au bar et son absence me soulage. La dose d'adrénaline qui s'est emparée de moi un peu plus tôt m'a épuisée en repartant comme elle est venue... cette fois c'est sûr, la tornade est bien là. Cassie, dans une tentative d'approche toute féminine, entame la discussion :
- Excuse le... Il adore tester les gens...
Je hausse un sourcil ironique.
- Ah oui ? J'avais pas remarqué !
Il faut que je remballe l'acidité dans ma voix, Cassie n'y est pour rien. Elle poursuit, en faisant mine de ne pas remarquer mon énervement :
- Comment se passe ton stage ? Chuck n'est pas trop dur avec toi ? Il paraît que ce n'est pas facile de bosser avec lui ?
En soupirant, je me force à reprendre une voix égale.
- C'est vrai, il est... pas facile. Mais ça va, pour l'instant, je m'en sors pas mal.
Ayden, que je n'avais pas entendu revenir, ajoute :
- C'est parce que Mel bosse super bien.
Je le regarde, surprise. Il a dit ça le plus sérieusement du monde, en posant mon verre devant moi. Impossible de savoir s'il est sérieux ou s'il se fout de ma gueule. Y-aurait-il une possibilité infinitésimale qu'il soit sincère ? Je ne le saurai pas.
Je reprends, à l'attention de Cassie :
- En tout cas, je m'éclate. Je n'aurai jamais cru pouvoir faire tout ce que je fais chez Live un jour. Et toi, qu'est-ce que tu fais dans la vie ?
- Comme tu vois, je supporte les caprices de ces quatre idiots... rigole-t-elle. Enfin, surtout de celui-là, poursuit-elle en désignant Ayden.
Si elle savait à quel point elle n'est pas la seule !
Elle continue, en réponse à mes questions muettes :
- Je suis pianiste, sous contrat avec Live. Ce qui m'amène parfois à passer de bonnes soirées comme celles-ci !
Elle pousse doucement Ayden en souriant.
J'ai du mal à voir les choses sous cet angle, pour le moment. Mais bien sûr, je me tais. Zack s'incruste dans la discussion. En râlant, il désigne Ayden d'un signe de tête.
- Eh ben, pas moi ! Déjà que je dois supporter ses conneries jour et nuit, je me serai bien passé de sa nouvelle lubie de monter sur scène !
Ayden se tourne vers moi pour m'expliquer :
- Zack est mon coloc. On habite ensemble depuis déjà deux ans.
Quand son bras effleure mon épaule, je m'écarte discrètement sur ma gauche. Je ne peux pas le laisser ne serait-ce que m'effleurer, vu le peu de contrôle que j'ai sur mon corps en sa présence. Professionnalisme. Point.
- Deux ans, et je ne te supporterai pas trois jours de plus ! poursuit Zack en bougonnant.
Ayden rit franchement, maintenant.
- Arrête, ça fait deux ans que tu dis ça, et je suis toujours là !
- C'est parce que tu ramènes de la tarte tous les dimanches. C'est la tarte qui sauve tes fesses de la rue.
- Et accessoirement, le fait que je te donne parfois du boulot, comme ce soir ?
- N'importe quoi ! Je suis le meilleur bassiste des Etats-Unis. Le monde ne l'a juste pas encore compris, plaisante Zack.
Leur petit échange musclé finit par me dérider complètement. Je sens chaque parcelle de mon corps se relâcher petit à petit. A la fin, j'éclate carrément de rire.
Je ne pensais pas que c'était possible avec Ayden à mes côtés. Et pourtant, c'est bien le cas. Son rire, doux et aussi sexy que le reste de sa personne, me procure une sensation étrange de bien-être. Pour une fois, je n'ai plus l'impression d'être son ennemie. Ça ne durera certainement pas, mais je profite de cet instant de paix.
Les minutes suivantes s'égrènent dans la même ambiance bon enfant. Nathan et Taylor, respectivement batteur et guitariste, sont très sympa, et un peu moins extravertis que Zack et Ayden qui ne cessent pas de se chercher. Ils discutent beaucoup de musique, j'en profite pour enrichir mes connaissances en leur posant des questions sur leurs expériences de musicien.
Cassie n'est pas la dernière à faire des blagues idiotes, elle me fait beaucoup rire. Cette soirée est bien plus agréable que ce à quoi je m'attendais, pour le moment. Parfois, je sens les yeux d' Ayden posés sur moi, mais je ne veux surtout pas croiser son regard.
Quand le premier groupe fait son entrée, toute la salle, moi comprise, l'écoute attentivement. Ils sont très bons, et le public le sait : les cris et les applaudissements qui les accompagnent quand ils redescendent de scène sont révélateurs de leur niveau.
Le deuxième groupe est bien moins calme, et attaque le public avec une reprise de Nirvana, "Come as you are". C'est une de mes chansons préférées, elle me rappelle Chris, ado, en train de sauter au milieu de notre salon sous l'œil moqueur de ma mère. S'il était là, il serait déjà dans tous ses états! D'entrée de set, les clients du bar sont plongés dans une telle transe que tout le monde est debout en moins de trois minutes, moi comprise. Comme à chaque fois que je me laisse emporter, mes bras bougent malgré eux et je me mets à danser, inconsciente de ce qui se passe autour de moi.
Nathan me fait rire en exagérant des pas de danse complètement désordonnés. Cassie est dans sa bulle à côté de moi, elle danse les yeux fermés, j'ai l'impression qu'on l'a perdue. Deux ou trois chansons plus tard, je jette un œil à Zack et Ayden, debout contre le mur derrière moi, concentrés sur les musiciens. Ils ne dansent pas mais bougent tous les deux la tête en rythme. Cette image me fait sourire: dans la pénombre, on dirait des jumeaux.
Le groupe mélange subtilement compositions personnelles et airs connus. Ils sont tellement bons que je perds la notion du temps. Je m'apprête à me défouler sur une reprise de Muse quand deux mains enserrent mes épaules. En se penchant sur moi, le torse d' Ayden frôle le haut de mon dos. Je ne bouge plus, coupée dans mon élan par la chaleur qui m'envahit. Sa bouche se rapproche dangereusement de mon oreille pour couvrir les bruits du public et il me souffle de sa voix grave :
- Fin de la récréation. C'est l'heure d'aller bosser.
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