19. Illusion
Mon téléphone, qui vibre soudainement sur la table, me ramène à la réalité avec la force d'un ouragan. Théo ! Je repousse brutalement Ayden, à bout de souffle. Je murmure, réalisant tout à coup ce qui vient de se passer :
- Laisse moi... Je n'ai pas besoin de ça...
Encore étourdie par son baiser, j'attrape mon portable, le cœur battant. C'est ma mère. Ouf... Je vais avoir du mal à tenir une conversation normale avec elle dans l'état ou je suis, et ce n'est qu'elle. J'aurais été incapable de donner le change à Théo. Il aurait tout de suite compris que quelque chose ne tourne pas rond.
- Coucou, ma chérie !
- Salut maman ! Pourquoi tu ne dors pas ?
Ma voix mal assurée la fait tiquer.
- Je me réveille juste. Je m'inquiétais pour toi... Ça va ? Tu as l'air bizarre.
- Non, ça va... Je suis un peu fatiguée, je sors beaucoup pour le travail, c'est pas facile. Mais je me régale, t'en fais pas, tout va bien. Et vous ?
En face de moi, Ayden attend, les bras croisés sur sa poitrine. L'air renfrogné, il semble attendre une discussion que je n'ai pas du tout envie d'avoir. Je fais durer le plus longtemps possible la conversation avec ma mère, en espérant qu'il se lasse de rester planté là. Je prends des nouvelles de tout le monde, je lui demande de me raconter dans les détails ce qu'elle a fait depuis mon départ, je vais même jusqu'à m'inquiéter de la santé de son orchidée à laquelle elle tient tant. Au pire, elle pensera que je suis très nostalgique.
C'est bizarre d'avoir cette conversation avec elle alors qu' Ayden me regarde. Quand je l'ai croisé pour la première fois, son comportement étrange m'a marquée, mais je ne me serai pas doutée qu'il deviendrait une pièce du puzzle de ma vie. Je n'arrive pas à écouter vraiment ma mère, perdue dans ses yeux qui me ramènent quelques minutes plus tôt, quand je me suis transformée en guimauve entre ses bras. Un frisson me parcourt quand je me rappelle le goût délicieux de sa bouche sur la mienne.
Rougissante, je reviens sur terre quand ma mère poursuit :
- J'ai vu Théo hier, quand j'ai emmené Jules au foot. Tu n'imagines pas à quel point tu lui manques.
La culpabilité étreint douloureusement ma poitrine.
- Oui, je l'ai appelé tout à l'heure. Il me manque aussi énormément.
Gênée par la tournure que prend la discussion, je tourne le dos à Ayden. J'ai tendance à être un livre ouvert, et je ne veux pas qu'il puisse lire les émotions qui passent sur mon visage. Il ne comprend pas le français, à priori, mais on ne sait jamais. Certaines choses sont universelles.
- Bon, je vais te laisser, ma chérie, reprend ma mère. Chris m'a dit que tu travaillais encore, ce soir. Il ne te voit pas beaucoup, d'après lui... Fais attention à toi, hein ?
- Oui, maman, c'est promis. Fais attention, toi aussi.
Je lui répète toujours de se protéger, j'ai trop peur qu'elle replonge. Elle est guérie, maintenant, mais elle est tombée à une telle vitesse que j'ai toujours la hantise que ses démons la happent à nouveau.
Elle rit, d'un rire léger qui apaise un peu la tension de mon corps :
- Je vais bien, ma puce. J'irai toujours bien, maintenant. Allez, va t'amuser.
En raccrochant, je prends le temps de souffler. Mon cœur, apaisé un instant par la voix aimante de ma mère, reprend sa course folle à l'idée d'affronter Ayden, et par conséquent ce qui vient de se passer. Mais quand je me retourne, il a disparu.
J'en suis à la fois soulagée et vexée. Je pensais qu'il aurait au moins voulu qu'on s'explique. A vrai dire, je ne sais pas vraiment ce que je veux. Je ne m'attendais pas à ce que notre relation prenne cette tournure, il semble tellement me détester! Chaque fois qu'on s'est adressé la parole, ça s'est mal terminé. J'imagine que cette fois n'aurait pas fait exception à la règle... Je ne sais plus sur quel pied danser.
Au moment où je m'apprête à rentrer à l'intérieur, je sens mon téléphone vibrer dans ma poche. Cette fois-ci, c'est bien Théo... La panique s'empare de moi. Est-ce que je dois lui dire ? Ou pas ? Il faut que je réfléchisse, je ne peux pas lui balancer ça comme ça de but en blanc. C'est dégueulasse, il est loin et je n'ai pas le droit de lui faire du mal de cette façon. D'autant que cette "chose" qui a eu lieu entre Ayden et moi n'a pas vraiment de sens. Le connaissant, je suis très loin d'être la première fille qu'il a embrassée, je ne sais pas pourquoi il l'a fait, mais je suis sûre que pour lui, ça ne veut strictement rien dire. Et pour moi... D'accord, il a mis mon corps sans dessus dessous en un quart de seconde, mais dire que je ne l'apprécie pas est un euphémisme. Je ne sais plus où j'en suis...
Je décroche à contrecœur, perdue et les mains tremblantes. La culpabilité me ronge et me donne l'impression qu'il sait. C'est une sentiment détestable.
- Allô ?
- Ah, mon cœur ! Ca va ? J'ai cru que j'allais encore te rater !
Je ne lui précise pas que ça a bien failli arriver.
- Oui, ça va ! Alors, c'était bien ta soirée ?
- J'ai pas mal bu... mais t'en fais pas, je suis resté sage !
Je ne peux pas en dire autant de moi.
- Ah, cool ! Tu dois être content alors...
J'ai l'impression de jouer la comédie du bonheur. J'en fais des tonnes pour masquer mon malaise. C'est la première fois que je mens à Théo, même par omission. Il ne semble pas s'en rendre compte en me racontant les derniers évènements. J'ai mal, j'ai envie d'être avec lui et de le serrer dans mes bras. J'avais vraiment pas le droit de faire ça, il a toujours été là pour moi et c'est comme ça que je le remercie ?
- Oui, on a passé une bonne soirée. Mais tu me manques. Et toi alors, qu'est-ce que tu fais en boîte ? Ça ne te ressemble pas...
Il me connaît tellement... Je me défends :
- Chuck voulait qu'on sorte, je ne pouvais pas refuser. Et puis ça va, l'endroit est sympa. Il y a une terrasse, si tu la voyais, c'est magnifique.
Evidemment. Il fallait que je lui parle de la terrasse sur laquelle il y a quelques minutes, j'embrassais avec l'énergie du désespoir un mec qui n'est pas lui. Mais qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ?
Je poursuis en me raclant la gorge :
- Enfin, oui, c'est chouette. Il y a de la bonne musique, en plus, donc je supporte.
J'enchaîne sur mes impressions à propos du groupe et de mon premier concert à NYC. Comme d'habitude, il m'écoute avec attention. Il ne partage pas ma passion pour la musique, mais il a toujours beaucoup de respect pour ce que je vis.
La conversation dure un moment, j'ai envie de rester dans mon cocon, mes habitudes, avec lui. L'idée de retourner affronter seule ce que je viens de faire me tétanise. C'est à lui que j'ai fait du mal, et pourtant, c'est encore lui qui me rassures. Pour donner le change, je lui pose des questions sur l'avancée de son déménagement, je lui demande comment il se sent à l'idée de tout quitter du jour au lendemain.
En fait, j'ai l'impression que, comme moi il y a une dizaine de jours, il lui tarde d'y être. Ses raisons sont différentes des miennes : moi, je voulais New-York, pour Théo, il s'agit plus d'un moyen de s'en sortir et de bien gagner sa vie plus tard. Paris, c'est pour lui le summum de la réussite. Je suis bien moins pragmatique, je ne sais toujours pas ce que je ferai après New-York. Je n'aime pas faire de plans sur la comète : depuis le départ soudain de mon père, j'ai compris que malgré tout ce qu'on peut prévoir, la vie peut basculer en un battement de cils. Mais j'ai retenu d'un de mes films préférés que l'important n'est pas la chute, mais l'atterrissage. Et jusqu'à ce soir, je ne m'en sortais pas trop mal.
Au moment de raccrocher, Théo m'assène le coup de grâce :
- Je voulais te dire, je sais pas ce que je ferais sans toi. C'est pas pareil quand t'es pas là.
Je sens des larmes poindre au coin de mes yeux. Les mots qui sortent de ma bouche sont, eux au moins, sincères :
- Moi non plus, je sais pas. Bonne nuit, je t'aime.
- Bonne nuit. Je t'aime aussi. Et amuse-toi!
Le ton péremptoire de sa voix me fait sourire. Ce mec est tellement parfait. Je reste un moment interdite, laissant libre cours à mes larmes, fixant mon téléphone comme s'il avait le pouvoir de tout arranger. Émotionnellement, je craque. Le feu qui m'a brûlée dans les bras d' Ayden, la gentillesse de Théo, la culpabilité de lui avoir menti, tout ça fait bien trop de choses à gérer d'un seul coup. J'ai l'impression qu'en quelques minutes, tout a changé. Un petit grain de sable est venu se loger dans un coin de ma tête, et il est en train de tout perturber.
Il faut que je me reprenne. Mon patron est à l'intérieur, j'ai disparu depuis presque une heure, et c'était juste un baiser. Les accidents, ça arrive. D'ailleurs, le beau gosse arrogant à la voix magique qui m'a mise dans cet état n'a pas l'air de se poser autant de questions que moi : il est toujours aux abonnés absents.
Je sèche mes larmes en scrutant une dernière fois la terrasse pour m'assurer de son absence, et je retourne à l'intérieur.
La boîte est maintenant pleine à craquer. A notre table, aucune trace d' Ayden. Je scrute la foule, mais ne l'aperçois pas non plus. Quand je me rassois, Erin m'interpelle :
- Ca va ? On dirait que tu as vu un fantôme !
Elle est tous sourires. Avec son énergie habituelle, elle me prend la main pour que je m'assoie à côté d'elle. Elle me serre dans ses bras puis embrasse ma joue :
- T'en fais pas, tu le retrouveras, ton prince charmant...
Si elle savait ! Je ne peux pas lui parler de l'épisode Ayden, même si j'en crève d'envie. Je lui réponds simplement :
- Ma famille me manque.
Très sérieusement, elle fronce les sourcils et attrape mon menton dans sa main :
- Ecoute-moi, jeune fille. Je suis pas très douée pour consoler les gens, mais à partir de maintenant, tu peux faire partie de ma famille. Je ne serai pas ta mère, ni ton frère, ni ta sœur, ni ton monsieur parfait Théo, mais je suis là. Alors tu m'enlèves cette mauvaise mine, et tu me racontes tout.
Elle est trop mignonne... il faut absolument que je la présente à Tara, je suis sûre qu'elles s'entendraient super bien.
Je lui raconte une demi-vérité, en lui parlant de ma mère et des mots de Théo qui m'ont bouleversée. En guise de réponse, elle me tend une coupe de champagne.
- Allez, bois. Ça va te faire du bien.
Et je l'écoute. Pour une fois, pour la première fois d'ailleurs, j'ai besoin d'oublier quelque chose qui fait trop mal pour que je m'y attarde. J'ai envie de faire la fête et de ne plus penser à rien. J'ai envie de me fondre dans cette musique si forte qu'on ne s'entend presque pas, et de m'oublier dedans.
Une par une, les petites bulles de champagne éclatent dans ma tête, effaçant mes doutes. Chacune d'entre elles grignote la moindre parcelle du poids qui pèse sur ma poitrine, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien.
Une heure et deux coupes supplémentaires plus tard, je suis écroulée de rire en entendant Chuck et Jake, le chanteur du groupe, raconter des anecdotes vécues pendant des concerts. Ma voix est un peu plus aiguë, je n'ai pas perdu le contrôle, mais je me sens bien. Comme je le souhaitais, la musique s'est emparée de moi et j'ai tout oublié, bien aidée par Erin qui nous mitraille de mots à une vitesse encore plus impressionnante que d'habitude.
Quant à Chuck, le changement est radical : son visage est ouvert et souriant, il a perdu toute trace de sérieux. Il me demande même de lui apprendre quelques insultes en français, et sa prononciation guindée nous fait tous beaucoup rire.
Autour de moi, il n'y a que des sourires et des gens qui s'amusent, c'est contagieux. J'observe longuement un groupe de filles de mon âge en train de danser, et je surprends à me sentir aussi insouciante qu'elles malgré les circonstances. Pour une fois, je ne me pose plus de questions : je suis là, je suis bien, et je me sens à ma place. Un sourire de contentement se dessine sur mes lèvres quand je balaie la pièce du regard pour m'imprégner du moment. La vision soudaine d' Ayden en train d'embrasser une petite blonde aux cheveux courts comme si sa vie en dépendait me stoppe net dans ma tentative désespérée de m'amuser un peu.
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