16. Imprévus
A quoi est-ce qu'il joue ? Un peu plus tôt, il m'insulte presque, et maintenant il est là, tout mielleux, comme si de rien n'était ? Et puis comment a-t-il fait pour s'incruster ici ? Ces derniers temps, j'ai l'impression que mon karma me joue des tours. Où que j'aille, je le retrouve sur mon chemin. Je cherche délibérément des traces d'ironie sur son visage, en vain. Il me tend toujours la main, attendant un geste de ma part. Je ne bouge pas. Remarquant mon trouble, Chuck croit bon de préciser :
- Ayden m'a présenté ses excuses pour ce qui s'est passé l'autre soir. Je lui ai demandé d'en faire de même avec toi.
Les paroles de Chuck me mettent de très mauvaise humeur. Pleine de ressentiment, je suis partagée entre l'envie de balancer à mon patron son comportement odieux de cet après-midi et celle de garder le self-control dont j'ai fait preuve malgré ses provocations.
Je fixe un point derrière Ayden. Si je le regarde en face, je ne vais jamais arriver à me contenir. Le seul son que j'arrive à produire est :
- Oh.
Tu parles d'une réponse... De toute façon, je ne peux pas en dire plus, je suis toujours en colère contre lui, mais je ne peux pas me permettre de faire une scène devant Chuck. Alors que je tente de me concentrer pour rester calme, Ayden me dit poliment, comme si je le rencontrais pour la première fois :
- Salut. Je suis désolé de t'avoir traitée de cette façon l'autre soir. Tu faisais ton travail, je n'avais pas à te parler comme ça. Parfois, je suis... Bref, tu ne m'avais rien fait. Donc...est-ce qu'on peut... repartir à zéro ?
Alors là, il fallait réfléchir avant... Je n'ai vraiment pas envie de faire une trêve. C'est trop facile. Et je suis certaine qu'il ne pense pas une seconde ce qu'il dit. Son attitude avenante ne me dit rien qui vaille... Mais est-ce que j'ai vraiment le choix ? Chuck me regarde avec insistance, les lèvres pincées. J'ai l'impression d'être coincée, comme quand mon père essayait de me réconcilier avec mon frère après une dispute.
Je pose les yeux sur lui le plus froidement possible.
- Ok.
Il ne cille pas. A contrecœur, je lui tends à mon tour une main méfiante. Quand il la serre, son contact m'électrise autant que dans le studio, mais je n'en laisse rien paraître : je préférerais mourir plutôt qu'il se rende compte de l'effet qu'il a sur moi. En retirant sa main de la mienne, il fait lentement glisser l'extrémité de ses doigts sur ma paume. Je n'aime pas l'idée d'en avoir conscience. C'est le genre de choses que d'habitude, je ne remarque absolument pas.
Chuck, qui ne se doute pas un instant que mon cerveau se livre une bataille acharnée contre lui même, pose chacun de ses bras sur l'une de nos épaules comme si nous étions des enfants et soupire bruyamment :
- Voilà une bonne chose de faite!
Faisant demi-tour, Chuck se dirige vers une loge un peu plus loin et nous laisse plantés là. Je fronce les sourcils et murmure assez fort pour qu' Ayden m'entende :
- Ne t'avise pas de m'approcher.
Ayden rigole :
- Hé ben, tu as la rancune tenace, on dirait ! Qu'est- ce qui te fait croire que j'ai envie de t'approcher ?
- J'en sais rien. Toi et moi, on n'est pas du même monde. Tu me l'as assez fait comprendre.
Ma grimace de dégoût en dit long sur le fond de ma pensée. Je sens mes yeux se plisser sous le coup de l'agacement. Il redevient sérieux, ses grands yeux limpides me regardent attentivement.
- Ça, tu n'en sais rien...
Je grogne entre mes dents :
- En tout cas, dans mon monde, on ne juge pas les gens sans les connaître.
Sans attendre de réponse d' Ayden, je me dirige d'un pas fier vers l'entrée des artistes où doivent normalement se trouver Erin et le groupe. Si je reste dans les parages, son ego surdimensionné va me rendre folle. Je sens son regard brûler mon dos, mais il ne dit rien. Je m'attendais à ce qu'il cherche un peu plus l'affrontement...Dommage, j'aurai bien aimé l'énerver un peu. Chacun son tour, après tout.
En m'approchant de l'endroit où est censée se trouver Erin, je suis assaillie par les cris d'une horde de fans en délire. Le groupe est de dos, derrière un cordon de sécurité gardé par deux agents. Les fans attendent chacun leur tour pour échanger quelques mots avec leur chouchou. Erin se charge de prendre des photos pour ceux qui le demandent, et elle maîtrise à la perfection le temps de passage de chacun. Elle est tout sourires, et pour une fois très patiente. On voit qu'elle a l'habitude de gérer des enfants : dans l'état d'hystérie où ils sont, les gens qui attendent ne doivent pas dépasser les huit ans d'âge mental. Certains crient, d'autres pleurent à chaudes larmes, c'est la cohue. Mais pour une fois, le stress ne l'envahit pas. Elle est vraiment douée.
Elle me fait de grands signes de la main en m'apercevant et me demande de la remplacer le temps qu'elle fasse le point avec Chuck. Je panique : les foules en délire, je ne maîtrise pas du tout.
- Mais si, allez, tu vas très bien t'en sortir ! Tu fais des photos, tu filmes un peu, et tu fais bien attention que chaque fan ait à peu près le même temps que le précédent.
Elle a le don de me pousser dans mes retranchements... Sans autre alternative, j'attrape au vol une fille qui saute littéralement sur place et la pousse vers Jared, le batteur du groupe. Il l'accueille gentiment en lui donnant un baiser sur la joue et la remercie d'être venue assister au concert. Au moment où je crois qu'elle va tomber dans les pommes, Jared la pousse doucement vers Jake, le chanteur, qu'elle serre dans ses bras comme si sa vie en dépendait. Je fais quelques photos avec chaque membre du groupe, et elle ne sait tellement plus où elle habite qu'elle ne se rend même pas compte qu'on l'emmène doucement vers la sortie. Quand je lui rend son portable, elle me saute dans les bras en me remerciant. Le suivant est un garçon un peu plus âgé qui discute sobrement avec les musiciens.
Contre toute attente, je trouve ça plutôt amusant, les gens sont gentils et leurs réactions toutes uniques valent le détour. Le groupe se comporte de façon très pro : chacun des membres semble conscient de la valeur de leur rencontre pour tous ces gens, et ils s'appliquent tous à leur donner un peu de bonheur. Ils ont une énergie incroyable. La charge émotionnelle qui règne dans la pièce m'affecte beaucoup, et je m'essuie par moments discrètement les yeux. Décidément, en ce moment, j'ai l'impression de me nourrir aux œstrogènes tellement mes humeurs font les montagnes russes. Quand Erin réapparaît dans mon champ de vision, je me débrouille pour lui faire comprendre que je gère, et elle repart d'où elle vient en levant le pouce pour me remercier.
Les quatre garçons et moi piquons une crise de fou rire quand une femme complètement barrée leur demande à chacun un autographe sur son décolleté profond. Ils s'exécutent malgré tout de bonne grâce : ce sont des mecs...
Quand je relève la tête, il ne reste que quelques personnes qui attendent leur tour. Le calme est presque revenu dans ce corridor étroit. Je ne me rends compte du bruit qu'il y avait qu'au moment où l'espace retrouve un niveau sonore à peu près normal.
Une main qui se pose légèrement sur mon bras me fait soudainement sursauter. Je n'ai pas besoin de me retourner pour en reconnaître le propriétaire. Durant un millime de seconde, je ferme instinctivement les yeux.
Quand je me retourne, je sais que toute trace de trouble a disparu de mon visage et je fronce les sourcils.
- Quoi, Ayden?
Surpris par mon hostilité, il esquisse un mouvement de recul puis reprend très vite contenance lui aussi. Il me refait le coup du sourire en coin. C'est pas vrai !
- Pas la peine d'être aussi agressive ! Chuck m'envoie te dire qu'il veut te voir. Tout de suite.
- Il ne pouvait pas envoyer quelqu'un d'autre que toi ?
Je me mords les lèvres, consciente tout à coup que c'est de mon patron que je parle. Il faut absolument que je trouve un moyen de me maîtriser en présence de ce mec. Pour masquer ma gêne, je continue :
- Et depuis quand tu joues au gentil toutou, toi ?
Ayden ne me répond pas, il me fusille du regard et disparaît dehors. Il a le don de jouer avec mes nerfs, c'est incroyable.
Je laisse le groupe aux prises avec leurs derniers fans pour rejoindre Chuck.
Je le trouve dans une loge un peu plus loin dans le couloir, aux côtés d'Erin, qui téléphone. Ils sont tous les deux appuyés contre un plan de travail débordant de fonds de teint et autres produits de maquillage.
- Mélanie, m'interpelle Chuck en me voyant entrer. J'emmène tout le monde faire la fête. Vous venez avec nous.
Il est marrant parfois, il m'annonce ça comme si nous allions à un enterrement. Anticipant mes questions, il reprend sur le même ton monocorde :
- Ce concert était très bon. J'emmène le groupe s'amuser un peu, ils l'ont bien mérité. Et comme c'est en partie grâce à vous, vous venez aussi. Erin m'a raconté pour les mediators. Vous êtes très impliquée, j'aime ça.
Je rosis de plaisir :
- C'est normal pour moi de l'avoir fait.
Chuck me sourit pour la seconde fois en une semaine. Ce sourire là vaut toutes les embrouilles possibles avec Ayden.
Je détourne le regard en direction d' Erin quand je l'entends réserver une table pour huit. Vu l'heure qu'il est, j'en déduis que Chuck a dans l'idée de nous emmener en discothèque. Huit ? Le groupe, Chuck, Erin, moi... et Ayden. Oh non. Faites que non, s'il vous plaît. J'ai envie de tout, sauf de le voir collé toute la soirée à des filles à moitié déshabillées... je ne le supporterais pas deux fois.
- Un problème, Mélanie ? me questionne Chuck.
J'essaie de masquer mon trouble, je ne veux pas qu'il sache à quel point ma relation tendue avec Ayden m'affecte.
- C'est juste que... je ne peux pas sortir comme ça.
Je désigne mon jean et ma paire de Converse. Mon patron balaie d'un geste mes inquiétudes.
- Ne vous en faites pas, nous allons repasser au bureau. Au troisième étage, nous avons des collections entières de vêtements. Erin ne vous a pas fait visiter ?
- Si, bien sûr. Mais je ne veux pas vous retarder, je peux prendre un taxi jusqu'à chez mon oncle et vous rejoindre ensuite.
Je peux peut-être aussi prétendre qu'une bombe a explosé dans l'appartement de Chris et Tara, histoire de ne pas devoir supporter Ayden toute la nuit ?
- Ne discutez pas, Mélanie, me répond Chuck sèchement. Nous nous arrêterons en chemin. N'oubliez pas que nous sommes une équipe.
S'il continue de me parler sur ce ton, je ne suis pas prête de me sentir à l'aise avec lui. Même quand il est gentil avec moi, j'ai l'impression d'avoir fait une connerie. Pourtant, il n'est pas agressif, ni hautain, c'est juste qu'il est trop sérieux tout le temps. Je me demande ce que va donner la soirée en boîte s'il garde ce masque toute la nuit... J'essaie de sourire pour le dérider un peu :
- Ok, je prends note !
Aucune réaction. Pourquoi ça ne m'étonne pas ? Au même moment, Erin raccroche.
- C'est bon, la table est réservée !
Chuck hoche la tête et nous entraîne vers le couloir, au milieu duquel nous retrouvons le groupe enfin libéré en grande discussion avec Ayden. Quand nous nous retrouvons tous à l'extérieur, mon patron se débrouille pour nous trouver rapidement deux taxis. Evidemment, je me retrouve dans la voiture d' Ayden avec Erin et Chuck, qui monte à l'avant. J'emploie toute mon énergie à l'ignorer jusqu'à ce qu' Erin et moi descendions devant Live Nation, apparemment gardé la nuit par un agent de sécurité qui nous ouvre de l'intérieur.
Au troisième étage, c'est une vraie caverne d'Ali-Baba pour n'importe quelle fille normalement constituée. D'immense portants classés par taille et par type de vêtement ou d'accessoire sont rangés dans une pièce gigantesque. Toutes ces fringues qui attendent là, ça me rend dingue. Il y a tout ce qu'on peut rêver de porter, pour n'importe quelle occasion. Même des paires de gants. Je choisis une petite robe patineuse noire toute simple, et je l'agrémente de bijoux en argent pour contraster. J'enfile une paire de collants noirs et j'échange ma paire de Converse contre une paire de sneakers argentées. Par crainte de la fraîcheur, j'enfile un blouson de cuir qui me fait de l'œil depuis tout à l'heure.
Ma tenue ne ressemble pas à celles que je porte habituellement, mais j'ai envie d'un peu de changement. Dans ces vêtements, je me sens à la fois féminine et très à l'aise, c'est parfait pour la soirée qui m'attend.
Erin est un peu moins sobre que moi : elle choisit une robe blanche évasée à fines bretelles, qui met en valeur sa peau dorée, et une paire d'escarpins compensés assortis. Elle est magnifique. Elle me propose de me coiffer et réalise un gros chignon à l'arrière de ma tête. Elle est aussi douée pour ça.
- Je n'ai pas de mérite, s'esclaffe-t-elle. J'ai une nièce de huit ans qui veut les mêmes cheveux qu'Anna de "La reine des neiges". Je te laisse imaginer le temps qu'il faut passer à la coiffer!
Entendre Erin évoquer la petite fille me ramène aussitôt à ma sœur, et je ne peux m'empêcher de ressentir un pincement au cœur. Comment va-t-elle, ma petite princesse? J'espère qu'elle a réussi à coudre quelques vêtements... Il faut que j'appelle ma mère demain, tout le monde commence à beaucoup trop me manquer. Je n'ai pas appelé Théo, aujourd'hui encore, j'ai à peine pris le temps de lui envoyer un texto. Le temps passe tellement vite ici, c'est affolant.
Erin a vite compris la teneur de mes pensées, je le vois sur son visage. Elle pince le bout de mon nez entre deux doigts dans un geste amical :
- Arrête de réfléchir. Viens, on va s'éclater.
A notre sortie du bâtiment, les deux taxis nous attendent toujours. En m'approchant, je distingue clairement Ayden qui m'observe, un sourire approbateur aux lèvres. Je détourne les yeux, gênée par son regard scrutateur.
***
Un énorme merci pour vos lectures, vous me faites beaucoup de bien...
Des bisous bleus (ne me demandez pas pourquoi!)
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