15. Self-control
J'adore la musique depuis toujours. Mes écouteurs sont mes meilleurs amis, à chaque moment de ma vie : quand tout va bien, quand je suis triste, quand certaines choses sont trop difficiles à porter, quand je panique, quand je n'arrive pas à dormir... Mais ce que me fait la voix de ce type ? Jamais je n'ai ressenti une telle chose.
Incapable de bouger, je reste debout, comme figée, laissant la porte du studio à demi ouverte. Pendant plusieurs secondes, j'oublie la raison de ma présence dans la pièce. Ayden chante la même chanson que la première fois que je l'ai entendu, mais cette fois, il s'accompagne uniquement d'une guitare. Cette version est encore meilleure, sa voix est beaucoup plus pure comme ça.
Je l'écoute quelques instants, concentrée sur la beauté du morceau et les souffrances présentes dans sa voix éraillée. Soudain, il s'interrompt puis reprend le refrain. Paniquée à l'idée qu'il me surprenne, je me rappelle soudain le concert et les médiators. Je me précipite le plus discrètement possible dans le coin de la pièce où les instruments sont rangés. Evidemment, il y a différents modèles et je ne sais pas lequel prendre, je n'ai pas pensé à demander à Erin ce qu'il fallait exactement... Au diable l'avarice, je les prends tous et les range dans mon sac. Mieux vaut trop que pas assez.
Derrière sa vitre sans tain, Ayden continue de chanter. A regrets, je tourne les talons le plus lentement possible, pour gagner quelques secondes d'écoute. Je ne sais pas pourquoi, l'idée de quitter la pièce me rend morose. Comme quand on sait qu'on vit quelque chose d'exceptionnel qui arrive à son terme. Ces moments où on se sent vivant et plein d'allégresse, qui semblent hors du temps, hors de la réalité, hors de tout, et où on a pourtant conscience que bientôt, très bientôt, il va falloir retourner dans le monde réel. Et je n'en ai pas envie.
Je réalise que chaque fois que je suis dans la même pièce qu' Ayden, mes émotions m'emportent, quelles qu'elles soient. Ce n'est pas dans mes habitudes, en général, je suis plutôt du genre à tout contrôler. J'aime rester calme, posée, maîtresse de moi-même, et il semble sans le savoir prendre un malin plaisir à me déstabiliser. Et pourtant, il m'en faut beaucoup, en règle générale.
Le monde réel me rattrape plus rapidement que prévu quand le silence dans le grand studio interrompt tout à coup mes réflexions. Oh non... Pas ça! Juste au moment où je me précipite sur la poignée de la porte restée ouverte, la cabine d'enregistrement s'ouvre sur Ayden, un sourire narquois aux lèvres.
Il fait quelques pas vers moi en m'observant nonchalamment, la tête penchée sur le côté. Il est décidément très sûr de lui. Je m'attarde une demi-seconde sur son visage parfait. Je me sens rougir, je n'avais pas du tout l'intention de me faire surprendre. J'espère qu'il ne m'a pas vue l'écouter depuis tout à l'heure.
- Tu t'enfuis, la stagiaire ? Qu'est-ce-que tu fais là ?
Les mots qui s'échappent de ses lèvres pleines me font l'effet d'une gifle. Cette façon de m'appeler la stagiaire, ça a le don de me gonfler. Je pense qu'il le remarque : son sourire narquois devient franchement moqueur. Excédée par son attitude, et perturbée une fois de plus par le contraste entre le musicien et l'être humain, je rétorque sèchement :
- Je bosse. Fais comme si tu ne m'avais pas vue.
Au moment où je pose un pied hors de la pièce, il me provoque encore, des sarcasmes plein la voix :
- Tu bosses un vendredi soir ? Oulà, Chuck doit t'adorer, toi ! Tu es du genre première de la classe, non ? La fille toujours prête à tout donner pour son gentil patron ?
En me retournant, je peux lire dans ses yeux à quel point il me méprise et me juge, et son putain de petit sourire à la con me fait dégoupiller. Tout mon corps se tend, je sens l'adrénaline monter dans mon corps jusqu'à la racine de mes cheveux. C'en est trop.
- Putain, mais pour qui tu te prends, monsieur le grand artiste ? Tu crois que parce que tu fais le rebelle avec Chuck, tu m'impressionnes ? Tu crois que tu peux tout te permettre parce qu'il te court après ?
Hors de contrôle, je marche vers lui en criant de plus en plus fort.
- Et par dessus tout, qu'est-ce qui te fait penser que tu peux me juger parce que tu m'as vue trois fois dans ta vie ? Personne ne t'a appris le respect, jusqu'à présent ? Ta condescendance, tu peux te la garder !
Je me rends compte que j'ai pété les plombs quand je réalise que le regard bleu d' Ayden n'est plus qu'à une trentaine de centimètres de moi. Je ne me suis même pas rendue compte que j'ai autant réduit l'espace entre nous. Merde, ces yeux qu'il a... Ils sont à tomber par terre. Intérieurement, je me mets des gifles. Qu'est-ce qui me prend de penser à la couleur de ses yeux après la façon dont il s'est - encore !- adressé à moi ?
Je sursaute quand il attrape mon poignet à demi levé. Mon espace vital ne le supporte pas et hurle au scandale, guidé par la colère qui anime mon corps. Ayden hausse les sourcils, amusé :
- On se calme, mademoiselle. Je ne voulais pas te froisser.
Non, mais il se fiche de moi ou quoi ?
Nos yeux se croisent. Quelques mèches brunes tombent sur les siens, contrastant avec le bleu intense de ses iris. L'espace d'une seconde, je crois voir de l'étonnement dans son regard, vite remplacé par le sarcasme qui l'habite chaque fois qu'il se retrouve en face de moi. Sa main chaude est empreinte de force, mais il ne cherche pas à me faire de mal. Je sens mon cœur s'accélérer au fur et à mesure que la chaleur de sa peau se diffuse sur mon poignet. Je dégage brutalement mon bras, manquant au passage de perdre l'équilibre.
- Me touche pas !
Après un instant de stupeur, il éclate de rire, un rire sans joie qui me laisse perplexe. Il a l'air réellement surpris.
- Tu es la première à me dire ça depuis longtemps.
Quand il prononce cette phrase, les explications de Dan et d'Erin à son sujet me reviennent en mémoire. Je le revois me fixer, la blonde du B54 entre ses bras. Je me demande s'il se rappelle de moi, est-ce que c'est pour cette raison qu'il semble vouloir me persécuter ? Pourtant, à la vitesse où il semble enchaîner les conquêtes, c'est peu probable qu'il se souvienne de cette soirée.
Je ne veux pas répondre à cette énième provocation de sa part. Il semble avoir un don inné, en plus du chant, pour me faire sortir de mes gonds. Je dois apprendre à me contrôler. Erin me tuerait si elle apprenait que j'ai encore laissé parler ma colère. Je ferme les yeux une seconde, me replongeant dans l'ambiance de la pièce avant qu' Ayden ne s'interrompe. Je me calme instantanément, et je parviens même à ébaucher un sourire, ce qui semble le déstabiliser.
- Bonne soirée, Ayden.
En quittant la pièce, je suis plutôt fière de moi : il ne m'a pas entraînée là où il voulait, j'ai repris mes esprits avant qu'il ne soit trop tard. J'espère que c'était la dernière fois que j'aurai à croiser ce mec, et qu'il ne fera pas partie de Live Nation tant que je n'aurai pas fini mon stage. Il est tellement... énervant!
Dans l'ascenseur, je m'observe dans le miroir : mes joues sont encore rouges de colère, j'ai les cheveux en bataille. Je me recoiffe comme je peux à l'aide de mes doigts. Je vérifie ma montre : il me reste une vingtaine de minutes avant le début du concert.
Dans le taxi, j'appelle Erin pour l'informer de mon retour proche. Bien évidemment, je passe sous silence ma rencontre avec Ayden, elle en a assez à gérer pour l'instant. J'espère que les éternels bouchons ne me feront pas rater le début du concert, il ne faudrait pas en plus que je me sois mis dans tous mes états pour rien.
En courant dans les couloirs, j'arrive juste à temps. En coulisses, Erin et le groupe m'attendent impatiemment, juste derrière la scène. La tension est palpable, les visages fermés. Quand elle m'aperçoit, elle se précipite sur moi.
- C'est bon ? Tu les as ?
Je sors le petit sachet de mon sac et le lui tends avec un sourire de victoire.
- Durement gagnés...
Elle ne s'imagine pas à quel point.
- A partir d'aujourd'hui, tu peux me demander ce que tu veux !
Radieuse, elle me serre dans ses bras et repars en direction du guitariste. Les fans en train de crier dans la salle ne se doutent pas une seconde que l'issue du concert dépend d'un médiator... Au moins, aujourd'hui, j'aurai vraiment servi à quelque chose ! Cette idée me fait du bien, surtout après m'être confrontée à la tornade Ayden.
Pendant le concert, je commence enfin à me détendre. Erin et moi installons des boissons et des collations dans les loges, puis elle me donne quartier libre pour passer quelques coups de fil. Cette fille ne s'arrête jamais.
Cachée derrière la scène, je vais donc profiter de mon premier concert : le groupe est super bon , leur musique est excellente. Je me surprends à plusieurs reprises en train de me dandiner. Les fans sont en délire. Ça doit être étrange, de faire de la musique par passion, et de se retrouver un jour adulé par des milliers de gens. Bien sûr, l'unique but de la musique est le partage, donc je suppose que tous les musiciens rêvent d'avoir des fans, mais je ne suis pas certaine que ce soit toujours agréable de ne plus avoir de vie personnelle et de devoir se cacher en permanence. Est-ce que c'est pour cette raison qu' Ayden refuse de faire un album ? Je ne peux pas m'empêcher de rire en l'imaginant se comporter avec ses fans comme il l'a fait avec moi aujourd'hui. Il n'en garderait pas beaucoup...
Reportant mon attention sur le concert, j'oublie Ayden et ses humeurs. Le groupe fait plusieurs rappels, à la grande satisfaction des spectateurs (en majorité des spectatrices, d'ailleurs), puis quitte définitivement la scène. Je les raccompagne en loge en les félicitant : je me suis régalée du début à la fin, je n'ai pas vu le temps passer. Le guitariste me sourit :
- Il paraît que c'est grâce à toi, me dit-il en levant la main qui tient encore son mediator. Merci beaucoup!
Je souris en articulant "de rien !", ma voix ne couvrirait pas les cris des fans qui espèrent un dernier rappel. Chuck a encore tapé dans le mille, on dirait.
Ce dernier nous attend dans le couloir qui mène aux loges, derrière la scène. Il salue chaleureusement les quatre artistes, à grand renfort de checks et de tapes dans le dos. Je ne sais pas s'il a assisté au concert, mais il a l'air ravi. C'est agréable de le voir comme ça. Je me décale légèrement derrière le groupe pour les laisser discuter, je ne veux pas déranger.
J'observe les alentours pour m'imprégner de ce lieu mythique qu'est le Radio City. Je fais quelques pas pour observer de plus près une série d' affiches de grandes stars de la musique, qui décorent le mur tout le long du couloir et que je connais toutes au moins de nom. J'essaie de me rappeler d'au moins une chanson de chacun d'entre eux, j'aime bien ce genre de petits jeux. Chez moi, j'adorais regarder des blind-tests, je trouvais la réponse presque à chaque fois.
Je suis en train de fredonner l'air d'une chanson d' Aretha Franklin quand j'entends Chuck m'appeler. Il me fait signe de les rejoindre.
Quelqu'un qui n'était pas là tout à l'heure se tient de dos, les mains dans les poches, et discute avec le batteur. Je marque un temps d'arrêt : je connais ce tee-shirt. Je connais aussi ces chaussures, pour la bonne raison qu'elles étaient sous mes yeux il y a à peine deux heures.
Chuck et ses tatouages me regardent d'un drôle d'air. Je crois que je blanchis à mesure que j'avance vers lui. Sa main se pose sur l'épaule d' Ayden pour attirer son attention, et je l'entends me dire :
- Mélanie, je crois que certaines choses n'ont pas été faites correctement l'autre jour. Permet-moi de te présenter Ayden Harrington.
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