13. Shoot out

Je crois que c'est la première fois de toute ma vie que je me sens aussi humiliée. Jamais personne ne s'était permis de me traiter de cette façon. Mais pour qui se prennent ces gens ? Cette question tourne en boucle dans ma tête, d'autant que depuis le début de la soirée, les gens que j'ai rencontré ont tous eu au moins la décence de se montrer polis. 

C'est alors que Chuck en personne vient me sauver la mise. Le regard noir, les cheveux en bataille, il s'interpose entre le couple et moi. Le journaliste, qui me regardait d'un œil goguenard jusqu'à maintenant, déguerpit discrètement à quelques mètres quand mon patron fait son entrée en scène, sur un ton qui ne laisse aucune place au doute quant à sa colère :

- Ayden. Je t'ai déjà demandé de ne plus ramener ce genre de filles ici. Tu sais que ça n'apporte rien. Ni à toi, ni à moi. 

Ayden passe une main dans ses cheveux, et répond à mon boss avec désinvolture, un sourire cynique sur le visage :

- C'est bon, Chuck, elle voulait juste faire une photo...

Il n'a pas l'air du tout de craindre la colère de Chuck, au contraire de la brune à côté de lui, qui baisse les yeux et se tait enfin. Normalement, je ne suis pas rancunière, mais là, je ne peux pas m'empêcher de jubiler devant son air contrit. Non seulement je suis furax parce qu'elle m'a humiliée, mais j'ai détesté son comportement si familier avec Ayden. 

Chuck monte le ton :

- Ecoute, Ayden, moi, je bosse, là. Je ne suis pas là pour m'amuser, et Mélanie non plus. Je n'ai pas le temps pour ce genre d'enfantillages. Alors maintenant, ta copine et toi, vous sortez de ma maison, et vous allez faire vos conneries ailleurs. Et vous aussi ! rajoute-t-il, un doigt pointé sur le journaliste. Je ne veux plus jamais vous voir dans cette maison, ni dans aucun évènement Live Nation à trois cent kilomètres à la ronde ! 

C'est moi, ou ce type vient de griller sa carrière ? 

Ayden se lève d'un bond et crache méchamment au visage de Chuck :

- Rien à foutre de tes soirées coincées. De toute manière, je ne te donnerai jamais ce que tu veux. Tu me vires de chez toi pour une putain de photo ? Et une putain de stagiaire ?

Chuck se radoucit un peu :

- Ayden. Tu sais que tu es le bienvenu ici, tout autant qu'au studio... mais je n'ai pas de place pour tes conneries. Si mes artistes marchent, c'est parce que je les protège grâce à des gens comme Erin et Mélanie. Tu n'as pas à déroger aux règles, ni à manquer de respect à mes employés. 

La tension qui règne entre eux est extrême, et j'ai le sentiment qu'elle ne se limite pas à un cadre purement professionnel. 

- Ouais, bien sûr. C'est comme ça que tu les soumets, plutôt ! Les bons petits soldats de Chuck, toujours prêts à pondre des single pour toi... C'est des conneries, tout ça. Et ta petite stagiaire, là, rajoute-t-il en me fusillant du regard, elle ne vaut pas mieux que les autres. Allez viens, Chloe, on va s'amuser ailleurs.

Je ne comprend pas ce qu'il veut dire par "mieux que les autres", mais je suis tellement en colère que je m'en fous complètement. Je m'évertue à mettre le plus de rage possible dans le regard que je lui retourne, avant qu'il ne détourne les yeux et se dirige vers la sortie, la main de cette Chloe dans la sienne. Je ne saurai dire pourquoi, mais cette image me donne la nausée.

Chuck suit Ayden et Chloe du regard en soupirant lourdement. Il est toujours en colère, mais je crois qu'il a aussi de la peine. Mal à l'aise, je m'approche de lui avec l'intention de m'excuser d'avoir provoqué une esclandre lors de ma première soirée en tant qu'employée.

- Chuck, je suis... 

Il ne me laisse pas le temps de terminer ma phrase et tourne les talons.

- C'est bon, Mélanie. Je ne veux pas en parler. 

Abasourdie, je le regarde partir. Mais merde, je n'ai rien fait d'autre que suivre les consignes ! Peut-être que j'aurai du aller chercher Erin au lieu d'intervenir ? Mais il aurait été bien trop tard, le temps qu'elle revienne, la photo aurait été prise depuis longtemps. Je n'arrive pas à déterminer si Chuck m'en veut, ou s'il est juste contrarié par la réaction pour le moins houleuse d'Ayden. Ce qui est sûr, c'est qu'il y a quelque chose entre eux : Chuck n'aurait pas réagi de façon aussi impliquée si ses relations avec Ayden étaient uniquement professionnelles. Et puis, pourquoi a-t-il le droit d'utiliser le studio ? Je suis sûre que New-York regorge d'artistes talentueux qui n'ont pas le privilège d'enregistrer quand ils veulent, chez Live Nation par dessus le marché. Et lui, il a le culot de traiter Chuck comme ça ? De mettre les gens plus bas que terre ? C'est écoeurant.

Rien que d'y penser, la rage bout dans mon ventre. Son regard bleu sur moi, si arrogant, me revient en mémoire. Ironiquement, c'est au moment où j'ai subi une des pires humiliations de ma vie que j'ai découvert la couleur de ses yeux. Ce bleu magnifique. Quand je pense à l'image que je m'étais fait de lui après l'avoir entendu chanter... ma naïveté me fait froid dans le dos. Même si je réentends sa voix un jour, je pense que je ne pourrais plus jamais l'écouter de la même manière. En fait, non, il est loin d'avoir tout pour lui, c'est un parfait abruti. 

Ma première soirée de travail est définitivement gâchée. Je n'ai qu'une envie : me réfugier sous la couette et appeler Théo. J'ai besoin de réconfort. A cette pensée, mes yeux se remplissent de larmes, et pour la première fois depuis que j'ai atterri, ma maison me manque. Chez moi, Théo a besoin de moi. Chez moi, je suis le pilier, c'est moi qui réconforte Jules et surtout Sarah, ma petite chouquette de sœur. A cette heure-ci, elle vient juste de se coucher... Je suis sûre que comme d'habitude, elle dort sur le côté, son doudou dans une main, le pouce à la bouche. J'ai envie de me réveiller avec elle demain et de lui expliquer qu'à son âge, les petites filles ne sucent plus leur pouce. Je rêve qu'elle me réponde comme à chaque fois, ses grands yeux écarquillés et une main sur ma joue : "Mais moi, j'ai le droit, parce que tu me laisses faire". 

Un sanglot me parcourt. La tête baissée, j'essaie de cacher mes larmes en essuyant discrètement mes yeux.

 - Je t'avais bien dit que ce mec est un enfoiré. Ça va ?

Dan s'approche de moi et pose une main sur mon bras. Un regard compatissant accompagne son geste. Sa main est chaude, réconfortante. Je me force à sourire : 

- J'ai fait bien pire que renverser une coupe de champagne, on dirait.

Un rire nerveux secoue mon corps, je frissonne. Je suis déboussolée, je suis à New-York, toute seule, et je viens de me mettre à dos mon boss et l'artiste le plus talentueux que j'ai jamais rencontré. Enfin, je n'en ai pas rencontré beaucoup, mais lui... j'avais l'impression qu'il était différent, qu'il avait une vraie âme. Mais comment j'ai pu être aussi bête?

Dan m'attrape par la main et m'entraîne vers les fauteuils disposés contre le mur.

- Allez, assied-toi. Je te ramène un Ice Tea, me lance-t-il avec un clin d'œil. 

En son absence, je me rends compte que la salle s'est vidée. Il ne reste plus qu'une poignée de convives. Chuck et Erin ont disparu, et pour l'instant ça m'arrange bien. Dan revient avec ma boisson, l'air inquiet. Je lui offre un sourire de gratitude. Je n'ai plus de forces, mais je peux encore faire ça. En s'asseyant à mes côtés, il me demande :

- Qu'est ce qui s'est passé ? Je t'ai entendue crier, mais je n'ai pas compris pourquoi. 

Je lui raconte la photo, le rire fou du pseudo journaliste, l'hystérie de la sangsue collée à Ayden, puis ses mots à lui. Mon ventre se tord de colère à nouveau. 

- Ça lui ressemble bien... Tu sais, chaque fois qu'il est là, il a une fille différente à son bras. Chuck le regarde toujours de travers, mais comme c'est Ayden, il ne dit jamais rien. Pourtant, c'est pas la première fois qu'il dépasse les bornes. Je n'en reviens pas qu'il ait pris ta défense. 

- En attendant, il ne veut pas me parler. 

Dan tente de me remonter le moral : 

- C'est normal, il était sous le coup de la colère... Laisse lui un peu de temps, je pense qu'il a dû apprécier ton intervention. Tu sais, Chuck tient sa réputation de son intransigeance, et tu lui as quand même évité les pages d'un magasine people en sautant sur ce type. T'es une vraie kamikaze, ma parole !

Il rit, une lueur espiègle dans les yeux. Je le regarde sans comprendre :

- Les pages d'un magasine people ? Mais pourquoi ?

-  Cette fille, Chloe, elle vient de terminer une émission de télé-réalité qui marche plutôt bien ici. Elle doit savoir que sa notoriété va vite redescendre, alors c'est plutôt bon pour elle de se montrer chez Chuck. 

Ce qui semble logique pour Dan ne l'est pas tout à fait pour moi :

- Attends... je veux bien, mais c'était juste une photo avec Ayden... qui n'est pas connu et ne cherche pas à l'être, si j'ai bien compris. Donc je ne vois toujours pas son intérêt d'être vue avec lui.

Dan lève les yeux au ciel, une mimique amusée sur le visage, et me regarde comme si j'étais demeurée.

- Mel, les canapés beiges de Chuck sont connus dans tout New-York. Certains seraient prêts à vendre père et mère pour être vus chez lui. Je pense que Chuck le sait très bien, c'est pour ça qu'il interdit les photos. Et Ayden, et bien... il n'est pas connu pour son talent par le grand public, pas encore, et il ne le sera peut-être jamais, mais il a une certaine réputation dans le milieu, m'explique-t-il.

- Comment ça ?

Je me sens idiote de lui demander toutes ces explications et de chercher à en savoir plus, surtout après la façon dont Ayden et Chloe m'ont traitée, mais ma curiosité prend le dessus. 

Dan soupire : 

- Tout le monde sait que quand il veut, Ayden est surdoué. Ça lui arrive parfois de jouer un morceau en soirée, je l'ai entendu, une fois. La salle entière s'est tue en quelques secondes. Tout le monde se dit qu'un jour, s'il finit par l'accepter, ce mec peut devenir une légende. Ce n'est pas pour rien que Chuck le poursuit depuis longtemps et le laisse faire ce qu'il veut. Chloe - et elle est loin d'être la seule -ne voulait pas faire une photo avec Ayden. Elle voulait une photo avec une future superstar. C'est ça, le truc. 

Réfléchissant aux révélations de Dan, je fixe mon verre vide, en promenant un doigt sur le bord. Elles ne m'étonnent pas plus que ça : dans la lumière, les places sont très chères et les élus rares. J'en éprouve malgré tout une aversion plus grande encore pour Chloe qui n'a pas hésité une seconde à griller un journaliste, quel que soit son degré d'idiotie, et à provoquer un conflit au beau milieu d'une soirée professionnelle. Quelle sale garce. Ce que je ne comprends toujours pas, c'est l'obstination féroce d'Ayden  pour l'anonymat.

- Mais est-ce que tu sais, toi, pourquoi Ayden refuse de signer avec Chuck? S'il a autant de talent, pourquoi ne pas en faire profiter les autres? Je veux dire, c'est un abruti, mais... avec la gloire et la célébrité, il pourrait profiter d'encore plus de "distractions", non ?

Dan hoche largement la tête en souriant franchement.

- Oui, il y a de très grandes chances !

L'idée d'Ayden entouré d'une meute de filles en chaleur me fait grimacer de dégoût. D'ailleurs, après ce qui s'est passé ce soir, je crois que plus rien ne me donne envie de le connaître, pas même le son de sa voix qui quelques heures plus tôt seulement provoquait tant de choses en moi.   



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