12. Contact
Par réflexe, au moment où je l'aperçois, je me décale légèrement sur ma gauche, derrière un homme trapu. Je me rends bien compte que j'agis comme une adolescente, mais à ce stade, je ne sais pas encore ce que je préfère : passer inaperçue ou lui être présentée. Je ne peux pourtant pas m'empêcher de le fixer, intriguée.
Ayden respire la désinvolture. J'envie ses gestes fluides et la sensation de liberté qu'il dégage, comme si rien ni personne n'avait d'emprise sur lui. Il a coiffé ses cheveux bruns sur un côté, des mèches retombent sur son front, comme l'autre jour au B54. Quand il rit, deux petites fossettes se creusent de chaque côté de son nez fin, c'est super sexy. Non seulement il a un talent fou, mais en plus il est canon !
Arrachée à ma contemplation par un coup de coude inopiné, je réalise qu'un sourire idiot s'est emparé de ma bouche. Mais qu'est ce qui me prend, a la fin ?
Je me secoue et me retourne vers Erin, en grande conversation avec une invitée en mini-robe. Elle n'a pas l'air d'avoir remarqué mon manège bizarre.
Excédée par mon manque de self-control en présence d' Ayden, je me force à quitter mon poste d'observation pour aller prendre des nouvelles de Dan, toujours installé derrière son buffet.
En contournant un groupe de personnes, je réussis à capter le regard d' Erin et lui désigne silencieusement l'endroit pour la prévenir de mes intentions.
Dan est en train de préparer des verres de cocktails quand je m'approche de lui. Concentré sur sa tâche, l'air impassible, il a l'air de s'ennuyer à mourir mais m'accueille avec un grand sourire :
- Tout va bien? Ou tu viens me voir pour contrer une invasion de producteurs enragés ?
Je laisse échapper un petit rire. J'aime son humour, et l'attention sincère qu'il semble me porter. C'est la première fois depuis ce matin que j'ai l'impression que quelqu'un s'intéresse vraiment à ce que je ressens. Depuis tout à l'heure, je suis Erin comme un robot : je serre des mains, je souris, je réponds aux questions d'illustres inconnus qui pour la plupart ont deux ou trois fois mon âge, à part quelques starlettes stéréotypées qui sont là pour les journalistes, et je n'ai pas eu une seule fois la sensation qu'on me regardait vraiment. D'accord, je ne suis que la stagiaire, mais quand même. Je hausse les épaules en soupirant :
- Oui, ça va... Finalement, c'était pas si terrible. Je n'ai pas encore renversé de coupe de champagne sur un costume à trois mille dollars, donc j'imagine que je peux m'estimer heureuse !
- Ça ferait du bien à certains, crois moi, me répond-il en riant. Au fait, rajoute-t-il l'air de rien, je t'ai vue observer Ayden Harrington, tout à l'heure. Tu le connais?
Sa question me prend de court. J'avais cru être discrète, et me voilà mortifiée.
- Oh... heu... Non, en fait, pas du tout. Je l'ai entendu chanter au studio ce matin, et c'était... c'était bien.
J'essaie de minimiser mon accès de voyeurisme :
- Il est juste... bizarre.
- Tu m'étonnes qu'il est bizarre, me répond Dan sur un ton méprisant. C'est même plus que ça : si tu savais le nombre de filles que j'ai vues pleurer à cause de lui, c'est affligeant. Avec son regard d'ange, il croit qu'il peut tout se permettre - et il se permet tout. En réalité, il est froid, égocentrique, et complètement irresponsable. Il a peut-être du talent, mais ça n'excuse pas tout.
La voix de Dan est teintée de mépris et de... colère? Je n'arrive pas à le définir exactement. Choquée par le portrait au vitriol qu'il est en train de faire d'Ayden, je ne peux m'empêcher de lui demander, suspicieuse :
- Comment tu sais tout ça?
Je ne suis pas du genre à croire tout ce qu'on me dit sur parole, surtout quand le "on" en question est un presque inconnu. Chaque fois que j'entends des critiques à propos de quelqu'un, j'ai toujours envie d'aller vérifier par moi même. Ayden n'échappe pas à la règle. Dan a l'air sympa, mais après tout, il a peut-être un passif avec le chanteur qui l'empêche d'être objectif.
- Oh, tu sais, Live Nation est un petit monde. Je pourrais écrire un bouquin avec tout ce que j'ai vu et entendu dans ce genre de soirée. Tu verras, on en reparlera dans quelques mois.
Je n'ai pas envie de poursuivre cette discussion : non seulement je n'ai pas encore le recul de Dan sur cet univers particulier, mais en plus, ce n'est pas le moment. Je me vois mal écouter des critiques sur ma nouvelle entreprise alors que je suis en train de bosser.
Je suis quand même perplexe : l'image d'Ayden, seul sur la terrasse du B54, perdu dans sa solitude, ne colle pas avec les bribes d'informations que j'ai récoltées sur lui aujourd'hui. Et je ne peux toujours pas croire que la voix qui m'a émue jusqu'aux larmes ce matin appartienne à un être égoïste et sans scrupules. Je suis peut-être naïve, mais pas à ce point-là.
J'esquisse une moue dubitative. Me sentant sur la réserve, Dan me montre le parc d'un signe de tête:
- J'ai besoin d'une pause. Tu veux faire un tour dehors ?
- Oui, mais laisse moi deux minutes, j'ai super soif et je dois vérifier qu' Erin n'a pas besoin de moi.
- Je te sers un truc?
- Oui, un Ice Tea, s'il te plaît.
Dan écarquille les yeux. Les mains sur les hanches, je fronce les sourcils :
- Quoi?
Il me taille gentiment en mettant des glaçons dans mon verre :
- En fait, toi aussi t'es bizarre!
Je n'ai jamais compris ce truc qu'ont les gens avec l'alcool. J'ai horreur de perdre le contrôle de moi-même, donc je n'ai jamais vraiment pris de cuite dans ma vie, je me suis toujours arrêtée avant qu'il soit trop tard. Je n'ai bu qu'une seule coupe depuis le début de la soirée, et ça me suffit : je suis bien assez capable de faire des gaffes sans en plus être alcoolisée.
Mon verre en main, je cherche Erin des yeux pour lui demander l'autorisation d'aller me détendre un peu. Le volume sonore a augmenté et couvre les conversations, ce qui signifie sûrement que la partie "protocolaire" de la soirée est maintenant terminée. Elle doit être contente: pour l'instant, c'est une réussite. Autour de moi, des convives commencent à se lâcher, certainement aidés par le champagne qui coule à flots. Deux filles court vêtues se déhanchent suggestivement près du piano. La plupart des invités sont maintenant assis sur les canapés, d'autres sont assis à même le sol. Aucune trace d' Ayden. Pourquoi je le cherche, d'ailleurs?
Je repère Erin, une coupe de champagne aux lèvres, adossée au mur près de l'entrée, une main sur la hanche. En m'approchant, je m'aperçois qu'elle fixe Chuck, dans l'angle opposé de la pièce, en grande discussion avec une Tia rayonnante. Le léger froncement de ses sourcils bruns me donne l'impression qu'elle n'aime pas ça du tout. Elle tourne vers moi son joli visage et hausse des sourcils interrogateurs :
- Il y a un problème?
Je la rassure immédiatement. Quelle boule de nerfs, par moments !
- Non, non, tout va bien. Je me demandais juste si je pouvais aller faire un tour dans le parc ?
Erin me sourit, les lèvres légèrement pincées:
- Bien sûr, tu l'as bien mérité. Mais ne tarde pas trop, il faudra bientôt remettre de l'ordre.
Avant de sortir, je fais un crochet par la cuisine pour récupérer mon portable, que je n'ai pas eu le temps de toucher depuis que j'ai quitté les bureaux de Live quelques heures plus tôt. Il est déjà minuit! Un sentiment de culpabilité m'envahit quand je trouve sur mon téléphone deux appels manqués de Théo, un message de Léa et un autre de Sam. Je leur envoie un court message à chacun, me promettant d'être plus loquace le lendemain. Je soigne quand même le message pour Théo, je ne veux pas qu'il pense que je l'ai mis de côté.
Une fois dehors, l'air frais me revigore un peu. Je suis épuisée, j'ai mal aux pieds, mes muscles sont tendus par le contrôle que je me suis imposé toute la soirée . Je retrouve Dan adossé à un arbre gigantesque, il a allumé une cigarette en m'attendant.
Avec lui, la conversation vient naturellement. Je me découvre un certain nombre de points communs avec lui, à commencer par son âge et sa passion pour les séries télé. C'est un fan inconditionnel d'House of Cards et de Kevin Spacey, tout comme moi. Il me propose une sortie au cinéma un jour prochain, ce que j'accepte avec joie : j'ai hâte de voir à quoi peut bien ressembler une séance de ciné à New-York. Quand nous rentrons un quart d'heure plus tard, nous avons échangé nos numéros de téléphone et j'ai l'impression de m'être fait un ami.
Dan retourne nonchalamment à son poste. Je me dirige à l'opposé pour rejoindre Erin, j'aimerais savoir si je peux espérer me glisser bientôt sous la couette. J'ai de plus en plus de difficultés à marcher avec mes talons, et les clignements répétés de mes yeux ne me trompent pas : je suis littéralement crevée. Il y a longtemps que je n'ai pas vécu de journée aussi épuisante. Je réprime un bâillement, une main devant la bouche.
Mon regard est soudain attiré par un homme qu' Erin m'a présenté tout a l'heure comme un journaliste, en train de prendre une photo avec son portable. Il est sérieux ? Les photos sont interdites!
Toute fatigue envolée, je marche vivement sur lui et le bouscule en posant la main sur son téléphone :
- Vous n'avez pas le droit!
Je crois que j'ai crié un peu fort, tout le monde me regarde. L'homme tient toujours son téléphone et me fixe avec des yeux ronds. Une seconde plus tard, un début de fou rire semble s'emparer de lui. Je ne comprends pas. Pourquoi rit-il de cette façon ? Il est dingue ou quoi?
Une voix aiguë et très en colère me perce tout à coup les tympans :
- Non, mais ça va pas? On peut même plus prendre des photos tranquille, maintenant ? Et puis t'es qui, toi, pour empêcher les gens de tourner en rond ?
Et voilà ! Ce que je déteste le plus au monde est en train d'arriver : tout le monde nous observe, je suis au centre de l'attention.
Mon regard passe du journaliste toujours mort de rire à la furie qui s'adresse à moi, assise sur un corps masculin lui même affalé sur le canapé. Et pas n'importe quel corps, évidemment : celui d' Ayden. De là où je me trouve, son visage est caché par le buste de la fille, qui me fait face, mais je reconnais facilement sa paire de baskets blanches et le jean brut qu'il porte.
Je les regarde sans rien comprendre : ni pourquoi cette fille m'engueule, ni pourquoi le journaliste a toujours un sourire moqueur sur ses lèvres fines. Par dessus tout, je ne comprends pas pourquoi Ayden a cette fille sur les genoux.
Quand ses mains enserrent la taille de la fille, je repousse un sentiment de colère et essaie de cacher mes mains prises de tremblements. Il pose son menton sur son épaule, et lui dit en me fixant d'un air méprisant :
- Laisse tomber, bébé. C'est la nouvelle stagiaire de Chuck qui fait du zèle.
Comment ça, je fais du zèle ? Mais Erin m'a dit que... Bébé ? Il l'a sérieusement appelée bébé ? Je ne sais plus si je suis en colère a cause de ce surnom débile qu'il lui donne alors qu'il doit la connaître depuis trois secondes ou parce qu'il parle de moi comme si j'étais la dernière des connes. J'explose :
- Mais vous, pour qui vous vous prenez pour ne pas respecter les règles ? Je ne fais que mon travail ! Au lieu de vous donner en spectacle, vous feriez mieux d'essayer de comprendre ça !
Ayden lève les yeux au ciel, alors que la fille, une brune avec un décolleté tellement profond qu'on voit la moitié de sa poitrine, a un petit sourire de mépris qui me donne immédiatement envie de lui faire avaler sa fausse paire de Louboutin.
Avec une lueur mauvaise dans le regard, il reprend :
- Tu ne connais rien aux règles. Tu ne nous connais pas. Ton boulot, c'est juste d'être la quand on te sonne.
En entendant ces mots, la fille se penche en riant contre son corps, se moquant ouvertement de moi. Comment peut-on être aussi odieux ?
Les mots d' Ayden résonnent dans mon ventre comme s'il venait de me mettre un uppercut. Paralysée par la colère et la douleur, je regarde la scène comme si j'étais sortie de mon corps. Ayden me fixe, semblant se délecter de l'effet de ses paroles sur moi. Son mépris est tel qu'il m'empêche de réagir, et je reste debout, les bras ballants, sans dire un mot.
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