1. Effervescence

La nuit précédant mon départ, assise en tailleur sur mon lit, je réfléchis à chaque pas qui m'ont conduite à ce moment là. 

Éclairée par les réverbères de la rue, j'observe attentivement la pièce qui a connu tous mes états d'âme d'enfant puis de jeune adulte. Mes deux valises sont posées au sol, au centre de la pièce. Et si je les défaisais? Et si ce n'était pas le moment? Et si l'avion se crashait? Et si Chris avait un accident en venant me chercher à l'aéroport? Et si Théo me trompait pendant mon voyage?

Un an, c'est très long, quand on y réfléchit. L'angoisse m'étreint et d'un coup, assise seule dans le noir, je ne sais plus pourquoi j'ai tant souhaité vivre à New-York. Pourtant, d'aussi loin que je me souvienne, cette ville m'a toujours fascinée. Un jour - je devais avoir un peu moins de sept ans - j'avais demandé à ma mère pourquoi mon oncle Chris ne venait plus nous voir. "Il vit très loin maintenant", m'avait-elle répondu. J'avais voulu en savoir plus, tant et si bien que ma mère m'avait entraînée sur internet pour me montrer des images de New-York. Je me rappelle très bien de ce jour là: fascinée par les gigantesques gratte-ciels, j'avais dit à ma mère "je veux aller dans le ciel, moi aussi". Je crois qu'elle ne m'avait pas vraiment prise au sérieux. 

Plus tard, quand les choses s'étaient gâtées pour elle, et pour nous par conséquent, l'espoir d'aller un jour aux Etats-Unis vivre une vie plus exaltante m'avait aidée à tenir le coup. Quand ma mère pleurait, je lui parlais de Central Park et des balades qu'on y ferait un jour toutes les deux, ça la faisait parfois sourire un peu. Moi, ça m'aidait : quand il fallait vivre à la fois ma vie de collégienne et remplacer ma mère auprès de Jules et Sarah, mon frère et ma sœur, l'idée que je me baladais dans Manhattan me donnait le courage de passer à la minute suivante, même si ce n'était que dans ma tête.

Aujourd'hui, ma mère va bien, elle est sortie de l'enfer dans lequel elle a été projetée par son mari, mon connard de géniteur, qui a abandonné femme et enfants pour une paire de fesses plus fermes et plus jeunes. Il m'a fallu du temps pour ne plus avoir de boule au ventre en poussant la porte d'entrée de la maison, pour ne plus me demander dans quel état j'allais trouver ma mère, si elle s'était levée, si elle s'était lavée ou même nourrie. Concentrée sur elle, Jules et Sarah, je n'ai pas eu vraiment le temps de profiter de mon adolescence. Quand je ne m'occupais pas d'eux, j'avais le nez plongé dans mes cours. 

Cette période très dure a eu au moins l'avantage de me faire prendre conscience que je voulais absolument m'en sortir et surtout, surtout, ne jamais dépendre de qui que ce soit, hormis Théo. Amis d'enfance, Théo et moi étions inséparables. Vous me cherchiez, vous le trouviez, et vice-versa. Il savait tout de ma vie, de mes galères avec ma mère, et il faisait n'importe quoi pour m'aider, inventait des prétextes idiots pour que sa mère lui prépare des goûters énormes et puis nous les donnait, à Jules, Sarah et moi. Il me prêtait son épaule quand j'avais besoin de pleurer, et même parfois ses devoirs pour que je les recopie quand je n'avais pas le temps ou le courage de faire les miens. 

Grâce à lui, la vie à l'école était un peu plus facile, je n'avais pas vraiment d'amis tant j'étais préoccupée et peu encline à rire ou me comporter comme les autres, mais lui veillait toujours sur moi de loin et il n'hésitait pas à se servir de son physique imposant pour éloigner ceux qui tentaient de me mener la vie dure. Je pensais à l'époque qu'il avait pitié de la pauvre fille dont la mère était dépressive, mais je lui en étais malgré tout reconnaissante et son aide m'était très précieuse. On s'était vraiment rapprochés au lycée, lors d'une soirée à laquelle il m'avait invitée "pour me faire bouger un peu". Il m'avait embrassée, j'avais trouvé ça agréable, ses lèvres étaient très douces et tendres, il me serrait doucement dans ses bras, comme s'il avait peur de me casser. Ce baiser avait été suivi d'autres, et puis ma mère avait repris le dessus sur la maladie, et puis Jules et Sarah avaient grandi, et puis j'avais pu enfin profiter d'une vie à peu près normale et essayer de concrétiser mes rêves. 

Et me voilà, mes valises prêtes, le cerveau en surchauffe. Je sais très bien que cette nuit, je ne fermerai pas l'œil, trop de questions se bousculent dans me tête. Pour une fois, la musique diffusée dans mes écouteurs ne m'apaise pas, j'ai l'impression qu'au contraire, elle m'emmène encore plus loin dans mes réflexions nocturnes. La lumière extérieure du lampadaire se reflète sur une des nombreuses photos accrochées à mon mur. C'est une photo de Théo et moi, l'une des premières que nous avons faites en tant que couple. Nous sommes face à face, front contre front, nos nez se touchant presque. Nos yeux sont fermés, comme si nous étions en train d'échanger nos pensées. J'adore cette image, elle correspond bien à ce à quoi ressemble notre couple: solide, fiable, serein. Théo, mes proches, la fac, demain tout ça sera si loin... 

Moi qui suis si attachée à mon environnement, mes petites habitudes, je me demande si je trouverai le courage d'abandonner tout ça. Je ne peux plus reculer maintenant, tout est prêt: la moitié de mes économies est passée dans le billet d'avion, mon oncle Chris m'a préparé une chambre, et je suis attendue dans trois jours chez Live Nation, une boîte d'événementiel new-yorkaise de renommée mondiale, pour un stage de 6 mois. Je suis consciente, en plus, que j'ai réellement beaucoup de chance: ce n'est pas tous les jours que ce genre d'opportunité se produit. Dingue de musique et de New-York, je vais me retrouver dans Big Apple à aider à organiser des concerts! Enfin je crois, j'espère que mon boulot ne se résumera pas à prendre des appels et faire des photocopies. Remarque, je m'en contenterai presque, le voyage en lui même est déjà fantastique. 

Jules ne cesse de m'encourager et de me dire que tout ira bien. Du haut de ses 13 ans, mon petit frère est plus mature que la plupart des ados de son âge, au point que parfois il en arrive à me réconforter alors que ça devrait être l'inverse. Son arme, c'est l'humour: même dans nos moments les plus sombres, il a toujours, toujours réussi à soutirer un sourire à Sarah, la petite dernière, 10 ans aujourd'hui. Je sais que Jules fera son possible pour que la bonne humeur règne à la maison, nous avons traversé le pire ensemble et nous sommes soudés comme peu de familles peuvent l'être. 

Ma mère culpabilise beaucoup de n'avoir pas été capable, pendant une période de sa vie, de s'occuper correctement de sa "tribu", comme elle dit, mais personne ne lui en veut : elle n'est pas responsable de l'abandon de mon père, et envers et contre tout, cette épreuve nous a fait grandir plus vite que la moyenne. Quand les autres traînaient sur internet ou passaient des heures au téléphone, je préparais des repas, des bains, des goûters, je faisais faire des devoirs et tourner des machines... Notre voisine, qui nous avait pris en pitié, nous faisait souvent des courses, et de temps en temps, elle rendait visite à ma mère et essayait de lui faire la conversation tout en rangeant un peu l'immense foutoir auquel elle était confrontée. Bref, on survivait... 

Cette période n'a duré que deux ans, mais elle a été le moteur de mes projets: il est impossible pour moi aujourd'hui de ne pas accomplir mes rêves, mes objectifs, mes envies. Même Théo n'aurait pas pu m'empêcher de partir. Initialement, on devait même partir ensemble, mais il avait eu l'opportunité d'intégrer une école de commerce sur Paris après sa licence, et il avait préféré ne pas passer à côté. Ça, c'est son côté imprévisible. Je l'avais plutôt mal pris car nous avions toujours planifié les détails de cette parenthèse ensemble, mais après tout, c'était mon rêve de partir, il ne s'y était greffé que pour être avec moi, et je savais qu'on s'aimait assez pour supporter la distance, même pour une période aussi longue. Evidemment, j'étais vexée et stressée de partir seule, mais d'un point de vue rationnel, je le comprenais: sa famille n'avait jamais roulé sur l'or, et il avait toujours planifié son avenir de façon à ne manquer de rien. En conséquence, ses études passaient en priorité. 

La chaleur lourde de la fin du mois d'août ne m'aide absolument pas à me relaxer. Incommodée par la moiteur de ma couette, je me lève et m'accoude à la fenêtre de ma chambre. Depuis toute petite, chaque fois que je fais ça, j'ai l'impression d'être une princesse attendant d'être délivrée de son donjon de pierre. Je ne suis pourtant qu'au premier étage... allez comprendre. L'air doux de la nuit et la musique dans mes oreilles me donnent la sensation d'être seule au monde, maîtresse de mon destin... J'ai souvent ressenti ça en rêvant du moment où je poserai pour la première fois un pied sur le sol américain, sauf que cette fois, c'est juste là, devant moi, c'est demain, en fait. 

Est-ce que je fais le bon choix? C'est un peu tard pour se poser la question. Je vais quitter ma famille, mes amis (ou plutôt mes deux uniques copines, en fait), Théo, vont-ils m'oublier, au fil des semaines? Et moi, est-ce que je vais les oublier? Je n'en ai pas envie, mais en même temps, je suis assez lucide pour savoir qu'il y a des chances que la distance fasse son travail. Est-ce que ma chambre va me plaire? Est-ce que Chris est aussi cool que dans mes souvenirs? Est-ce que sa copine va me détester de m'incruster?  Il est trois heures du matin, je décolle dans quatre heures, et je suis là à me poser un tas de questions débiles... 

En soupirant, je passe mes mains sur mon visage, en signe de capitulation. Je referme les volets et retourne m'allonger pour la dernière fois avant longtemps sur mon petit lit, dans ma petite chambre, avec mes petits rêves, et un sommeil agité finit par s'emparer de ma petite tête.

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