VINGT-TROIS
J'ai mis Malia et Angie face à face. Je n'aurais jamais pensé le faire aussi vite, mais je l'ai fait. Et j'en ai été chamboulée.
Le vent me frappe le visage et m'arrache de ma torpeur. Je m'arrête brusquement alors en apercevant le café où Tyler m'a donné rendez-vous. Il m'a envoyé un message, pour me dire qu'il m'attendait. Bizarrement, je n'ai pas hésité une seule seconde.
D'un pas lent, je traverse la rue et arrive au niveau de l'entrée. Ma respiration se coupe quand je pose ma main sur la poignée de la porte et je n'arrive pas à la reprendre avoir d'avoir entièrement pénétré le café.
Il fait tout de suite beaucoup plus chaud, et un frisson parcourt le long de mon dos. Je balaie la pièce du regard, appréciant comme toujours l'ambiance détendue qui s'y dégage et la présence de quelques jeunes mettant plus à l'aise.
Puis, je l'aperçois. Affalé dans un fauteuil, les bras croisés et le regard perdu sur la rue. Le cœur battant, je m'approche de lui.
— Je ne t'ai pas trop fait attendre ?
Il sursaute et se tourne vers moi. Ses yeux s'animent d'une lueur étrange alors qu'il me détaille de la tête aux pieds. Je prends place devant lui sans dire un mot de plus, ne détachant pas mon regard du sien.
— Je n'étais pas sûr que tu viendrais, avoue-t-il.
Je n'arrive pas à réprimer un sourire en coin.
— Tu mens.
Il sourit, et pendant une seconde, le silence s'installe entre nous. Je ne lui ai pas parlé depuis des jours, je n'ai même pas été seule avec lui. Ne quittant pas ses iris étincelants, j'ai l'impression que la tension déjà existante entre nous a pris une teinte nouvelle, comme si elle voulait dire autre chose. Je ne pourrais pas mettre de mot exact sur ce que je ressens actuellement, mais je perçois jusque dans mon cœur que cette conversation ne sera pas sans importance. Je le revois enfin après avoir pris conscience du véritable état dans lequel je me trouvais. Je me suis avoué m'être attachée à lui en tant qu'Angie, ce qui m'oblige à lui dire la vérité un jour ou l'autre. Je ne pourrai plus m'en défaire à présent.
En m'apercevant m'installer, un serveur arrive à notre table pour prendre nos commandes, et je remarque que le regard de Tyler ne se détache pas de moi. Il veut me montrer que j'ai toute son attention, qu'il ne me quittera pas des yeux, il veut me déstabiliser parce qu'il sait qu'il y parvient sans effort. Ce salaud finira pas venir à bout de moi.
Une fois que nos cafés sont posés devant nous, c'est le beau brun en face de moi qui prend la parole.
— Pourquoi tu m'as évité pendant toute la semaine ?
Je hausse les épaules en posant les lèvres à mon gobelet, avant de m'enfoncer à mon tour dans mon fauteuil.
— J'avais besoin de réfléchir, soupiré-je.
— Réfléchir à quoi ?
— Oh, Tyler, je ne vais pas te faire un dessin non plus, râlé-je.
Il paraît surpris de ma remarque et arque un sourcil. Alors qu'il se racle la gorge, je me tourne vers la fenêtre donnant sur la rue pour éviter de le regarder dans les yeux.
— Hailey m'a dit qu'il n'y aurait rien entre vous, finalement.
Tyler ne répond pas, et je suis obligée de le regarder pour m'assurer qu'il m'a bien entendue. Je me rends alors compte qu'il a parfaitement compris ce que j'ai dit, et se contente de me sourire d'un air plus étrange qu'il ne l'a jamais fait.
— Quoi ? marmonné-je.
— Je pensais que ça ne t'intéressait pas.
Je ne dis rien. Durant un court instant, nous ne faisons que soutenir le regard de l'autre dans un silence perturbé par le brouhaha autour de nous. Dès que je suis avec lui, j'ai cette impression que le temps s'arrête et que nous sommes coupés du monde. Comme si nous étions dans une bulle hermétique, que rien ne pouvait nous atteindre. C'est un sentiment déroutant et aussi agréable qu'effrayant.
— Tu as été assez convaincant, hésité-je d'une petite voix.
Il hoche lentement la tête, je poursuis en tentant de masquer mon inconfort grandissant.
— Pourquoi tu voulais me voir ?
Tyler fronce les sourcils sans répondre tout de suite. La couleur particulière de ses yeux me semble s'assombrir par moment, et je suis de nouveau plongée dedans.
— Tu me manquais, lâche-t-il alors.
Mon cœur fait un violent bond dans ma poitrine malgré moi, et je dois faire tous les efforts du monde pour masquer l'accélération de ma respiration. Jamais je n'aurais réagi à ce point auparavant. Mais à présent, c'est plus fort que moi, je suis obligée de partir au quart de tour dès qu'il m'accorde un regard. Il met mes nerfs à vif et mon cœur à rude épreuve. Il contrôle tous les flux de mes émotions, et je déteste ça. Car je sais ce que cela signifie. Il gagne une emprise sur moi que je veux à tout prix éviter.
— Les autres ne te suffisent pas ? osé-je demander, comme pour le pousser lui aussi.
Je voudrais le perturber lui aussi, mais il ne laisse presque jamais paraître son mal-être. Alors, je suis vouée à être retournée par chacun de ses mots sans que lui ne m'accorde une seconde de répit ou d'occasion de me venger. Je veux qu'il ait mal au cœur par ma faute lui aussi, pas parce qu'il souffre mais parce que je le fais se questionner. Peut-être ai-je déjà réussi, mais je ne pourrais m'en douter. Je veux qu'il me le montre. Il me voit faillir peu à peu sous ses yeux, céder à la pression muette qu'il met sur moi, j'ai le droit de voir l'effet que je lui fais.
— Non, plus maintenant, répond-il d'une voix plus étranglée qu'elle ne devrait l'être.
Ma tête tourne, et je bois une gorgée de café pour masquer mon trouble.
— Je veux qu'on recommence notre jeu, souffle alors Tyler en posant les coudes sur la table.
— Quel jeu ? fais-je mine de ne pas comprendre.
Une nouvelle étincelle naît dans son regard.
— Notre défi. Tu as dit vouloir tout savoir de moi, et moi pareil. Ça marchait bien jusqu'ici, je trouve.
— Donc tu me dis un truc et je fais pareil en retour ? marmonné-je.
Il acquiesce vivement. Je laisse un court soupir s'échapper de mes lèvres. Je sais de toute façon que je n'y échapperai pas. Et malgré tout ce que j'essaie de me dire, je ne suis même pas sûre de vouloir y échapper. Ce jeu, j'y suis attirée comme un aimant, parce qu'il marque ce lien inexplicable entre moi et Tyler. Ce lien qui m'assomme mais que je ne veux pas perdre.
— Tu ne vas jamais abandonner, j'ai tort ? dis-je.
Un sourire en coin étire les lèvres de Tyler, et il me tend alors sa main. Pendant une seconde, j'observe ses longs doigts sans un geste. Puis, lentement, j'amène la mienne à la sienne et la secoue, signant l'accord qu'il me propose. Le contact de sa peau provoque un frisson dans mon bras, et j'ai tout de suite du mal à repousser les sensations qui animent mon ventre. Son sourire s'élargit instantanément, et je me sens moi même irradiée d'une chaleur indicible qui me paraît exploser depuis mon cœur.
— Non, jamais, confirme-t-il finalement quand je détache mes doigts des siens.
Une nouvelle fois, le silence s'abat sur nous, mais est différent. Je déglutis en sentant la pression accroître à un tel point que tous mes membres se crispent. Le jeu est relancé, tout comme la torture qu'il me fait subir chaque jour. En prenant sa main, j'ai accepté d'être emmenée dans les méandres de mon pire tourment, noyée dans l'horreur qui s'impose à moi dès qu'un mot honnête se pose sur mes lèvres. J'accepte d'avoir mal, parce qu'il a réussi à me convaincre que j'aimais ça.
— Alors commence, lâché-je dans un bref souffle étranglé pour briser la tension.
Tyler prend une longue inspiration en serrant les doigts autour de son gobelet presque vide. Je sens sa respiration se saccader malgré lui quand il prend la parole.
— J'ai été en famille d'accueil.
Je repousse difficilement mon étonnement, le cœur bondissant. Je n'aurais jamais pensé ça.
— C'est pour ça que je vis seul, et c'est pour ça que ma relation avec mon frère est compliquée.
— C'est... à cause de ce qu'il a fait ? hésité-je.
Il ne répond pas tout de suite, mais je vois dans son regard que j'ai touché quelque chose.
— Notre famille était un peu trop... conflictuelle, se contente-t-il de répondre. Donc, à douze ans, j'ai été placé.
— Et ça s'est bien passé ?
— Ils étaient gentils, mais j'étais un peu difficile à vivre, ricane Tyler.
Je remarque facilement son regard fuyant, et l'air faussement détaché qu'il prend, comme à chaque fois qu'il doit évoquer des choses sérieuses. Sans un mot, je l'observe, sentant mon cœur se serrer.
— Et tes parents ? m'aventuré-je à demander.
Ses yeux brillent, je vois sa mâchoire se contracter. Il m'évite tout de suite, rivant son attention sur le fond de café qu'il boit.
— Je n'ai pas vu ma mère depuis des années. Et mon père... il n'est plus là.
Mon cœur me paraît s'arrêter pendant un instant. N'osant pas poser la question, je l'interroge du regard, et parviens enfin à capter ses yeux brûlant d'une intensité rare. Sans qu'il ait besoin de parler, je comprends. Son père est mort. Je n'aurais vraiment jamais deviné qu'il avait vécu quelque chose comme ça. Je pensais naïvement que ses parents étaient tout simplement toujours en voyage, qu'il n'avait donc pas beaucoup de contact avec eux. Et pourtant, on dirait que lui aussi a une situation compliquée. Donc il a vécu la mort d'un parent, et l'absence d'un autre. On dirait bien que la douleur que je voyais au fond de ses yeux est ce qui rend notre connexion aussi spéciale. La destruction que j'ai dans le cœur, il l'a aussi. Il aurait fallu que j'ouvre les yeux plus tôt. Je le sentais, je pouvais le détecter tout autour de lui, dans chacun de ses mots. Il ne laisse jamais rien paraître, mais la blessure qu'il a se rouvre dès qu'il me parle, parce qu'il ressent la même chose que moi. Nous faisons face aux mêmes choses dans les yeux de l'autre. C'est à en devenir fou.
— Donc tu n'as plus de père, et tu ne parles plus à ta mère, ni à ton frère.
Tyler rit nerveusement, et passe sa main dans ses cheveux en secouant la tête.
— Tu as bien résumé, ouais, pouffe-t-il.
Je ravale ma salive sans le quitter des yeux, tentant d'analyser chaque détail de son expression masquant tant bien que mal son trouble. Il ne doit pas parler souvent de ça, et toute son attitude le trahit. Finalement, il repose ses coudes sur la table et pose son menton dans ses paumes en reportant son attention sur moi. Je le fixe durant un long instant qui me paraît durer une éternité, et pendant lequel j'essaie de déceler tout ce qu'il ne peut pas dire. Il s'ouvre à moi comme il ne l'a jamais fait, il me dit les choses sans détour. Il m'a dit lui même que me parler lui faisait du bien, et je crois que je commence à comprendre pourquoi. Lui aussi, il voit ma propre douleur muette, il la ressent dans chaque regard que nous échangeons. Lui aussi, il voit que nous partageons une destruction qu'aucun autre ne peut vraiment comprendre, et c'est peut-être ça qui le fait se sentir mieux. Je ne comprenais pas encore l'origine de sa propre amertume, de cette souffrance que nous me semblions partager. Mais à présent, je la comprends, et je saisis bien plus qu'auparavant. L'ampleur de ce qu'il y a entre nous va bien, bien plus loin que je ne voulais le croire.
— À ton tour, déclare Tyler, brisant l'atmosphère.
— De ? hoquetté-je.
— Tu connais le marché. Vas-y, balance.
J'entrouvre les lèvres, me retrouvant alors bien dépourvue. Je suis mise face au fait accompli, je ne peux plus reculer, et je n'arrive plus à parler. Je ne sais pas quoi dire, quoi avouer, je ne sais pas si je dois mentir ou dire la vérité, ni à quel point je dois le faire. Il s'est ouvert à moi, je ne peux pas me permettre de lui mentir aussi facilement. Je ne veux pas le trahir, et c'est bien mon problème. À présent que je suis impliquée, son bien-être m'importe bien plus qu'il ne devrait, et j'en viens à nier tout bon sens. Je suis prête à tout lui déballer sans réfléchir.
— Si je te pose une question, tu y réponds ? m'interroge Tyler en voyant que je suis désemparée.
Je hoche la tête sans un mot.
— Tes parents sont vraiment partis « comme ça » à Paris ?
Mes dents se serrent douloureusement. Mon cœur se met à battre si fort que je l'entends résonner dans mon crâne et triturer mes tempes. Pendant une seconde, je n'arrive pas à prononcer un seul mot, sentant mon esprit se déchirer sous les pensées qui y fusent.
— Non, finis-je par avouer. Ils sont partis après l'accident.
Je pensais pouvoir me contenter de cette réponse brève, mais le regard éloquent de Tyler me fait comprendre qu'il faut que je poursuive. Ma poitrine se serre. Je sais qu'il suffit d'une phrase pour qu'il comprenne tout. Si je lui avoue avoir perdu ma famille, il fera le lien avec ma réaction brutale face à Susan Hopkins, il comprendra au bout de quelques minutes. Et je ne suis pas prête. Pas maintenant, pas comme ça, je n'y survivrai pas.
— Tu avais raison, j'ai perdu quelqu'un dans l'accident.
Les yeux de Tyler s'animent d'une certaine émotion que je peine à discerner. Il sait à présent qu'il avait raison.
— Ma soeur, ajouté-je.
Il hausse les sourcils et penche un peu la tête, ne disant rien pendant quelques instants. Je soutiens son regard avec difficulté, la gorge si nouée que j'ai du mal à respirer.
— Grande ou petite ? m'interroge-t-il.
— Grande.
— Et tes parents sont partis juste après ?
— Oui.
— Pourquoi tu n'es pas allée avec eux ?
Je manque de m'étouffer avec ma propre salive, et toussote pour masquer la nervosité grandissante qui enserre mes tripes. Cette conversation devient dangereuse. Je pose ma tête sur ma main, peinant à garder mes yeux arrimés à ceux de Tyler. Notre regard devient beaucoup trop intense, trop insupportable.
— J'imagine qu'ils ont préféré me laisser seule, hésité-je.
— Vraiment ? Ils ne t'ont pas proposé de les suivre ?
— Non. C'était comme ça, on devait être séparés.
Tyler plisse les paupières, comme s'il ne comprenait pas et tentait de trouver des réponses sur mon visage crispé. Je sais que ce que je dis n'a pas beaucoup de sens, mais je ne veux pas lui mentir. Je ne veux pas inventer des raisons pour l'absence de mes parents, je veux lui évoquer la vérité sans avoir à la prononcer car elle me fait trop mal.
— Donc ils t'ont abandonnée, comme ça, juste après la mort de ta soeur ?
Ma gorge me brûle, je baisse les yeux sans repousser un sourire en coin ironique qui se dessine sur mes lèvres. C'est vrai que vu comme ça, c'est presque pire que la réalité.
— C'est plus moi qui les ai abandonnés.
Les sourcils de Tyler se froncent en une expression de demi incompréhension, et il reste silencieux pour mieux m'observer. Prenant du recul dans son fauteuil, je le sens détailler chacun de mes traits comme s'ils pouvaient exprimer ce qui reste bloqué dans mon cœur. Rien que dire de telles choses me détruit le ventre et me broie la poitrine, m'assène d'une migraine douloureuse et me donne l'impression que je pourrais m'évanouir à tout moment. Je me rends compte que dire la vérité sera encore plus compliqué que je n'ai l'impression, et me fera encore bien plus mal. Je lis dans ses yeux qu'il tente de comprendre, mais dès qu'il le fera, je n'ose imaginer ce que cette fois je verrai dans son regard si pénétrant.
— Tu leur parles encore ?
J'hésite, fuyant du regard en posant mon attention dehors.
— Dans mes rêves, oui, soufflé-je.
— Et tu comptes les rejoindre un jour ?
Mon cœur s'arrête. Rejoindre mes parents là où ils sont. Je le voulais plus que tout, mais est-ce encore le cas ?
— Je ne sais plus...
Ma réponse semble convenir à Tyler qui décroise les bras en cherchant mes yeux. Ne parvenant pas à lui échapper, je ne résiste plus à l'appel de son regard profond, et m'abandonne à sa contemplation. Je tente à mon tour de détecter ce que chaque étincelle de ses iris veut dire, ce que chaque battement de ses cils expriment, comme si nous ne pouvions rien dire de plus et que tout résidait à présent en nous, et entre nous. Une énième fois, le silence nous enferme dans une atmosphère inexplicable. Mais dans ce silence, j'ai l'impression d'entendre hurler le monde entier.
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J'espère que ce chapitre vous a plu !
Ça y est, Tyler est de retour, pour une discussion de la plus grande importance ;) J'espère que vous appréciez la tournure que prend les choses :)
À bientôôôt !
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