VINGT-SIX
Je ne réponds plus de rien. Mon cœur bat si fort qu'il résonne dans mon crâne, ma respiration saccadée n'arrive pas à se calmer, et mon crâne ne m'a jamais semblé plus lourd. Je n'attends pas une seule seconde pour foncer dans la foule de lycéens, et me frayer un chemin jusqu'à la route. Je cours à perte d'haleine jusqu'à l'arrêt de bus, et saute sur celui que je sais s'arrêter à l'aéroport.
Le trajet dure vingt minutes mais me paraît durer une éternité. Plus les secondes passent, plus le temps s'allonge, et plus j'ai peur. En moi rugissent des émotions que j'ai longtemps fait taire, et cette fois, je n'essaie plus de les ignorer. Elles me submergent, m'étouffent, mais je me sens vivante. Observant les trombes d'eau s'écrasant au sol et reflétant la lumière, j'ai l'impression de voir ma propre vie en accéléré. Je me répète tout, je revois toute la relation que j'ai créée avec April, tout ce que j'ai ressenti depuis ma rencontre avec elle, et depuis notre séparation au moment où ma vie s'est brisée. J'ai voulu faire comme si, moi aussi, j'étais morte dans cet accident. J'ai voulu écarter tout ce qui pouvait me rappeler que je respirais encore, comme si je ne le méritais pas. J'ai éteint la lueur de vie qui brillait encore, tournant le dos à toute mon existence. Je pensais que revoir April me replongerait dans ce qui doit être révolu, mais je pense que j'avais tort. Car à cet instant, je n'ai jamais autant eu envie de retrouver ma vie.
C'est grâce à son souvenir que j'ai pu prendre conscience du mensonge dans lequel je m'enfonçais. Parce qu'elle était là, dans ma tête, encore vivante, encore présente, que je ne pouvais pas dire au revoir à Angie. En revoyant Matt, j'ai rouvert cette faille que je pensais fermée à tout jamais. Et lorsque j'ai accordé ma première pensée à ma meilleure amie, j'ai scellé mon sort. C'était écrit, depuis le début. J'aurais dû me douter que je ne pourrais pas l'éviter, j'aurais dû savoir que je ne pouvais pas rayer la seule chose qui signifiait encore quelque chose. Elle est l'unique personne qui peut me rattacher à la réalité, je le sais. On s'est promis de ne jamais se quitter. J'ai été naïve de croire que je pouvais briser cette promesse.
Dès que le bus s'arrête et que je reconnais la structure de l'aéroport, le temps s'arrête. Je me revois en sortir il y a exactement un mois. Et aujourd'hui, je fais le chemin inverse. Je reviens en arrière, je retourne à mon ancienne vie. Et je pourrais le regretter, je pourrais vouloir partir en courant, je pourrais vouloir tout arrêter à cet instant. Mais mes jambes ne s'arrêtent pas, et mon cœur non plus. Je suis terrifiée, mais c'est plus fort que moi. Je sais que c'est ce que je dois faire, que je le veuille ou non.
Et, honnêtement... c'est ce que je veux.
Je ne peux plus reculer, et je n'en ai même plus envie. Plus rien ne compte à présent, juste April. Et une fois que je la verrai, tout rentrera dans l'ordre, tout retrouvera son sens.
Je pousse la grande porte d'une des entrées de l'aéroport, et m'oblige à m'arrêter pour reprendre mon souffle. Je pose mes mains sur mes genoux, je prends de profondes respirations, et dégage mes cheveux collés à mon visage trempé. Je ne ressemble à rien, inondée par la pluie, et chacun de mes pas est alourdi et retentit dans ma poitrine. Je ne m'arrête pas pour autant. Je marche, cherchant du regard le panneau indiquant les arrivées. Et je le trouve. Alors, face à l'énorme flèche qui m'indique la direction vers April, je me paralyse. Je suis tétanisée, incapable de bouger, parcourue d'une infinité de frissons glacés qui remontent jusque dans mon crâne et hérissent tous mes poils. J'étais grisée par l'adrénaline jusqu'ici, et je viens de retomber avec violence sur Terre. Je viens de prendre conscience que je suis sur le point de faire face à la réalité, et que je vais me prendre de plein fouet ce que j'évitais depuis des mois. À cet instant, l'angoisse me prend aux tripes et mon ventre se retourne. Je plaque ma main sur ma bouche en serrant les paupières, le souffle coupé. Non, je ne dois pas hésiter, plus maintenant. J'ai peut-être terriblement peur, mais c'est une peur qui doit se transformer définitivement en détermination. Je ne dois plus ignorer les émotions qui font de moi Angie Hopkins, je dois les accueillir, parce qu'elles me donnent la conviction que je suis toujours en vie.
Et je veux vivre. Alors pour ça, il faut que je relève la tête, que j'ouvre les yeux, que je me retrouve devant l'évidence. Je dois prendre de plein fouet mes mensonges, je dois faire tomber mon masque, et je dois avancer.
Il ne va rien m'arriver. Je n'ai qu'à la voir, et tout retrouvera son sens. Tout retrouvera son sens.
Alors je relève la tête. Et j'avance.
Je suis la flèche, ressentant jusqu'au plus profond de moi que je m'approche d'elle. Je m'éloigne de Malia, de ma vie factice, je quitte l'illusion, je me défais des menottes de mon mensonge, je m'offre à la vérité.
Je sens mon pouls s'accélérer, ma poitrine s'alourdir, mes yeux me picoter. Tout mon corps réagit à l'éveil progressif de mon âme, et je sais qu'il va craquer. Il s'est enveloppé de lui même dans cette chair inconnue, il a suivi les ordres aveugles de mon esprit en plein déni, et il s'est tût. Mon corps était comme endormi, m'empêchait de ressentir les vraies sensations, les vraies émotions qui font rage en moi. Il a voulu s'unir à mon être tourmenté, a fait taire les derniers mouvements d'une âme qui s'éteignait de jour en jour. Mais elle est sorti de son sommeil, cette âme. Angie était tapie dans l'ombre, et je la sens revenir dans la lumière. Je la sens ramper pour atteindre mon cœur, et irradier mon être. Mon corps le sent, lui aussi, et c'est pour ça qu'il me broie le ventre, me fait trembler de tout mon long. Il me hurle qu'à chaque pas que je fais, je lui redonne le souffle de vie que j'avais éteint. J'avais cruellement brisé l'harmonie entre mon corps et mon esprit, et je suis en train de la retrouver. C'est pour ça que j'ai aussi peur. Parce que je suis en train de renaître, en train de ressusciter.
Au bout de quelques minutes de course effrénée, je me retrouve enfin dans la vaste salle bondée des arrivées.
Je regarde tout autour de moi, immobile au milieu de la foule bruyante et dispersée. Je sais qu'elle est là, parmi eux.
Je fais quelques pas fébriles en me frayant un chemin entre les groupes et les valises, voulant ignorer le vacarme ambiant. À ce moment, je me sens complètement désemparée, et une solitude indicible me tord le cœur par surprise. Je suis noyée dans un flot de cris, de valises qui tombent, d'annonces assourdissantes. Le monde tourne à une vitesse infernale, et j'ai l'impression d'être de plus en plus lourde, de plus en plus lente. J'ai la nausée, et mon crâne me fait mal comme si le compte à rebours jusqu'à mon explosion arrivait à sa fin. Mon cœur bat à un rythme inhumain, et toutes les émotions profondément enfouies en moi menacent de jaillir d'un seul coup. Je suffoque, chaque seconde un peu plus.
Alors, finalement, j'arrête de respirer. Et mon cœur cesse de battre.
Évacuée de la foule, je vois plus clairement les bancs qui longent les murs de la pièce. Et, comme au ralenti, j'aperçois sa silhouette se relever au loin, et me faire face. April se tient à quelques mètres de moi, stoïque, ses yeux déjà plantés dans les miens.
Dès que je croise son regard, je me sens comme foudroyée, et mes jambes lâchent sous mon poids en une seconde. Aucun son ne sort de ma bouche.
J'ai d'abord l'impression de ne plus rien ressentir, comme si tout s'était éteint à l'instant où je l'avais vue. Mais c'est dès qu'elle fait un pas en avant et que j'entends mon nom, mon vrai nom, se déposer sur ses lèvres, que j'explose.
Le souffle court, je sens remonter en moi tout ce qui était caché, avec une violence qui me retourne le ventre. La gorge serrée, je sens ma douleur se répandre dans tout mon corps, me parcourant de tremblements incontrôlables, me glaçant le sang pour le faire bouillonner la seconde d'après. Les sueurs froides inondent ma nuque, les bouffées de chaleur me donnent des vertiges, les nausées torturent mes tripes et je me sens me crisper peu à peu. Je voudrais me recroqueviller sur moi même, mais je n'arrive pas à détacher mes yeux de son regard, de son visage qui m'a tant manqué, qui n'était qu'un souvenir ancré sous mes paupières et que je pensais mort. Ses yeux d'un noir profond aux cils fournis brillant sur son visage fin, sa longue chevelure brune et son corps fin et élégant, toute son apparence à la fragilité angélique illumine la pièce, et je n'arrive plus à rien voir d'autre. Je ne vois qu'elle, le monde autour me paraît s'être arrêté.
C'est quand je la vois s'approcher et que je parviens à voir des larmes étinceler sur ses joues, que je m'abandonne aux flots qui emplissent le néant de mon âme. Et cette fois, je ne contrôle plus rien. Je pleure, dans un silence effarant. Mais à l'intérieur, je hurle. Je hurle mon désespoir, je hurle ma tristesse, je laisse jaillir la mort qui s'était installée en moi. La lumière en moi grandit, je la sens brûler mes entrailles, et je la sens me redonner vie. Je me sens revivre, et c'est aussi douloureux que mourir l'a été. Le soir de cet accident, je suis morte, j'ai laissé mon être se briser et tomber de cette falaise. Et aujourd'hui, sous les yeux d'April, il est remonté, il a rampé sur les débris, les cicatrices, il s'est extirpé de la torture, et il est arrivé à attraper mon cœur. Je le sens, écarter tous mes mensonges, tous mes secrets. À la seconde où April a croisé mon regard, Angie est revenue à la vie, et Malia est morte. Tout me parait être une évidence, à présent. J'ai vécu dans l'ombre, dans l'attente de ce moment depuis le moment où j'ai décidé de m'éteindre. Je n'attendais qu'à être ranimée, et elle vient de le faire.
— Angie... fait sa voix faible. Angie...
Les larmes ne s'arrêtent pas de couler, et je passe des mains tremblantes sur mon visage pour tenter de distinguer la silhouette de mon amie. C'est à ce moment que je me rends compte qu'elle est juste en face de moi. Et quand elle se laisse à son tour tomber, à genoux devant moi, je prends de plein fouet la réalité. Elle éclate en sanglots, et le son de son souffle se brisant résonne en moi et fait plus mal que n'importe quel coup en plein cœur. Ses pleurs déchirants résonnent à leur tour, m'irradiant d'une douleur sourde faisant tourner ma tête. J'absorbe toute sa souffrance, celle qui était aussi tapie que la mienne, aussi enfouie, et qui écorche tout autant l'âme.
Alors, j'arrive enfin à respirer, et à exprimer. Je fonds en larmes de plus belle, mais cette fois, je ne suis plus silencieuse. Je m'effondre réellement, je laisse mes épaule s'affaisser, l'épuisement m'accabler, et je tombe dans les bras d'April. Je m'enivre de son contact, de son odeur si familière, qui me replonge dans une existence à présent retrouvée. Elle me serre contre elle à m'étouffer, et je trouve la force de faire de même. Nous nous étreignons comme si nos vies en dépendaient, comme si nous avions besoin de ça pour respirer. À cet instant, nous ne formons qu'une seule personne. Nous respirons en l'autre, nous puisons l'énergie qui était perdue depuis tout ce temps, nous retrouvons chacune le souffle de vie qui nous manquait. Pour elle aussi, j'étais morte. Elle avait perdu une partie de son être, une partie de son cœur, et cette partie lui est revenue. En me redonnant la vie, elle peut enfin respirer à son tour. Nous n'étions rien l'une sans l'autre, et à présent, plus rien ne peut nous séparer. Plus jamais nous ne nous quitteront, car elle est April et que je suis Angie.
Mes larmes roulent le long mes joues et s'écrasent dans son cou délicat, je n'essaie pas de les repousser. Elles ont souvent menacé de jaillir, à de nombreuses reprises, et j'ai longtemps cru qu'elles jailliraient en compagnie de Tyler. Je pensais qu'il était celui qui ranimerait la vie en moi, mais j'avais lourdement tort. J'avais sous-estimé la force de l'amitié qui me liait à April. La relation que nous avons n'est pas explicable, elle va au delà des mots, et le lien qui s'est tissé est inexprimable. Il ne peut que se ressentir, mais pas se dire. Évidemment qu'elle serait celle qui les ferait jaillir, ces larmes.
Je savais qu'une fois que je pleurerais, cela voudrait dire que j'étais redevenue Angie, car ce serait elle qui exprimerait sa douleur. Et c'est ce que je fais. Je pleure, pour évacuer toute l'horreur qui m'a terrassée pendant trop longtemps, je crie mon deuil qui me tombe dessus brutalement. Je sors du déni avec une cruauté sans pareille, qui me terrasse jusqu'au plus profond. Mais ça fait du bien, je le sais, je le sens.
Tout se bouscule dans ma tête. Malgré moi, je ressasse absolument toute mon existence, et je suis obligée de revoir sous mes paupières serrées la vie que j'avais fait taire. Tout se ranime, les couleurs reviennent, les souvenirs ressurgissent, et mon identité les suit. Puis, la brève existence de Malia s'impose à moi. Je repense à tous mes prétendus amis, à toutes les victimes de mes mensonges. Je repense à Hailey, à Ally et Joy. Je revois les regards de Connor et Jason face à la vérité. Je revois le visage de Tyler, toutes ces fois où il a atteint mon cœur, toutes ces fois où il a manqué de me faire basculer, où il a fait tremblé la dernière lueur de vie qui restait en moi.
Je repense à tous ces jours où j'agonisais en pensant que c'était la faute du monde entier. J'en ai voulu à la Terre de m'avoir arraché la vie, j'ai blâmé le Ciel de m'avoir tuée, alors qu'ils m'ont épargnée. J'ai vu cette survie comme un fardeau, une punition, une insulte aux vies perdues de ma famille. J'ai tout compris à l'envers, et je viens à peine de le comprendre. Ce n'était ni un fardeau ni une punition, mais un cadeau, une offrande. Car en moi, résident les mémoires de ceux qui se sont éteints. Ils continuent de vivre en moi, et j'ai été désignée comme celle qui respirera en leur nom. Pendant tous ces longs mois, j'ai cru devoir mourir à mon tour, alors que je devais faire tout l'inverse. Je dois vivre. Je dois vivre parce qu'ils sont morts, je dois exister pour garder leur trace, montrer au monde qu'ils perdurent. La lumière en moi, celle qui continuait de battre et qui voulait tant irradier le néant dans lequel je me plongeais, c'est eux. C'est eux, les derniers fragments de ma vie d'avant, et c'est eux qui se tapissent autour de mon cœur pour le protéger. Je n'en avais pas conscience, mais c'est parce qu'ils étaient là, en moi, dans l'ombre, que je n'ai pas abandonné.
Et il a fallu d'un regard, vers April, et vers le souvenir de cette vie, pour que je comprenne.
Coupées du temps, nous restons blotties l'une contre l'autre à sangloter pendant de longs instants, sans conscience du monde autour. Je n'entends que ses pleurs et les miens se faisant écho, unis dans une harmonie malheureuse.
Puis, je sens qu'April se détache de moi, et fais de même pour l'observer. Je détaille chaque particule de son visage qui m'avait tant manqué, et me réjouis de retrouver l'éclat de ses yeux, les fossettes sur ses joues, son sourire d'une douceur chaleureuse. Je la retrouve, et je peux enfin respirer.
Nous cessons de pleurer en nous regardant, silencieuses, et nous nous redressons tranquillement. J'époussette mon pantalon après avoir essuyé mon visage humide et brûlant, rattachant mes yeux aux siens.
— Je pensais que j'arriverais à me contrôler, mais... soupire April, haletante.
— Pareil...
Nous nous fixons sans un mot, puis, sans trop comprendre pourquoi, nous nous mettons à rire. Des éclats incontrôlables nous secouent, dans lesquels s'expriment autant d'émotion que dans nos larmes. Nous ne pouvons plus maîtriser l'euphorie dans laquelle nous sommes plongées, et je ne lâche pas non plus son regard brillant, contemplant la joie indicible peignant ses traits. Moi même, je la sens, au fond de moi, cette joie. Une étincelle de bonheur, que je ne pensais jamais pouvoir ressentir de nouveau. Elle réchauffe mon cœur, se répand dans tous mes membres, fait pulser mes veines, comme si je pouvais sentir mon corps reprendre l'énergie par ce simple éclat de rire. J'avais ri avec Cameron, mais ce n'était pas pareil. Les sensations n'étaient pas les mêmes, mon cœur n'était pas si léger. Je n'avais pas entendu mon vrai rire depuis une éternité, depuis aussi longtemps que je n'avais pas senti une larme rouler sur ma joue. J'étais inerte, incapable de toute réaction humaine, imperméable à la réalité. J'étais coincée dans un autre monde, coupée de ma propre pensée, et me voilà de retour sur Terre. Je peux tout ressentir, et la puissance de mes émotions est telle qu'elle pourrait me détruire. J'ai mal, partout, mais c'est une douleur qui me fait un bien indescriptible. Parce qu'elle me prouve que je suis en vie. Ça y est, Angie Hopkins est de retour. Elle est remontée de la falaise. Je suis sortie de la voiture, je suis remontée. Et je vis.
— Tu m'as tellement manqué, articulé-je, un sourire béat sur le visage.
— Moi aussi, tu peux pas savoir à quel point !
Elle se jette sur moi pour me serrer fermement contre elle. Je frissonne. Ce sont ses étreintes qui me rendent heureuse comme rien ne pouvait plus le faire.
— Si tu savais comme j'avais peur, m'avoue mon amie. J'avais peur de ne pas te reconnaître, que plus rien ne soit pareil, je...
Elle s'arrête pour reculer et me contempler, ses mains plaquées sur mes joues. Elle sourit de toutes ses dents, les yeux perlés de larmes.
— Mais c'est bien toi, finit-elle. Tu as enlevé ton piercing, mais c'est toujours toi.
Je ris doucement, et hoche la tête, tremblotante. Elle me reconnaît. Je suis bel et bien Angie Hopkins. Je ne suis pas un fantôme, un souvenir vague, je n'ai pas que l'apparence de sa meilleure amie. Je suis moi, et elle me reconnaît.
— Je dois t'expliquer beaucoup de choses, soufflé-je, le cœur battant.
— Je sais, et on a tout le temps pour en parler. Je suis là, maintenant. Et je ne te quitterai plus.
Je la regarde silencieusement pendant un long instant, durant lequel je me perds dans la contemplation de tout ce qu'elle représente à mes yeux, tout ce qui va au delà des mots.
— Je suis désolée, April.
Mes mots la prennent de court, et j'entends un hoquet couper sa respiration. Elle hausse les sourcils, les yeux à présent remplis de larmes.
— Non, arrête. Ne le sois pas. Je suis aussi désolée, et je sais qu'on a fait n'importe quoi toutes les deux. Mais ça n'a plus d'importance, d'accord ?
J'acquiesce vivement, la poitrine en feu. J'ai l'impression de brûler de l'intérieur tant je bouillonne.
Sans ajouter un mot, nous nous mettons en route dans l'aéroport, et je porte le sac de voyage de mon amie en lui lançant par moment des regards un peu ahuris. Je n'arrive pas à réaliser qu'elle est là, dans la même ville dans laquelle j'ai installé ma nouvelle vie illusoire. Et elle débarque, comme une goutte d'eau silencieuse tomberait dans une flaque. Sans un bruit, elle perce l'atmosphère d'un monde et le bouleverse à jamais. Elle envoie tout voler en éclats, sans même en avoir conscience.
Malia Fields n'existera plus jamais.
Malia est morte.
* * *
Quand j'ouvre la porte de mon appartement, j'ai un moment d'hésitation et retiens ma respiration. Je sais que je ne peux plus reculer, je vais devoir tout lui raconter et me rendre à l'évidence que tout va changer. Une fois qu'elle saura, le premier pas vers la vérité sera fait.
Dans le bus, je l'ai laissée faire le travail et me conter sa vie depuis que nous nous sommes séparées. Elle m'a ainsi avouer qu'elle avait l'impression d'avoir mis son existence sur « pause », qu'elle n'arrivait plus à être elle même comme avant, et que tout lui semblait avoir moins d'importance. Alors, elle s'est isolée, et a eu du mal à agir comme si de rien n'était avec ses autres amis. Je me suis rendue compte qu'elle non plus, ne vivait plus. Elle devait avoir l'impression d'être aussi un fantôme, seule errant dans une ville qu'elle ne connaissait qu'en notre compagnie. Ma famille était la sienne, et la perdre a bouleversé son monde à elle aussi. Heureusement qu'elle a une famille très présente, car elle n'aurait pas survécu, elle non plus.
La quitter était la pire erreur que j'ai pu faire dans cette histoire.
Nous mettons les pieds dans mon appartement sans dire un mot, et elle est la première à avancer pour visiter les lieux. Muette, elle observe chaque détail, touche avec délicatesse le mobilier, se poste sur le balcon pour contempler la vue. Elle frôle les murs, respire lentement et s'imprègne de l'endroit comme si elle voulait s'imprégner de la vie qui y réside. Elle veut voir, comprendre, avoir sous les yeux l'histoire qui s'est écrite entre ces murs.
Puis, elle revient dans le salon, et se tourne vers moi.
— Il est à qui, cet appart, Angie ?
J'arque les sourcils, sidérée par sa question. Elle n'aurait pas pu demander quelque chose de plus percutant, et elle le sait. Un sourire léger s'étire aux commissures de ses lèvres, une émotion inexplicable dans le regard. Elle me connaît tant que c'est effrayant.
Comme seule réponse, je hausse les épaules, et elle soupire.
— Allez, viens, raconte moi tout.
Elle m'invite à m'asseoir sur le canapé, et je souris presque à la façon qu'elle a de se mettre à l'aise comme si elle avait toujours vécu là. Peut-être qu'elle a conscience qu'en étant ici, elle donne de l'identité à cet appartement, de la vie. Il n'était à personne, avant. Mais à présent, il est à moi. Il est à Angie Hopkins.
Je m'installe en tailleur face à elle, tremblotant malgré moi.
— Je ne sais même pas par où commencer, soupiré-je.
— Par l'accident. Je veux tout savoir à partir du moment où tu as ouvert les yeux après. Alors lâche toi. Je peux tout entendre, tout encaisser. Je veux juste comprendre.
Ses mots sont d'une telle douceur qu'ils apaisent mon cœur, et que je peux enfin prendre une profonde inspiration. J'accroche mes yeux aux siens, les poings serrés. Pendant un court instant, je me concentre le mieux possible, détends mes muscles, calme mon pouls frénétique.
Puis, je me lance.
Je lui raconte tout, comme elle me l'a demandé. Je lui parle de ma vie à l'hôpital, de l'état d'esprit terrible dans lequel j'étais, de la façon dont je me faisais du mal pour tenter de me purger, la façon dont je pensais devoir mourir. Je lui explique les raisons de mon isolement, celles de mon départ. Je lui parle de Malia, de ce changement d'identité qui a détraqué tout mon esprit. Je parle de la dépression dans laquelle je me suis plongée, le déni qui me rongeait, les pensées destructrices qui m'empêchaient de respirer. Je lui raconte toute la vie que j'ai entamée ici, comment je me suis immiscée au lycée dans les vies de personnes qui me détesteront sûrement. Je lui décris chacun de ceux qui sont malgré moi devenus des amis. J'évoque Jason sous ses yeux écarquillés et ses rires choqués. Et évidemment, je parle de Tyler. Je détaille chaque moment que nous avons partagé, et chaque sentiment qui m'a déchirée, je lui avoue que je suis en train de tomber amoureuse de lui sans le vouloir, qu'il a ranimé en moi des choses que je pensais mortes, et qui m'ont tout fait remettre en question. Que je suffoquais, que je n'arrivais plus à vivre et que je savais que si je continuais comme ça, j'allais mourir.
Les heures passent, et on ne les compte plus. Car elles sont nécessaires à la purgation de ce qui était retenu en moi pendant trop longtemps. Et April m'écoute, sans m'interrompre. Elle me regarde, comme elle ne m'a jamais regardée, entend chacun de mes mots et les encaisse avec une force incroyable.
Je mets des mots sur tout ce que j'ai ressenti et tout ce qui m'a arraché les tripes, j'explique le dilemme dans lequel je me trouvais et qui divisait mon âme dans une souffrance atroce, je parle et je ne m'arrête plus.
Toute mon hésitation, tous les sentiments qui se refoulaient et qui ressurgissaient, tous les conflits entre mes deux vies qui rentraient en collision. Toute la culpabilité, la douleur, tous les regrets, les remords. Tout sort, tout est exprimé.
Je n'aurais jamais pensé pouvoir tout dire avec tant de précision, sans m'embrouiller, sans paniquer, mais j'y arrive. Parce qu'elle ne lâche pas mes yeux et mes mains, qu'elle me montre que je peux tout relâcher. Et plus je parle, plus mon cœur s'allège, plus mes épaules s'affaissent. Le poids sur ma poitrine s'ôte doucement, et me soulage à un point que je pensais inatteignable.
Et au bout d'un moment, je termine. Je lui ai tout dit, elle sait absolument chaque détail de ce que j'ai ressenti pendant ces interminables mois. Et j'ai l'impression d'avoir eu le temps de vivre une vie entière tant j'ai été dévastée, réduite en cendres pour renaître.
Un silence de mort se rabat sur nous, que nous encaissons sans plus parler. Nous nous fixons, droit dans les yeux, alors que l'impression de ralenti se pose de nouveau sur April. Elle ne dit rien, m'exprime tout par le regard. Et sa première réaction après tout ce récit, n'est pas de répondre, ni de vouloir me rassurer directement. Non.
Elle se penche simplement vers moi, pour me serrer dans ses bras avec une douceur et une chaleur si fortes qu'un sanglot s'écrase dans ma gorge et que je suis parcourue d'un million de frissons. Elle me serre juste contre elle sans dire un mot, presque sans respirer. Et tout en moi s'effondre, mais cette fois pas parce que je me sens brisée. Parce que c'était exactement ce dont j'avais besoin, et la meilleure réaction possible. À cet instant, je n'ai pas besoin qu'elle me donne son avis ou me rassure. J'ai juste besoin d'un câlin de ma meilleure amie. Je veux juste la sentir là, près de moi.
Avec elle, j'aperçois la lumière, le bonheur, je peux me projeter dans une vie où je ne serai plus enfermée dans mon propre corps. Je vois plus loin, et ça me fait un bien infini. Je me rends compte que j'ai la vie devant moi, et je ne veux plus l'ignorer. Dans ses bras, je veux puiser la force dont j'ai besoin pour avancer. Je peux avancer, parce qu'elle est là. Et dans ses bras, je n'ai plus peur de la vie. Je n'ai plus peur de rien.
Car tant que j'aurais ma main dans la sienne, rien ne pourra m'arriver.
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J'espère que ce chapitre vous a plu !
Très important pour Angie, qui a enfin dit au revoir à Malia ;) Qu'avez vous pensé d'April, de sa relation avec Angie ? Et à votre avis comment vont se dérouler les choses après cela ?
À bientôôôt !
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