VINGT-NEUF

Le silence total. L'obscurité, le froid. Pendant un instant, le temps se suspend. Mon monde s'effondre, sans un bruit.

— Quoi ? souffle Tyler.

Sa voix est étranglé, et la peau de son cou bat au rythme frénétique de son cœur. Brusquement, il m'écarte de lui, enfonçant ses yeux dans les miens. J'y lis une incompréhension profonde, une détresse latente.

— Qu'est-ce que tu as dit ?

Il parle à peine, comme si l'air lui manquait. Je le considère sans parvenir à ouvrir la bouche, paralysée par le froid qui envahit ma poitrine. Mes muscles se crispent, et mon cœur se serre tant qu'il irradie tout mon corps de douleur.

— Angie Hopkins ? répète Tyler. Quoi...

Ses mains sur mes épaules se contractent et pressent ma peau. Je me raidis, réprimant une grimace, toujours incapable de bouger. Tyler me dévisage, et je vois dans ses yeux passer tant d'émotions qu'elles sont indéfinissables. Mon nom sur ses lèvres sonne comme une insulte. Une insulte broyant mon cœur, visant directement mon âme. J'ai l'impression de voir son regard sur moi se briser, et avec lui, tout notre lien, tous mes mensonges. Il quitte lentement mes épaules, laissant ses bras tomber, désemparé. Sa mâchoire est crispée, ses sourcils froncés. Il me regarde comme il ne m'a jamais regardée. Ses yeux me foudroient, Il est dans une colère terrible, mais pas une simple colère explosive. Une colère muette, brisée. Emplie de tristesse.

Ma respiration reprend brutalement et je prends un grand souffle, soudain libérée de ma léthargie. Alors, j'entrouvre les lèvres, prête à parler. Mais Tyler me fait taire en levant la main.

— Non, dis rien. Je...

Sa main tremble, et il le remarque, alors il serre le poing. Et inconsciemment sûrement, il le pose sur sa poitrine, juste au niveau de son cœur. En un instant, ce simple geste provoque en moi un désastre. Je me sens faiblir et m'agrippe à la rambarde du balcon. C'est comme s'il venait de me lancer un poignard en plein thorax. Comme pour que nos deux cœurs saignent en même temps.

Il fait un pas en arrière, lentement, sans me quitter des yeux, la main toujours crispée sur sa poitrine, qui, je le sais, est aussi serrée que la mienne. Est aussi douloureuse, aussi prête à laisser exploser un cœur meurtri.

Je détaille chacun de ses gestes, chacune des étincelles qui passent dans ses iris. Je veux saisir tout ce à quoi il pense. Je veux voir, au-delà de cette intense souffrance, une lueur d'espoir. Mais plus je le regarde, moins j'y crois. Car plus je le regarde, plus j'ai l'impression de sentir mon âme tomber en ruines. Il ne parle pas, mais je ressens au plus profond de moi cette brisure qui ne se refermera jamais.

— La fille qui a perdu sa famille et qu'on a vu aux infos la dernière fois ? Celle qui se cache en Floride ?

Sa voix tremble d'un trouble qui me tord le ventre. Je suis obligée d'acquiescer lentement, prise de nausée.

— Alors tu m'as menti depuis le début ? Comment est-ce que...

Il s'arrête dans un souffle, et je pourrais jurer voir naître des larmes dans ses yeux. Mon cœur s'arrête un instant. Un coup puissant retentit en moi, je laisse échapper un sanglot étranglé, levant la main vers lui.

— Je voulais te le dire plus tôt, arrivé-je à articuler.

Il s'esclaffe, mais son rire me crie sa douleur. Je vois, en un instant, son regard changer, et se peindre d'une couleur que j'aurais jamais ne jamais voir dans ses yeux. Celle du chaos, du désespoir.

— Tu t'es bien foutue de moi, Malia, peste-t-il. Oh, bah non, Angie, pardon. Tu te rends compte que je t'ai avoué tout ce que j'ai de plus enfoui en moi ? Je te faisais confiance à un point où... (son souffle s'éteint) Et je savais que tu avais des secrets, je l'ai su dès que je t'ai vue. (il hausse le ton) Mais ça ? Ça ? Vraiment ?

Je frémis et recule. Ma gorge me brûle, mais je ne veux pas fondre en larmes. Si je pleure, tout se brisera. Le regard de Tyler brûle ma peau, et il est si crispé qu'il me paraît ne même plus respirer. Je voudrais détourner mes yeux des siens, mais j'en suis incapable. Je suis accrochée à eux parce que j'y vois tout ce qu'il ne peut pas me dire, tout ce qu'il n'ose même pas ressentir. J'y vois un ciel sombre, pris dans une tempête qui détruit tout. J'y vois le reflet de ma trahison, les conséquences de mon mensonge. De mes mensonges.

— S'il te plaît, écoute moi, imploré-je.

— Non, tais toi.

Il me répond avec une telle froideur que je me redresse, paralysée, le cœur gelé. Je le regarde en silence, le voyant changer d'expression, de regard sur moi. Ses yeux me paraissent se geler, eux aussi, fissurant le miroir de ses émotions. Il ne bouge pas, ne dit pas un mot, mais je vois tout changer. Je le sens en moi, parce que ses yeux me le disent.

Tu m'as brisé le cœur, Angie.

J'entends ces mots en moi comme s'il les disaient lui-même, ils résonnent et m'arrachent les tripes. J'ai imaginé ce moment d'infinies fois. Et pourtant, jamais je n'aurais cru avoir aussi mal. Alors, incapable de lutter plus longtemps, je laisse deux larmes couler. Je pleure sans un bruit, ne le quittant pas des yeux. Je le vois tressaillir, sa mâchoire se contractant durement.

— Arrête, dit-il. S'il te plaît, arrête.

Pendant ce court instant, sa voix transmet plus une supplication qu'un reproche. Je baisse rapidement la tête en essuyant mes larmes, repoussant tant bien que mal le flot qui menace de jaillir.

— Je suis désolée, fais-je dans un souffle étranglé. Je...

— Pourquoi tu ne m'as rien dit ? Pourquoi tu m'as menti ? Tu aurais pu dire la vérité. Au moins à moi...

Sa voix se brise et il tape sur sa poitrine. J'ai l'impression d'entendre, dans chacun de ses mots, chaque brisure que je cause un peu plus en plus. Son corps me paraît faire écho au mien, se démolissant de l'intérieur. Ma poitrine me fait mal, j'ai envie d'agripper mon cœur, moi aussi. La sensation est insoutenable. J'ai envie de tout lui dire, de tout hurler pour qu'il comprenne, de le supplier de me pardonner. Je sens mon être entier s'embraser et me supplier de lui livrer chacune de mes pensées, lui hurler mon amour, lui exprimer tout ce que mon âme renferme. Mais tout est bloqué dans ma gorge, comme un noeud inextricable. Je reste enchaînée à mon mensonge, incapable de clamer la vérité. C'est comme si je n'arrivais plus à lui parler sans avoir l'impression de lui mentir. Comme si aucun de mes mots ne pouvait réparer ce que j'ai fait. Je pensais réussir à expliquer, à ramasser les morceaux. Mais rien n'y fait. Je nous vois nous détruire, abattus par ma faute. Je vois notre relation se désagréger, je vois mes sentiments se murer dans un silence mortel. Je vois la lueur de la vie qu'il m'avait offerte s'éteindre peu à peu, retourner dans un néant que je pensais ne jamais retrouver. Il ne me pardonnera jamais. Il ne peut pas m'écouter. Il ne pourra sûrement plus jamais le faire.

— Je comprends pas, soupire-t-il, démuni, les bras ballants. Tout était faux ? Tu m'as menti depuis le début ?

Je secoue la tête, tremblante.

— Tout n'était pas faux.

— Et notre baiser, il l'était, alors ? s'énerve-t-il soudain. Pourquoi tu m'as embrassé ? Parce que tu as vu que j'en avais envie ou parce que tu savais que tu ne pourras plus jamais le faire ?

Ses derniers mots sont comme une massue s'abattant sur mon crâne. Je sens l'onde de choc envahir tout mon corps, alors qu'ils se répercutent dans mon esprit, assombrissant tout. Tu ne pourras plus jamais le faire. Oui, je le savais. Et oui, c'est bien pour ça que je l'ai fait. Parce que je savais qu'il ne comprendrait pas. C'est Angie qui l'a embrassé. Angie qui lui a parlé depuis tout ce temps. Jamais je n'ai été une autre avec lui, jamais vraiment, je n'ai pas réussi. Parce qu'il a tout de suite vu en moi. Mais il ne me croira pas. Et je ne peux pas lui en vouloir. J'ai causé ça.

— Tyler, s'il te plaît... m'étranglé-je.

— Quoi ? Quoi, putain ?! s'écrie-t-il. T'arrives même pas à aligner deux phrases, tu veux que je fasse quoi ?

Il secoue la tête, le corps tremblant de rage. Mais je n'ai pas l'impression qu'il est énervé au point d'exploser. Sa colère est intérieure. Il est heurté profondément. Révolté, dans l'incompréhension la plus totale. Il se sent trahi, humilié. Je n'ai pas besoin de beaucoup réfléchir pour m'en rendre compte. Je l'avais déjà prévu. Et sans doute est-ce pour ça que je n'arrive pas à répondre. Parce qu'il réagit comme je l'avais imaginé. Et que s'il continue comme je le pensais, il ne me parlera plus, je disparaîtrai de sa vie. Quelle idiote ai-je été d'attacher tous les espoirs de ma nouvelle vie à quelqu'un qui ne connaissait même pas mon nom. Quelle idiote ai-je été de tomber amoureuse d'une illusion.

Il passe ses mains sur son visage, et regarde vers l'horizon. Je serre les poings.

— Je peux imaginer pourquoi tu as voulu changer d'identité, hésite-t-il dans un souffle rauque. Ça, OK. Mais... Pourquoi ne pas nous l'avoir dit ? On t'a accueillie, on est restés avec toi, on est... On est devenus amis, non ?

— Oui... réponds-je à mi-voix.

Ses yeux se posent sur moi. Je frémis.

— Alors pourquoi ? peste-t-il. Pourquoi nous cacher ça aussi longtemps ?

Sa voix est grave, emplie d'amertume. Il est énervé. Ça y est, le choc se transforme en colère.

— Je ne voulais pas vous faire de mal.

— Non, tu mens.

— Quoi ? hoqueté-je.

— Tu mens. Si tu n'avais pensé qu'à ça, tu nous l'aurais dit. Parce que ça fait bien plus mal de l'apprendre maintenant qu'après une semaine. Tu n'as rien dit parce que tu ne voulais pas qu'on te déteste, c'est ça ? (il s'emporte) Hein, c'est ça ?! Tu as gardé le secret parce que tu préférais nous mentir plutôt que supporter que t'étais une traître ? Vas-y, avoue !

— Arrête de crier !

— NON ! hurle-t-il. J'ai le droit de m'énerver ! Alors, j'ai raison ou pas ? Dis moi !

— Arrête, Tyler, s'il te plaît ! l'imploré-je. S'il te plaît...

Mes mots s'étranglent dans ma gorge, pitoyablement. Je tremble de tout mon long, et crispe mes doigts sur ma poitrine prête à exploser. Le visage de Tyler est soudainement blême. Il fait un pas en arrière, le regard foudroyant, dans lequel revient un trouble notable. Je le suppliais. Je le suppliais pour ne pas m'effondrer, et il l'a vu. Il m'a vue flancher. Dans mes yeux, il a aperçu mon âme. Comme à chaque fois.

Nous nous fixons pendant quelques secondes silencieuses, pesantes, où le temps se suspend. Un souffle de vent soulève mes cheveux, et fait chanceler imperceptiblement Tyler. Il passe sa main sur les côtés de sa tête, et soupire longuement, sans me regarder. Je ferme les yeux en prenant une profonde inspiration, sentant mes poumons se gonfler dans ma poitrine contractée. Puis, j'arrime mes yeux à ceux de celui qui, autrefois, aurait pu m'aimer.

— Oui, Tyler, déclaré-je alors. Je n'ai rien dit parce que j'avais envie de vous préserver, parce que j'avais peur de vous perdre. Et j'avais raison d'avoir peur, non ? En vous mentant dès notre rencontre, j'ai fait une erreur qui m'a condamnée. Mais qu'est-ce que tu veux que je te dise de plus ? Que je suis désolée ? Que j'ai été égoïste ? Tu le sais, tout ça. Et moi, je sais que peu importe ce que je pourrais dire, tu ne me pardonneras pas. Alors à quoi bon ? Je n'ai pas eu le courage, d'accord ? Je suis lâche, débile, pathétique. J'avais peur, et je ne voulais pas l'avouer. J'avais peur de le dire et de perdre la seule chose qui me rendait heureuse après tout ce temps. Tu crois que j'ai voulu tout ça ? Mais tu voudrais que je te dise quoi, Tyler ? Oui, j'ai menti. Et chaque jour, ça me rongeait. Parce que je te regardais et je voulais te dire la vérité, mais je savais que quand tu l'apprendrais, tu me regarderais exactement comme tu le fais maintenant.

Je marque une pause, le souffle court. Les larmes vont bientôt couler. Je tremblote, alors qu'il serre la mâchoire, impassible. Il est fermé, froid, sombre. Si je plonge dans ses yeux, je pourrai deviner ce qu'il ressent vraiment. Mais je ne suis pas sûre de vouloir le faire.

— Tu ne peux pas savoir à quel point je m'en veux, continué-je, la gorge nouée. À quel point ça me fait mal de te voir, là, perdre toute confiance en moi. Parce que le pire, c'est que je savais comment ça allait finir, et je sais que tu as raison. Je suis la fille la plus conne du monde, hein ? La plus égoïste, la plus stupide. Je sais. Je sais que tout ça, c'est de ma faute. Je ne te demande même pas de me pardonner. Depuis le début, je me mentais à moi-même, aussi. Je ne voulais plus être Angie, plus jamais. (ma voix s'éteint presque, étouffée par ma gorge serrée) Je ne voulais plus vivre, Tyler.

Je tremble de plus belle, et sens les larmes noyer mes yeux. Ma vue se brouille et mon ventre se retourne, mais je continue.

— Alors j'ai fait semblant d'être une autre. Et j'y croyais, vraiment. Je croyais que j'allais pouvoir tout oublier, devenir quelqu'un d'autre. Mais je n'ai pas tenu une semaine. Une foutue semaine. En vous rencontrant, j'étais persuadée d'avoir le contrôle. En te rencontrant. Et je ne me suis même pas rendue compte quand j'ai laissé tomber Malia. J'ai perdu le contrôle, et quand je l'ai vu, c'était trop tard (je reprends mon souffle, la tête bourdonnante) Donc oui, Tyler, je suis désolée. Je suis désolée de m'être perdue dans un mensonge comme ça. Mais ça allait tellement plus loin, je voulais tellement y croire... Je suis désolée de n'avoir pas voulu faire face à ma vie avant aujourd'hui, de t'avoir fait croire que tu apprenais à connaître Malia Fields. Elle n'existe pas. Et je suis désolée d'avoir cru qu'elle pourrait exister. Je suis désolée d'avoir voulu faire mourir Angie. Je n'ai pas fait ça contre vous. J'aimerais te jurer qu'au fond, c'était à la vraie moi, à Angie, que tu parlais, et la vraie moi qui t'a embrassée. Mais tu ne me croiras pas. Et c'est normal. J'ai déjà tout brisé, pas vrai ?

Je m'arrête si brusquement que mon corps est secoué d'une décharge. Ma cage thoracique se serre douloureusement alors que les larmes jaillissent de plus belle et coulent d'elles mêmes sur mes joues. J'aimerais me recroqueviller, ou m'enfuir. Mais je suis clouée au sol, et je n'arrive pas à détacher mes yeux des siens. Je n'arrive plus à lire dans son regard, mais je le vois s'avancer vers moi en tendant les bras, puis se raviser. Mon cœur se tord. J'ai mal, si mal. Parce qu'il vient de confirmer toutes mes peurs les plus profondes. J'ai dit les seules choses que j'aurais pu dire, et il a pris sa décision. Il ne veut plus m'approcher.

Oui, tu as tout brisé, Angie.

Je presse les paupières si fort que je vois des étoiles, et je sens tout mon corps se crisper. J'ai l'impression de pouvoir sentir mon cœur imploser, et tout engloutir en moi. J'ai mal partout, j'ai envie de vomir.

— Arrête de pleurer.

La voix de Tyler est à peine audible, mais il me paraît hurler. Hurler à mon âme. Et dans la douceur tragique de ses mots, j'ai l'impression d'entendre pour la première fois qu'il me parle à moi, Angie. Pas à son illusion détruite.

Je crispe ma main sur ma bouche, priant intérieurement pour les larmes s'arrêtent. Je ne peux pas m'effondrer sous ses yeux, je ne veux pas qu'il voit ça. Il n'a pas à supporter ça. Il mérite bien mieux.

Alors je me force à prendre une profonde inspiration, et me redresse pour regarder Tyler dans les yeux. J'y vois une horreur que j'aurais aimé ne jamais voir, un désarroi terrible, que je ressens jusque dans mes entrailles. Il ne bouge toujours pas, malgré quelques frémissements, quelques hésitations vers moi. Et je pense que c'est ça qui me fait le plus de peine. Voir qu'il a envie de venir me réconforter, mais que sa raison l'oblige à ne rien faire. Sans doute est-ce pour ça qu'il ne veut pas me voir pleurer. Mes larmes le ramènent à des sentiments qu'il ne veut plus avoir, dont il ne veut plus jamais se souvenir. Il aurait réconforté Malia. Mais Angie n'est personne pour lui. Angie, ce n'est qu'une ado brisée par la vie qui a décidé de briser celle des autres.

J'essuie mes larmes du revers de la main, faisant tous les efforts possibles pour ravaler la détresse dans ma gorge.

— Mal...

Il s'interrompt, et nous nous regardons droit dans les yeux, silencieux.

— Angie, reprend-il.

Entendre mon nom de sa bouche provoque un spasme douloureux dans ma cage thoracique. Mon souffle se coupe, mon cœur bondit. Il ne s'adressait pas une inconnue, là. L'a-t-il senti ?

Tyler soupire, puis tourne la tête. Il serre les poings et fait un pas pour quitter le balcon. Silencieuse, je le suis. Je ferme la baie vitrée derrière moi, et il s'assied sur le rebord de son canapé. Il baisse la tête. Je ne vois pas son visage, caché par ses cheveux tombant sur son front et l'obscurité nappant la pièce. Nous sommes plongés dans le noir, et seul le ciel nous éclaire. Le silence est total, pesant. Le vide m'habite. J'ai eu l'impression d'imploser. À présent, en moi, c'est un champ de bataille après la guerre. Un triste tableau, plongé dans le néant et dans la mort.

Tyler lève une main et la passe dans ses cheveux. Il redresse enfin la tête et me lance un regard dans lequel je lis une intense fatigue. Un épuisement émotionnel sans fin. La nuit marque les traits de son visage, creusant ses joues et allongeant ses cils. La lueur froide de la lune se reflète dans ses yeux sombres. En me concentrant, j'y vois les étoiles.

— Il vaudrait mieux que tu partes.

Je soutiens son regard douloureusement, et mes lèvres tremblent. Je passe une main sur mon visage et acquiesce. Je n'ai pas à protester. Il a raison. Qu'est-ce que je pourrais dire de plus ?

Alors je m'exécute. Je passe devant lui et traverse la large pièce jusqu'à la porte d'entrée. Avant de poser la main sur la poignée, je l'entends se racler la gorge.

— Angie.

Je me retourne, toujours aussi remuée par le son de mon prénom dans sa voix. Il ne dit d'abord rien, et me fixe d'un air indéchiffrable. En réagissant à ce nom qu'il ne connaît pas, je confirme que tout ce qu'il a construit autour de Malia était faux. Je me demande ce qu'il pense, à cet instant.

— Je suis désolé pour ce que tu as vécu, finit-il par dire lentement. C'est injuste, et... tu ne méritais pas ça.

Voilà ce à quoi nous sommes rendus. Il me dit ce que tout le monde dit, ce que tout le monde me dira dès qu'on saura qui je suis. Il s'adresse à moi comme l'inconnue qu'il me pense être. La simple victime qui a perdu toute sa famille.

— Tu n'as pas besoin de me dire ça, Tyler, réponds-je. Vraiment pas.

La douleur m'envahit alors que j'essaie de lui accorder un dernier sourire. Les larmes remontent dans ma gorge, alors l'esquisse de mon sourire s'éteint. Mais il a vu. Et ses yeux brillent, maintenant.

Sans un mot, je pivote pour ouvrir enfin la porte. Je ne me retourne pas, et avance dans le couloir froid. La porte se referme seule derrière moi dans un dernier claquement qui résonne et s'abat sur moi. Je tremble de tout mon long. Lentement, je traverse le couloir, prends l'ascenseur, quitte l'immeuble. Je ne sanglote pas. Je ne m'effondre pas. Les larmes sèchent sur mon visage, mon cœur saigne. Mais mes jambes ne flanchent pas, pas encore.

Je savais qu'en repartant de chez lui, ma vie prendrait un nouveau tournant. Mais je ne me serais pas douté que j'aurais aussi peu de soulagement en moi. Je pensais qu'un poids s'enlèverait de moi. Au lieu de ça, la culpabilité me ronge encore plus profondément. Et, en un instant, le vide s'est réinstallé. J'ai bel et bien scellé notre sort, ce soir. Et aucun mot n'aurait pu réparer le mal que j'ai fait.

Je ne suis pas fière de moi de lui avoir dit, pas du tout. Je m'en veux d'avoir eu à le faire, je m'en veux de nous faire subir ça. Me féliciter d'avoir eu la force de lui avouer la vérité ne servira à rien. Car au fond, tout ce que je ressens, c'est la honte. Le mal, le néant. Le pire des dégoûts, envers moi. Je ne me suis jamais autant haïe. Et c'est un sentiment absolument horrible.

Sur le trottoir vide, dans la pénombre, je me retourne lentement et fait face à l'entrée de son immeuble. J'attends en silence le moindre signe d'un dernier espoir. Je l'imagine dévaler les escaliers et se ruer sur moi pour me serrer contre lui, pour me rassurer. Je l'imagine me dire qu'il m'a comprise, qu'il me pardonne, qu'il me fait confiance. Je ferme les yeux, et peux sentir son souffle chaud dans mon cou, sa main dans mes cheveux, ses lèvres sur les miennes. Je peux sentir ses bras m'enfermer là où je me sens le mieux. Je peux l'entendre me dire qu'il m'aime, moi, Angie. Dans le creux de mon oreille, oui, je l'entends me murmurer des mots qu'il ne me dira jamais. Puis, le vent frappe mon visage, et emporte dans sa danse les derniers frémissements de ce qui n'existera plus jamais. J'ouvre les paupières, et, levant les yeux vers le ciel, j'ai l'impression de regarder s'envoler les fragments de ma vie rêvée, les soupirs d'une histoire qui ne continuera pas. Et, quand je sens les larmes couler silencieusement sur mes joues, je n'ai pas l'impression de m'arracher le cœur. Ma tristesse est muette, à cet instant. Elle me dévaste en silence, comme une caresse, emportant mon âme avec elle sans crier gare.

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J'espère que ce chapitre vous a plu !

OMG, désolée pardon pardon pardon pour ce temps d'attente inacceptable, surtout pour un chapitre comme ça ! J'espère que ça en valait le coup, je m'en veux trop...
Si vous lisez Différente, vous savez à quel point je galère à trouver du temps (même confinée je dois bosser, help me), mais je vous jure que je fais de mon mieux :(

En tout cas, je vous promets que la suite arrivera plus vite (en même temps, pas compliqué de faire moins que 6 mois, quelle idiote), il ne reste plus beaucoup de chapitres avant la fin... ;)

À bientôôôt !

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