VINGT-DEUX

Assise dans l'herbe, j'enferme mon visage dans mes mains en poussant un long soupir, alors que mon téléphone tombe au sol. J'ai encore reçu un énième message d'April me demandant des nouvelles. Elle insiste pour que je lui dise où je me trouve, mais...

Deux jours sont passés depuis l'étrange moment que j'ai passé avec Tyler sur la plage. Je lui a peine adressé la parole, et ça a été bien plus perturbant que je ne l'aurais pensé. Après la soirée, je m'étais résignée à le laisser à Hailey, et je pensais réellement m'en débarrasser facilement. Mais il a fallu qu'ils me disent toutes ces choses, qu'il me serre dans ses bras comme jamais je ne l'aurais imaginé. Et depuis, mon esprit a été plus troublé que depuis que je suis arrivée ici. Donc... trop troublé. Trop pour que je reste dans cet état, trop pour que j'accepte simplement tout ce qu'il m'arrive. Je sais que je suis foutue concernant Tyler, et qu'il va m'obliger à me livrer bien plus tôt que prévu. Je sais que l'échéance est proche, et pourtant...

— Tu voulais me parler ? entends-je derrière moi.

Jason se laisse tomber face à moi et m'adresse un bref sourire cordial. Je lui accorde un regard, lâchant un soupir de soulagement irrépressible. Je lui ai envoyé un message pour qu'il me rejoigne, sans vraiment réfléchir.

— Tu m'avais dit que si j'en avais besoin, tu étais là, me contenté-je de répondre.

— Bah oui, acquiesce-t-il.

— Je crois que j'en ai besoin.

Un sourire en coin étire ses lèvres, et il hoche la tête en m'encourageant à poursuivre.

— Ça devient trop compliqué... avoué-je.

Jason penche la tête, et je soupire longuement avant de me racler la gorge. Puis, je me lance. Je lui raconte ce qu'il s'est passé avec Tyler lundi soir, la discussion que nous avons eu et ce que j'ai ressenti. Je lui explique qu'April a refait surface dans ma vie, que je n'arriverai pas à résister à la voir longtemps. Je lui avoue me sentir en plein dilemme, perdue entre deux vies qui ne m'appartiennent plus vraiment. Je ne lui dis pas tout en détails, ne m'en sentant pas prête, mais survole des émotions que je ne pensais jamais extérioriser. Jason m'écoute attentivement, en silence, me scrutant en plissant les yeux. Je sais qu'il écoute sincèrement, et ça me réconforte d'une manière étrange. Je ne me livre pas encore totalement, mais j'aborde des choses très troublantes et intimes pour moi. Mais bizarrement, je me sens à l'aise avec lui, sans vraiment le connaître. Et je sais que c'est parce qu'il est le seul à savoir qui je suis. Car il me parle comme à Angie Hopkins, je peux oublier Malia Fields, et me sentir moi-même pendant un instant. Je me sens respirer intérieurement, je sens mon ventre se retourner sous cette brève impression que je retrouve une véritable existence. Alors, je me rends compte que je ne serai jamais capable de vivre en tant que Malia. Je ne tiendrai pas, parce que j'ai beau tout faire pour l'ignorer, je ne vis pas. J'ai survécu à un accident où j'aurais dû mourir, et à présent, c'est comme si je m'obligeais à mourir petit à petit. Je veux tuer Angie Hopkins, mais mon cœur bat encore. Le mien, celui d'Angie, cogne contre ma poitrine, me hurle que je suis en vie et que je ne pourrai jamais l'éteindre. J'aimerais m'arracher le cœur, pour qu'il cesse de me rappeler que je suis vivante, qu'il cesse de me faire apprécier ce sentiment. Parce que j'aime retrouver Angie pendant ces quelques minutes, j'aime retrouver de véritables émotions et une véritable vie, et je m'en sens plus coupable qu'il m'est humainement supportable.

Le pire dans tout ça, c'est que je prends aussi conscience que je me mens à moi même. J'aimerais faire taire la vie d'Angie, écraser son cœur et anéantir la vie qu'elle ne mérite pas. Mais j'en suis incapable, parce que malgré moi, je ne peux m'empêcher de chérir cette dernière chance et m'accrocher à tout ce qu'elle me fait ressentir. Mais jamais je ne pourrai l'avouer. Je refuse d'aimer la vie qui a coûté celle de ma famille.

Mon récit terminé, je pousse un nouveau soupir et laisse tomber ma tête contre l'arbre. Jason me considère en silence pendant un long moment, et je vois dans ses yeux une émotion certaine, reflétant mon propre trouble. Il est à présent le seul à savoir qui je suis actuellement, qui est Angie Hopkins et ce qu'elle ressent. Il est le premier à connaître les détails de ma nouvelle vie, et me rendre compte de cela me fait mal partout.

— Je crois que tu devrais parler à April, finit-il par lâcher.

— Quoi ? Vraiment ?

— Oui, opine-t-il. Pas besoin de retourner à New York pour ça, mais... je suis sûr et certain qu'elle fera le déclic.

Je serre les poings et sens mes lèvres trembler.

— Je ne sais pas si je peux la revoir... avoué-je d'une petite voix.

— Tu ne seras jamais prête, déclare alors le brun. Jamais. Parce que je sais bien que la revoir va détruire tout ce que tu as construit. Mais tu sais comme moi que plus tu attendras, pire ça sera. Et avant de pouvoir tout dire aux autres, tu vas avoir besoin de la voir.

Je déglutis sans quitter son regard, incapable de savoir quoi dire. Je sais qu'il a raison, et je sais que je dois voir ma meilleure amie, pour ne pas me noyer dans tous ces mensonges. J'ai besoin d'elle pour m'accrocher au semblant de vérité qu'il me reste, mais... Je ne serai jamais prête, Jason le dit lui même.

— Si je la vois... hésité-je. Si je la vois, je serai obligée de redevenir Angie.

Une étincelle anime les yeux de Jason, et il relève alors le menton en me regardant intensément. Puis, un petit sourire étire les commissures de ses lèvres.

— Tu ne crois pas que c'est déjà trop tard pour ça ?

Un frisson brutal parcourt mon échine et je serre les dents. Ses mots me foudroient, au point où je sens mon cœur se contracter, ma poitrine se resserrer. Il a frappé dans le mille.

— Je parle à qui depuis quinze minutes, tu penses ? Et Tyler, il a parlé à qui lundi soir ? renchérit Jason.

Je tremble cette fois ci. Je m'en suis rendue compte, mais l'entendre de sa bouche le rend bien plus réel. Le brun penche la tête et plonge ses yeux dans les miens, soupirant avant de déclarer d'un ton grave :

— Tu n'as jamais été Malia Fields.

Tout mon corps se crispe alors que ses paroles résonnent avec violence dans ma tête. Mon crâne est martelé de ses vérités, qui m'assomment sans que je puisse les éviter.

— Tu l'as peut-être été quelques fois, ajoute-t-il. Au début, tu as dû essayer. Mais tu te voiles la face si tu penses que tu n'as pas déjà décidé qui tu voulais être. Vu ce que tu me dis, ça fait bien longtemps que tu sais.

— Que je sais quoi ? bafouillé-je.

Jason me lance un regard lourd de sens, semblant sous entendre que ma question n'était pas nécessaire, puis il s'aventure à poser sa main sur mon épaule. Ses yeux profondément accrochés aux miens, il se racle la gorge et s'efforce d'ébaucher un sourire.

— Que tu veux être Angie, lâche-t-il alors. Que tu veux vivre.

Je tremble de nouveau brutalement, et plaque instinctivement ma main sur ma bouche pour empêcher un sanglot de remonter dans ma gorge. Il dit ce que jamais je ne pourrai avouer, ce que je ne m'autoriserai pas à accepter. Mais pendant une fraction de seconde, je laisse retomber la pression qui me fait suffoquer, pour admettre au fond de moi que c'est exactement ce que je ressens. Je veux être moi-même, je veux hurler qui je suis et je veux une vie. Et je voudrais mourir pour souhaiter vivre à ce point.

La sonnerie du lycée retentit soudain, m'arrachant à ma torpeur, et je me redresse si brutalement que ma tête tourne légèrement. Jason me lance un regard éloquent, puis me fait signe de le suivre dans sa marche jusqu'au bâtiment principal.

— J'espère que notre discussion t'a aidée, finit-il par déclarer alors que j'aperçois notre goupe d'amis au loin.

Je ne réponds pas tout de suite, soudainement accrochée au regard de Tyler que j'ai l'impression de voir pour la première fois depuis une éternité. Puis, je brise notre contact visuel et lève les yeux vers Jason en osant un bref sourire.

— Oui.

Et c'est probablement la seule fois où je suis véritablement honnête avec lui et moi-même. Cette conversation m'a aidée, parce qu'elle m'a mise face à l'évidence. Et à présent, je sais que tout est entre mes mains.

*  *  *

— J'avais besoin de ça ! lance Hailey en s'affalant sur un des fauteuils du café.

Nous nous installons à notre tour, et je porte les lèvres à mon cappuccino. À la fin des cours, elle nous a proposé de « sortir entre filles ». Je me retrouve donc avec Ally et Joy dans un café aux allures modernes et chaleureuses, bondé à cette heure de la journée. Je n'ai pas trouvé la force de refuser, surtout parce que je sais qu'il va bien falloir que je discute avec elles au bout d'un moment. Elles méritent de l'honnêteté, elles aussi...

La conversation est d'abord légère, un simple bilan des rumeurs et événements des derniers jours dont je me fiche un peu. J'écoute à moitié, restant attentive aux expressions de Hailey et aux regards que les deux autres filles posent sur moi par moment. Et quand le sujet fatidique finit par arriver, je retiens ma respiration, sentant mon cœur bondir dans ma poitrine.

— On s'est revus hier, soupire Hailey. Mais...

— Mais quoi ? s'enquiert Joy.

— Je crois que je vais mettre fin à tout ça.

Aucune de nous ne peut s'empêcher d'ouvrir sa bouche en grand. Nous la fixons en silence, alors qu'elle lâche un petit rire nerveux.

— Abusez pas, les filles, pouffe-t-elle. C'est juste que je sens que ça ne mènera à rien.

Je penche la tête sans la quitter des yeux, le cœur battant. Je ne sais pas trop comment expliquer ce que je ressens à cet instant.

— Et comment tu es arrivée à cette conclusion en deux jours ? s'étonne Ally.

Hailey hausse les épaules.

— Je ne sais pas, je me rends juste compte qu'on est pas faits pour être ensemble. On s'aime bien mais... notre relation est bizarre, ça fait pas naturel, vous voyez ?

Les filles hochent la tête, abasourdies, et je plisse les paupières.

— Je crois que je me suis tellement imaginé sortir avec lui que je me suis fait des films, poursuit-t-elle. Et maintenant que c'est à ma portée, je prends conscience que ce n'est pas ce dont je veux ni ce dont j'ai besoin.

— Donc tu laisses tomber, comme ça ? Ça ne te fait pas mal ? s'étrangle Joy.

— Tu ne ressens plus rien pour lui ? renchérit Ally.

— Si, je... (Hailey rit) Vous pensez trop que c'est grave, mais c'est rien. Ça me fait bizarre, c'est sûr, parce que j'ai des sentiments pour lui depuis super longtemps, et j'en ai encore. Puis je me dis que j'ai perdu du temps et de l'énergie à fantasmer sur une relation qui finalement ne me correspond absolument pas, mais... c'est pour le mieux. Je mérite mieux qu'une demi-relation sans jeu de séduction ni passion. C'est tout.

— Alors tu passes à autre chose ?

— Oui, Ally, je passe à autre chose, sourit son amie. Et je sais que ça va me faire le plus grand bien. Heureusement qu'on s'est embrassés, finalement, ça m'a permis de me rendre compte que je ne suis vraiment, mais alors vraiment pas faite pour lui.

Ses amies affaissent les épaules, bouches bées, et la regardent sans savoir quoi dire. Mais elles finissent par afficher toutes les deux une moue impressionnée.

— Je suis super contente pour toi, dans ce cas, déclare Joy avec un sourire amusé.

— Pareil, ajoute Ally.

Hailey sourit et pousse un soupir soulagé. Un court silence s'installe entre nous avant qu'elle ne penche la tête vers moi.

— Et toi, alors, tu ne dis rien ? raille-t-elle.

J'entrouvre les lèvres, mais elle poursuit rapidement.

— Je sais que vous vous êtes vus sur la plage lundi soir.

J'écarquille les yeux, sentant la chaleur affluer dans mes joues. Je me raidis, affreusement embarrassée.

— Détends-toi, rit-elle, je m'en fiche !

Je sens le regard de ses amies peser sur moi, et je soupire doucement sans briser le contact avec Hailey. Elle plonge alors ses yeux dans les miens, et je suis transpercée par l'émotion que j'y lis. Dans le bleu/vert de ses iris, je vois tout ce qu'aucune de nous n'a jusque là réussi à exprimer. Et il semblerait qu'il soit temps de le faire.

— J'ai compris, Malia, souffle Hailey. Je sais que tu fais tout pour repousser Tyler, et tu le fais pour moi, dont je ne peux pas t'en vouloir. Je sais aussi que tu n'as pas voulu m'en parler pour ne pas me gêner, et que tu penses qu'il ne se passera jamais rien avec lui. Mais... j'ai aussi compris qu'il y avait un truc entre vous que je n'avais pas le droit d'empêcher. Je ne suis pas faite pour lui, parce qu'on est amis depuis bien trop longtemps et que je le connais. Alors que toi, tu... tu as une connexion avec lui que je n'aurai jamais. Et il me l'a fait comprendre, donc je suis obligée de l'accepter si je veux son bien.

— Hailey...

— Non, chut, me coupe-t-elle avec un bref sourire. Ne te prends pas la tête avec ça, d'accord ? Tyler ne m'appartient pas, et on n'a jamais été ensemble donc tu ne peux pas me le « voler ». Bon, je t'avoue que je t'ai un peu détestée de te rapprocher de lui, désolée. Mais je me suis rendue compte que je n'avais aucun droit sur lui ni sur toi, et que c'était complètement immature de vouloir me l'accaparer et t'interdire de le toucher. Et peut-être que je t'aurais demandé de ne rien faire avec si ce qu'il y avait entre vous était moins important. Mais il faut que j'admette que tout le monde a vu que ce n'était pas anodin ! Donc, tu es libre de faire ce que tu veux, je ne t'en voudrai pas, promis. Je vaux mieux que ça, quand même ! ajoute-t-elle en agitant la main d'un air théâtral.

Au début, je me contente de la considérer d'un air interdit, la bouche grande ouverte. Puis, un léger sourire irrépressible étire mes lèvres, et je hoche la tête. Mon cœur bat la chamade, et j'ai l'impression de sentir mon sang bouillir dans mes veines vibrantes. Les yeux de Hailey brillent intensément, et pendant un instant, c'est comme s'il n'y avait que nous deux ici. Elle a compris, aussi surprenant cela soit-il. Je n'aurais jamais pensé la voir un jour aussi sincère, aussi transparente. Elle respire la sérénité. Un déclic s'est fait en elle, et elle s'est libérée de ce qui la tourmentait tant. Et en le faisant, elle me libère aussi. De quoi, je ne sais pas encore. Mais je sens un poids s'enlever de mes épaules, et ma poitrine si serrée accueillir un sentiment nouveau et impossible à identifier.

— Tyler et moi, c'est un peu bizarre, donc... hésité-je.

— Ouais, je sais, soupire Hailey. C'est toujours bizarre avec ce mec. Mais vous avez un truc en plus, vous méritez de l'explorer, tu ne penses pas ?

Je fronce les sourcils, et baisse instinctivement les yeux.

— Par respect...

— Oh, arrête un peu ! grogne Hailey. On est quand même capable de se respecter sans s'empêcher de vivre, non ? Fais ta vie, Malia, ne pense pas à moi. Ne te cache pas derrière des faux principes si même moi je te dis qu'il n'y en a plus.

— Mais tu avais dit les potes avant les mecs, non ? noté-je.

Elle s'esclaffe, et me lance un regard réprobateur.

— Justement. Ne laissons pas un mec se mettre entre nous. On mérite toutes les deux d'être heureuses. Et toi et Tyler, c'est inévitable, que tu le veuilles ou non.

Je reste silencieuse pendant un long moment, me contentant de soutenir son regard éclatant. L'étau se resserre, j'en ai conscience, mais étrangement, ça ne me fait pas si mal que ça. Je suis mise face au fait accompli, mais je ne peux m'empêcher d'en être reconnaissante. C'est un sentiment assez étrange, et avouer que je le ressens est encore plus effrayant. Parce qu'à cet instant, la seule envie que j'ai, c'est celle de retrouver Tyler et de tout lui dire.

D'un coup, Hailey se penche vers moi et me sort de ma torpeur en m'entourant de ses bras pour venir frotter mon dos. Je suis surprise par ce contact soudain, mais ne lui refuse pas son étreinte.

— Ce serait bien que tu sois un peu honnête avec toi-même, tu sais, souffle-t-elle.

Elle me lance un regard empli d'émotion, et j'opine lentement.

— Je ne sais pas comment faire, avoué-je.

— Laisse toi aller, ça te fera du bien. Il n'y a rien de compliqué, tu dois juste accepter ce que tu mérites.

Je frissonne en l'entendant dire « Laisse toi aller ». C'est ce que m'avait dit Tyler il n'y a pas si longtemps, et ce qui a fait rugir en moi ce que j'essayais de repousser depuis trop de temps. Je l'entends résonner dans ma tête à chaque instant, et me ramène toujours à la réalité.

La conversation avec Jason me revient en tête. Il m'a rapidement fait comprendre que je me voilais la face, ce que Hailey confirme. Je suis la seule à ne pas voir ce que tout le monde voit. Je crois être paumée, mais je fais en réalité semblant. Je sais parfaitement ce qu'il se passe. En moi et autour de moi, tout est bien plus clair que je ne voudrais le croire. Dans ma tête comme dans mon cœur, le conflit qui fait rage me donne l'impression d'être détruite un peu plus chaque seconde, mais je me dois d'avouer que tout se resserre, et tout s'impose à moi peu à peu. Je n'échapperai pas longtemps à ce qui me terrifie tant.

— Donc tu es devenue adulte en deux jours, Hailey ? se moque soudain Ally.

Joy pouffe bruyamment dans son café, et la concernée s'offusque en insultant son amie. Je me laisse emporter par un petit rire à mon tour, appréciant que la tension retombe enfin. La discussion reprend ensuite facilement son cours, me permettant d'enfin respirer tranquillement. Je porte ma main à mon buste, comme si cela allait aider mon cœur à se calmer, et m'enfonce dans mon fauteuil. Tout se complique, parce que tout devient de plus en plus évident devant moi. J'ai depuis longtemps abandonné l'idée de continuer la vie de Malia Fields comme si de rien n'était. Avec Tyler, j'ai toujours été Angie, et je viens de l'être avec Hailey également. Je me laisse de plus en plus envahir par la vérité, et je ne peux rien y faire.

« Accepter ce que je mérite », voilà ce que Hailey pense que je devrais faire. Mais qu'est-ce que je mérite, exactement ? Qu'est-ce que moi, la plus grosse menteuse et plus grosse égoïste possible, mérite ?

*  *  *

Mes mains tremblent, tout mon corps est crispé. Je regarde l'écran de mon téléphone posé sur la table de la cuisine depuis une bonne quinzaine de minutes, complètement immobile et silencieuse. Il me faut rassembler tout mon courage pour cliquer sur le prénom qui s'y affiche, parce que je sais ce que je suis sur le point de faire. Je sais que si je clique, je scellerai mon destin. J'ai bien compris que toute la vérité voulait s'imposer à moi plus violemment que jamais. Jason et Hailey ont aujourd'hui décidé pour moi de tout ce que mon âme a promis de faire ressortir. Ils m'ont dévoilée à moi-même.

Je peux sentir mon cœur battre si fort dans ma poitrine qu'il pourrait me l'arracher, mes veines pulser sous l'adrénaline et mon crâne combattre la pression insoutenable qui déchire mes membres. Tout mon corps veut me faire ressentir la fatalité à laquelle je fais face.

D'un doigt d'abord hésitant, je déverrouille mon téléphone, et appuie enfin sur le nom d'April.

La sonnerie fait écho de nombreuses fois, et chaque coup résonne dans ma tête comme si l'épée de Damoclès allait s'abattre sur moi. Je sais qu'en l'appelant, je signe le point de non retour.

Depuis presque un mois, je recule l'échéance, je fais semblant. Et aujourd'hui, je fais un pas vers la vérité. Je ne sais pas où je vais, mais j'imagine que j'ai déjà abandonné depuis plus longtemps que je ne le pense.

— Angie ? retentit alors.

Ma respiration se coupe brutalement, et j'ai l'impression que tout s'effondre sur moi.

— Angie ? répète April. Tu m'entends ?

— Oui.

Ma voix est étranglée, faible, comme si je peinais malgré moi à ouvrir la bouche. Je peux sentir mon pouls dans mes tempes, m'assénant une migraine insupportable.

— Pourquoi tu m'appelles ? hésite mon amie. Ça va ?

Je ne réponds pas tout de suite. Ma gorge se noue, alors que de nouvelles larmes menacent de naître dans mes yeux. Encore une fois, il suffit qu'elle dise un mot pour remuer toutes mes émotions et détruise ma protection. Avec elle, je suis incapable de ne pas être moi-même.

— Non, April, soufflé-je en tremblotant. Ça ne va pas. Je...

J'entends mon amie inspirer difficilement, et je déglutis en fermant les yeux, me concentrant pour ne pas craquer.

— Je suis à Miami, avoué-je alors brutalement.

Le dire me retourne le ventre, et je me sens prise d'un spasme violent qui parcourt tout mon corps comme une décharge de douleur. April lâche un hoquet de surprise.

— Mais bordel, Angie ! Bordel ! lâche-t-elle.

Je l'entends repousser un sanglot, et elle expire longuement.

— Tu sais que je vais venir, hein ?

Je serre les paupières, et frissonne de tout mon long.

— Je sais, articulé-je d'une voix à peine audible.

— Alors ne me fuis pas, je t'en supplie. On s'est promis de toujours rester ensemble.

Je reste silencieuse, mes lèvres tremblent. Je n'arrive pas à trouver les mots corrects pour lui répondre, parce que rien ne pourrait exprimer ce que je ressens actuellement.

— Je suis là, Angie, je le serai toujours. Alors attends moi. Ça va aller.

J'esquisse un sourire, et sens des larmes brouiller irrépréssiblement ma vue. Il ne lui en faut pas beaucoup pour me toucher en plein cœur, à celle là. C'est exactement dans ces moments là que je me rappelle pourquoi elle est ma meilleure amie, et pourquoi elle m'est si indispensable. Elle me dit que ça va aller, et je suis obligée de la croire. Quand elle me parle, comme elle me rappelle que je ne suis pas si seule que ça, l'espoir revient dans mon cœur et ranime l'âme que je croyais éteinte. Elle me fait croire en la vie, sans même s'en rendre compte.

Ne pouvant plus supporter la pression qui serre ma poitrine, je raccroche et fais glisser mon téléphone plus loin en en laissant tomber ma tête sur le verre froid de la table. J'enferme mon visage dans mes bras, et suis soudainement secouée de violents sanglots. Je pleure, mais sans larmes. Tout mon corps se crispe puis se relâche, mon cœur résonne dans ma cage thoracique et mon sang pulse dans mes veines avec douleur, ma gorge me brûle. Je pourrais fondre en larmes, et j'aimerais en être capable, mais je suis toujours bloquée. Bloquée par cette terreur, par l'horreur que représente le fait de craquer ainsi pour moi. Mais je n'arrive pas à repousser les émotions destructrices qui remontent en moi et explosent dans le néant de mon être. Je suis submergée de sentiments et sensations que je voulais tant enfermer jusqu'à là. Tout s'abat sur moi, avec fatalité, et je n'essaie même pas d'en être un peu surprise. Je le savais, tout au fond de moi. J'avais parfaitement conscience que cela ne durerait pas longtemps avant que je m'abandonne à la dure réalité. Et je m'en veux, je m'en veux tant que je pourrais en mourir. Je m'en veux d'avoir survécu, je m'en veux d'en avoir été soulagée, je m'en veux d'avoir accepté de prendre une nouvelle identité pour cacher ma douleur, je m'en veux de ne pas avoir réussi à garder le secret, de ne pas être parvenue à survivre autrement.

Chaque jour un peu plus, j'ai laissé Malia mourir, je l'ai laissée s'effacer de moi sans même que je ne m'en rende compte. En voulant faire taire la voix d'Angie, je lui ai donné plus de force. Plus je voulais me faire mourir, plus je me donnais de la vie. Angie a survécu à cet accident. Et je souhaitais la tuer avec Malia, mais tout ce que j'ai fait, c'est tuer Malia grâce à Angie qui a respiré à nouveau. Ma fausse existence a ranimé les dernières étincelles de la vraie, a redonné vie à mes cendres.

Jason avait raison. Je n'ai jamais vraiment été Malia. Je suis Angie Hopkins, maintenant plus que jamais auparavant.

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J'espère que ce chapitre vous a plu !

Il est long, pour me faire pardonner de l'attente que je vous fais subir en ce moment (hihi sorry) !
Et décisif, je ne sais pas si ça se voit mais il marque un tournant dans la vie de Malia/Angie, auquel je vous sais impatients ahah !

Donc pas de Tyler, mais... des choses plus importantes finalement ;)

À bientôôôt !

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