TRENTE-DEUX
Lorsque je rouvre les yeux, je suis plaquée contre le dossier d'une banquette par Jason. Les sourcils froncés, je le regarde d'un air hagard.
— Ça va ?! s'enquiert-il d'un air pressé.
J'acquiesce la tête en me relevant, l'esprit embrumé.
— Je me suis évanouie ? m'inquiété-je.
— Hein ? Non pas du tout ! Tu as voulu monter sur l'estrade pour dire à tout le monde qui tu étais !
J'entrouvre la bouche, d'abord sous le choc avant que les souvenirs me reviennent. Il ne s'est passé que quelques minutes mais je me rappelle enfin avoir poussé Connor et Jason pour grimper les marches jusqu'à l'estrade du DJ, et je me rappelle qu'il m'a retenue. Puis, quand je lui ai dit ce que je faisais, il m'a tirée avec force et nous voilà ici.
Le souffle court, je passe des mains tremblantes sur mon visage. Les effluves de l'alcool brouillent toujours ma tête, mais j'ai une conscience plus accrue que tout à l'heure.
— Je t'avais dit de pas trop boire, me réprimande-t-il en s'installant à côté de moi.
— Je sais. Je pensais que ça allait. Quelle conne, ajouté-je en serrant les poings.
Jason me fixe sans rien dire. Il ne peut qu'être d'accord.
— Merci, tu m'as sauvée, soupiré-je. Je suis désolée.
Il me répond d'un signe de tête et tapote ensuite affectueusement ma tête.
— Personne n'a compris ce qui te prenait. Tu m'as fait redescendre direct, j'ai cru que tu allais faire un massacre.
— Tu aurais peut-être dû me laisser, plaisanté-je d'un ton amer. J'aurais compris la leçon.
Il rit du nez, et je pose enfin les yeux sur la foule qui continue de danser, sur les autres qui n'ont pas l'air si alarmés que ça. Tant mieux.
Soudain, Connor surgit des escaliers menant à notre banquette et s'élance vers moi.
— Tu nous as fait quoi, là ! grogne-t-il.
— Je sais, désolée ! répliqué-je en le fusillant du regard.
— Jason est bien sympa de t'avoir rattrapée !
— Je sais, Connor ! m'exclamé-je en me levant pour lui faire face. J'ai compris !
Le regard féroce, il n'a plus du tout l'air détendu qu'il avait quand nous dansions tout à l'heure. Brusquement énervée, je lève le doigt pour pousser sur son torse.
— Si tu tiens tant à ce qu'ils sachent, tu n'as qu'à leur dire ! J'ai trop bu, mais c'est rien à côté des erreurs que j'ai déjà faites ! Donc laisse moi tranquille.
Heurté, il secoue la tête.
— Tu sais quoi Angie ? me crache-t-il comme si mon nom était une insulte.
Il dégage ma main posée sur son torse, me dominant de sa hauteur, une expression indéchiffrable sur le visage.
— Je pensais qu'on pourrait peut-être continuer notre vie avec toi après ça. Mais après réflexion, il vaut mieux que tu disparaisses très vite.
J'ai l'impression de recevoir un coup en pleine poitrine. À l'instant où j'ouvre la bouche pour lui répondre sèchement, Jason se lève et nous écarte l'un de l'autre avant de s'adresser à Connor.
— Laisse la tranquille.
— Comment tu peux encore la défendre et faire comme si de rien n'était ?! s'emporte le concerné. Toi aussi t'es un traître, ou quoi ?
Jason ne répond rien et soutient sans ciller le regard de son ami, qui serre les dents avec colère avant de me lancer un regard noir. Puis, il fait volte-face dans un geste furieux et disparaît de nouveau dans la foule turbulente. Je tremble, sans trop savoir si c'est à cause de la colère ou du chagrin.
— Il est con quand il boit, commente Jason en affaissant les épaules.
— Pas que quand il boit, marmonné-je.
Avec un sourire en coin, il s'étire les bras et boit un peu dans son verre. Je laisse mon regard vagabonder sur Hailey, Ally et Joy riant parmi leurs amis en s'éloignant du centre étouffant de la piste de danse pour s'asseoir sur des marches, sirotant leur boisson d'un air enjoué. Mon cœur se réchauffe un peu.
Je pense à les rejoindre quand, furtivement, mon regard se pose sur une silhouette qui se détache tout de suite sur les autres. Non loin de nous, un groupe de garçons hilares crie et près d'eux, Tyler tient le bras d'une fille. Non, il tient le bras d'une sublime brune en robe argentée, brillant aux côtés du magnifique garçon. Je me souviens l'avoir vue chez Hailey, elle avait l'air aussi gentille que belle. Mais l'horrible pincement de jalousie qui atteint mon cœur est difficile à repousser.
En voyant Tyler attirer la fille vers lui, je prends conscience de ce qui se passe. Mais je suis incapable de détourner les yeux. Alors je vois les deux sourire avant de s'embrasser langoureusement. Ma poitrine se compresse dans une douleur si intense que je sens ma respiration se couper. Mes jambes flageolent tandis que je les observe avec amertume. Mon cœur éclate.
Jason le remarque et attrape mon avant-bras, diffusant une douce chaleur dans mon corps paralysé.
— Ne regarde pas.
Mais je l'entends à peine. Je suis de nouveau enfermée dans une bulle où tout autour de moi s'est atténué, sentant l'alcool redescendre brusquement, faisant vriller mes tympans. Mes mains auparavant serrées pendent à présent le long de mon corps qui me semble soudain prendre feu. Tyler et cette fille continuent de s'embrasser, et je vois les mains de Tyler courir sur son dos nu, la touchant dans un geste à la fois délicat et sauvage. À quelques pas de lui, son groupe d'amis l'encourage en poussant des cris.
— C'est rien, entends-je dans l'écho de la voix de Jason. Ils ont juste lancé le concours de celui qui choperait le plus ce soir.
Ma mâchoire se contracte, et je sens mes tempes battre sous la pression insupportable de mon sang bouillonnant. La musique qui revient peu à peu à mes oreilles me paraît de plus en plus insoutenable, brouillant mes pensées et les contractions de ma poitrine.
— Quel abruti, pesté-je entre mes dents, la gorge écorchée.
En tournant ma tête de cette scène affreuse, je sens ma tête tourner, des bouffées de chaleur remontent dans mon crâne.
— Je vais aller prendre l'air, lui indiqué-je avec un signe bref de la main.
Je n'ose pas le regarder dans les yeux et me défais de son emprise sur mon bras avant de me faufiler entre les nombreux fêtards. Prise de vertiges, je titube un peu, mais parviens à retrouver une des sorties. Je parcours le couloir faiblement éclairé en ignorant les quelques personnes que je bouscule, puis déboule enfin dans la rue.
L'air frais m'arrache à ma torpeur mais le silence soudain fait bourdonner mes oreilles encore habituées à l'agitation de l'intérieur.
Passant entre les quelques groupes de fumeurs postés devant la sortie, je marche quelques minutes et j'arrive à atteindre en peu de temps un mur en béton bien dissimulé des personnes alentours. Je m'y adosse en prenant une profonde inspiration, passant les mains sur mes bras nus. Le silence se fait peu à peu, le brouhaha persistant dans ma tête s'évaporant à mesure que le froid du mur se répand dans mon dos. Je me rends compte qu'il fait étrangement lourd dehors. Le ciel de la nuit est couvert de nuages bas, l'atmosphère un peu étouffante, mais me plongeant dans un calme inédit que j'apprécie. Un temps orageux.
Je respire longuement et pleinement, tentant de me ressourcer de l'air extérieur et refroidir ma poitrine enflammée et mon corps tremblant d'une rage muette. Je ferme les yeux et, dans les ténèbres derrière mes paupières, je trouve un semblant de réconfort.
J'essaie sincèrement de ne pas m'énerver et de me dire que si Tyler fait ça, c'est parce qu'il est blessé, mais mon cœur meurtri ne veut pas écouter ma tête et me hurle qu'il n'avait pas le droit de réagir comme ça. Je voudrais tant qu'il me comprenne que je suis tentée de lui reprocher de ne pas essayer. Et une part de moi, celle qui ne veut plus se sentir coupable, me pousse à lui en vouloir. Ça, c'est égoïste. Mais après tout lui aussi, ce soir, se comporte comme un égoïste.
En rouvrant les yeux, je me redresse et passe des mains froides sur mon visage pour chasser mes pensées sombres.
Mais c'était sans compter sur le fait, que, à quelques mètres de moi, celui que je redoute le plus vient d'apparaître et s'avance dangereusement.
Me raidissant tout de suite, je secoue la tête alors qu'il approche, désinvolte.
— Dégage, craché-je assez fort pour qu'il m'entende.
Il ne m'écoute pas. Je me décale, voulant à tout prix éviter son contact.
— Dégage j'ai dit ! T'approche pas de moi.
— Pourquoi ? Tu vas faire quoi ?
Il me parle pour la première fois depuis hier, et entendre sa voix provocatrice alors qu'il me regarde dans les yeux a un effet bien plus destructeur que je l'aurais prévu. Je serre des poings tremblants et il s'arrête à environ deux mètres de moi.
— Alors c'est toi qui refuse que je te parle, maintenant ? déclare-t-il en me voyant lever les mains comme dans un geste de protection. C'est le monde à l'envers.
Son ton étrangement calme me prend de court. Je frémis, voyant dans ses yeux une impassibilité désarmante.
— Tu fais ça exprès, sifflé-je entre mes dents. Tu n'as aucune envie de me parler mais tu veux me faire du mal. Tu veux te venger ou quoi ?
Il s'esclaffe, d'un rire amer. Mon cœur se serre.
— T'es complètement malade, souffle-t-il.
Et dans ses mots, perce une nouvelle vague de colère qui ravage ma poitrine. Mes lèvres tremblent, je hoche la tête avec énervement.
— Tu viens là pourquoi au juste ? m'agacé-je. Me crier dessus ? Quoi ? J'ai encore fait quelque chose qui t'a énervé ? Ou alors tu viens voir ma réaction après que tu aies embrassé des meufs toute la soirée ?
— Oh, tu me surveillais ? me nargue-t-il. Quoi, tu as envie d'être la dixième ?
— Ta gueule.
Je l'ai dit avec un calme empli de colère, de chagrin. Et il l'a senti, parce qu'il a un mouvement de recul qu'il ne peut masquer avec sa fausse attitude détachée. Je sais qu'il choisit chacun de ses mots exprès pour m'atteindre.
— Quoi ? Tu ne veux plus de moi, finalement ? provoque-t-il. Je croyais que c'était l'inverse.
— Ferme là. Tu dis n'importe quoi, et t'es bourré.
— Non, je ne suis pas bourré. Toi non plus, on dirait. C'est fou comme il suffit qu'on se voie pour que tout redescende direct.
Je serre les dents. Il a dit ça avec une sincérité pleine de rancœur. Plus il parle, moins il paraît indifférent.
— Je t'ai vue partir juste après que j'ai embrassé Kyla, poursuit-il.
C'est donc comment s'appelle cette superbe fille. Son nom sonne comme une moquerie dans sa bouche, comme un énième couteau retourné dans ma plaie béante.
— Tu es partie à cause de ça ? Parce que tu es jalouse ? demande-t-il d'un ton piquant en avançant de nouveau vers moi. Ou parce que ça te fait mal de voir le mec que tu as perdu pour toujours t'échapper encore un peu plus ?
Je ne réponds pas, ne parvenant cependant pas à détourner mon regard du sien. Il s'est vraiment approché, et je peux à présent distinguer l'expression déformée de ses traits. Dans ses yeux brûle une intense douleur qui semble peu à peu percer le néant auquel il veut me faire croire. Je ne voyais plus rien dans son regard. Mais à cet instant, j'y vois la même étincelle qu'hier soir. Et je ne sais pas ce que je préfère, finalement.
Pris dans une tension insoutenable, mon corps entier tremble, et les larmes menacent de surgir à tout moment. Plus il est proche de moi, plus il est dur d'ignorer l'intensité des sentiments qui torturent mon ventre, la souffrance que je ressens jusque dans mes tripes quand je sais qu'il ne me touchera jamais comme il touchait cette Kyla.
— Tu es méchant, dis-je d'une voix plus implorante que je ne l'aurais voulu.
Il contracte la mâchoire, cachant difficilement son émotion grandissante.
— Oui, désolé, raille-t-il. J'ai du mal à me contrôler devant celle qui m'a brisé le cœur.
Ses derniers mots ont l'effet d'une massue sur mon crâne, dont le choc se répand dans tout mon être. Il l'a dit. Il a dit ce qui hantait mon esprit depuis tout ce temps, mon pire cauchemar.
Reprenant son souffle, il se penche vers moi et dit avec une agressivité d'un calme effrayant :
— Hein, tu vois de quoi je veux parler, Angie ?
— DÉGAGE ! hurlé-je en le repoussant d'un coup sur son torse.
Je vois son expression changer quand il recule en vacillant, ses traits s'affaissant dans un air brièvement démuni avant qu'il ne retrouve un semblant de contenance. J'essuie d'un geste rageur les larmes qui perlent à mes yeux.
— Pourquoi tu me fais ça, Tyler ? crié-je en le poussant à nouveau. Ça te fait du bien de me blesser comme ça ? Hein ? Tu aimes ça ? Tu te sens mieux, là ? Tu ne penses pas que j'en bave assez ? Je devais passer une dernière bonne soirée ! Pourquoi tu ne peux pas me laisser avoir au moins ça ? Hein ? POURQUOI ?
Alors que je me penche en avant pour le pousser une troisième fois, il attrape fermement mes poignets et plante son regard dans le mien. Je le soutiens difficilement, frémissant de tout mon long, à la fois de chagrin et de colère. Je hais le voir comme ça, et je hais encore plus le regarder. Parce que comme à chaque fois, je n'arrive pas à résister. En me noyant dans ses yeux, je vois à travers mon âme.
— Tu crois que je sais pas que je t'ai fait du mal ? pesté-je en me mettant sur la pointe des pieds, essayant vainement de le pousser. Tu crois que moi, je n'ai pas mal ? Moi aussi ça me fait souffrir tout ça ! Est-ce que tu te rends compte que je viens de gâcher le premier espoir de vie que j'ai eu depuis tout ce temps ? Je ne pensais qu'à la mort avant de vous rencontrer ! Avant de te rencontrer toi, Tyler, putain ! T'essaies même pas de comprendre ! Et lâche-moi !
Je me défais avec brutalité de son emprise, faisant un bond en arrière pour m'empêcher de le toucher. Les larmes me brûlent les yeux, la douleur me brûle le cœur.
— Je voulais juste que tu me comprennes, moi, fais-je d'une voix douloureuse. Je ne voulais rien d'autre.
— Mais j'ai envie de te comprendre, putain ! s'emporte-il soudainement. Je demande que ça ! Mais comment veux-tu que j'y arrive si dès que tu me parles j'ai l'impression que tu me mens ? Comment veux-tu que j'y arrive quand je ne te reconnais même plus ?!
— MAIS PARCE QUE C'EST MOI !
Je hurle, écorchant ma voix au point d'en avoir mal, parce que j'ai l'impression ne plus pouvoir rien faire d'autre. Parce que c'est la seule chose qui me semble extérioriser un peu l'horreur qui fait rage en moi. Je refais un pas vers lui qui le fait reculer, l'air soudainement heurté. Ça y est, son masque a disparu. Et, à son tour, il ne peut plus contrôler la frénésie qu'il y a en lui, la même qu'il y a en moi.
— Parce que c'est moi ! répété-je en tapant furieusement sur ma poitrine. Angie ! Ça a toujours été moi, comment tu peux ne pas le voir ? Malia, on s'en fout ! Tu crois vraiment que quand je te parlais j'arrivais à faire semblant ? Tu crois vraiment que tout ce que je t'ai dit c'était des mensonges ? C'est à partir de toi que je n'ai plus eu la force de mentir !
Dans ma voix, la colère intense s'est transformée en une supplication pitoyable.
— Tu ne le vois pas ? Tu ne vois pas que c'est juste moi depuis le début ? Tyler, bordel ! C'est depuis toi que tout s'est détruit, qu'est-ce que tu ne comprends pas ?!
Mon corps entier bouillonne, tremble d'une fureur que je ne parviens pas à réfréner.
— Qu'est-ce que je suis censé comprendre ? répond Tyler en levant les bras. Que par miracle je t'ai fait prendre conscience que tu faisais n'importe quoi ?
— Pas par miracle, non ! Jour après jour, tu m'as montré que la vie pouvait encore exister. Et quand tu me parlais, j'avais l'impression que tu me voyais vraiment, que tu me comprenais, que tu pourrais m'accepter. Je voulais...
— Alors pourquoi tu ne m'as pas juste dit la vérité ?! me coupe-t-il. Il suffisait de me le dire, j'aurais accepté !
— Parce que j'avais peur ! J'avais peur, Tyler ! Peur d'être moi, peur de te perdre, peur de ne plus savoir qui j'étais, peur de ma vie...
Ma voix se brise et je suis obligée de passer mes mains sur mon visage pour y essuyer les larmes brûlantes.
— Arrête de pleurer, articule difficilement Tyler.
— NON ! Ne me demande pas ça ! Je pleure parce que j'ai mal ! Je n'ai pas réussi à pleurer pendant des mois après l'accident parce que tout était éteint en moi, alors tu vas me laisser lâcher toutes les larmes de mon corps s'il le faut ! Si tu ne veux pas me voir pleurer tu n'as qu'à partir !
À travers le brouillard dans mes yeux, je le vois trembler. Il passe ses mains sur son visage, et fait un pas en arrière. Je le regarde reculer sans me quitter des yeux, raide. Puis, il s'arrête et me dévisage, une expression impénétrable sur le visage. Dans l'obscurité partielle, je peine parfois à le distinguer, les ombres terrifiantes de la nuit le noyant par instant.
Le cœur comprimé, je ravale avec difficulté les larmes qui surgissent, et essuie mes joues une énième fois. Je vois Tyler revenir vers moi, sans trop m'approcher. Je sens émaner de lui une prudence fragile, issue de la faille que je viens de rouvrir. Je soutiens son regard, ayant dès lors l'impression que mon cœur me supplie d'arrêter. Mais c'est trop tard. Je me suis perdue de nouveau, abandonnée à ce qui aurait pu être l'étincelle de ma vie. Étincelle qui n'existera plus. Car dans le ciel de ses yeux, les étoiles se sont éteintes. Je n'y vois que des nuages sombres, me semblant capable de m'engloutir à tout moment, d'emporter tout l'air dans mes poumons, tout l'amour dans mon cœur.
— Dis moi la vérité, Angie, lâche alors Tyler.
— Quoi ? Quelle vérité ? Tu la connais déjà.
— Non, tranche-t-il avec cruauté. La vraie. Je veux que tu me dises si ce qu'on a vécu était réel. Je veux l'entendre de ta bouche.
L'écho de sa voix se répercute dans ma poitrine, me fissurant un peu plus. L'air me manque, le rythme de mon cœur est infernal, la chaleur qui afflue dans mon crâne insoutenable. J'entrouvre les lèvres, tremblotante, puis les referme en me mordant la joue, incapable de rester immobile. Incapable de soutenir son regard plus longtemps. Alors je lui tourne le dos, pour au moins reprendre ma respiration. À ma grande surprise, il ne dit rien. Il patiente.
— Tu peux me dire non, affirme-t-il après quelques secondes. J'encaisserai.
Je serre les paupières. J'entends dans sa voix qu'il fait tous les efforts du monde pour ne pas s'emporter. Mais ce que je retiens, c'est qu'il pense encore que je lui ai menti sur toute la ligne.
— C'était réel, réponds-je brutalement en fixant le vide.
Gonflant mes poumons d'un faible courage, je me retourne enfin et arrime mes yeux aux siens.
— À partir du moment où tu m'as sauvée la vie à la plage, c'était réel. Je voulais vraiment que ça ne le soit pas. Mais ça l'était. Et...
Il m'interrompt en secouant la tête. Je pensais le voir soulagé d'entendre ça, mais c'est tout le contraire qui se traduit dans son regard. Le front plissé dans une expression douloureuse, il se raidit.
— Tu mens.
— Mais bordel, Tyler ! m'énervé-je. Ça sert à quoi de me demander la vérité si tu ne veux pas l'écouter ?
— Parce que tu veux encore me faire croire à tout ça ! Pourquoi tu veux continuer ? Pourquoi tu n'avoues juste pas que tu te servais de moi ? Abandonne, putain, abandonne !
— NON ! crié-je soudain. Non, je ne vais pas avouer quelque chose de faux juste parce que c'est ce que tu as envie d'entendre.
— Dis moi juste que tout était faux, s'il te plaît, dit-il avec un soupir épuisé. Même si tu mens, je m'en fous, je veux juste l'entendre.
— Non.
— Pourquoi ?
Je cherche mes mots sans les trouver, tout ce qui remonte en moi étant soit des insultes soit des pleurs. Ma gorge s'assèche à mesure que je vois les yeux de Tyler s'enflammer de la colère que je ne veux pas revoir. Je sens la faille, je la sens se rouvrir en moi également.
— POURQUOI ? répète-t-il en s'approchant de moi, la voix d'une brutalité désarmante.
Je l'entends hurler dans ma tête, et j'ai l'impression que quelque chose s'éveille au creux de mon ventre, quelque chose de viscéral, d'irrépressible.
Il abaisse les bras avec violence, secouant la tête d'un air démuni. Puis, il m'accorde ce qui me paraît être son ultime regard. Et cette fois, je n'y vois pas de la colère. J'y vois simplement le chagrin, l'espoir essoufflé d'une histoire achevée. Je vois tous les moments que nous avons partagés se noyer dans les nuages dévastateurs de ses yeux, et toutes nos paroles, tous nos sentiments, s'embraser dans le tonnerre.
Il penche la tête sur le côté, ses épaules s'affaissant dans un dernier mouvement d'épuisement. Puis il me tourne le dos et s'éloigne d'un pas, puis deux. Mon cœur explose.
— Parce que je t'aime ! m'écrié-je soudain d'une voix étranglée.
Il se paralyse comme s'il venait de recevoir une décharge. Je fixe son dos, bouillonnante. En prenant conscience de la portée de mes mots, je les regrette tout de suite amèrement.
— Qu'est-ce que tu viens de dire ?
Ma respiration est haletante, mon cœur bat à tout rompre. Ma voix était à peine audible, mais je sais qu'il a parfaitement entendu. Et, en moi, ce qu'il a éveillé se fissure, puis s'effondre. Les larmes remontent et je décide de les laisser couler. Je ne peux plus reculer. Je ne peux plus faire semblant.
— C'était réel, sangloté-je. Tout était réel, parce que tu as réussi à m'atteindre, moi, Angie. La vraie moi. J'ai essayé d'être Malia avec toi mais c'était foutu avant même que je m'en rende compte. Mais tu ne l'as pas vu... Comment tu...
Je tremble de tout mon long, mon corps entier pulsant sous l'horrible émotion qui me détruit. Je me sens affreuse de lui dire tout ça, parce que je sais que ça va le blesser. Je sais qu'il ne veut pas entendre ces mots. Mais si je ne dis rien, je condamnerai mon cœur. Je veux le libérer de toutes ses souffrances. Et pour cela, je veux qu'il entende chacune de ses supplications.
— Je suis tombée amoureuse de toi, putain, Tyler ! me lamenté-je désespérément. Et c'est pour ça que ça me fait aussi mal ! Parce que moi, Angie, je suis tombée amoureuse de toi alors que tu ne pourras jamais m'aimer. Parce que tu ne pourras toujours voir que Malia. Mais moi, je ne suis qu'Angie. Je ne suis que...
Ma voix s'étouffe dans mes larmes, et je serre les poings, fulminante. À chacun de mes mots, je me brise un peu plus. Je lui dis tout ce que je pensais ne jamais dire.
Et quand Tyler se retourne brusquement pour me regarder, tout s'arrête. Ma respiration se bloque, mes larmes se coincent dans ma gorge, mon cœur cesse son vacarme.
— Comment est-ce que tu peux me faire ça... fait-il soudain, sa voix tremblante ne semblant être qu'un souffle.
— Quoi ? m'étranglé-je. Mais tu crois que je me contrôle ? Qu'est-ce que je peux y faire ? Vas-y, dis moi ! J'oublie tout de toi et je me barre ? Tu crois que c'est aussi facile ? Tu crois que...
Mais il m'interrompt en s'élançant vers moi pour plaquer ses mains sur mes joues et m'attirer vers lui. Il écrase ses lèvres sur les miennes avec brutalité, nous faisant basculer tous les deux. J'ai l'impression d'exploser, mais suis incapable de le repousser, et agrippe le col de sa chemise pour l'embrasser à mon tour. Nous titubons, et Tyler me plaque contre le mur de béton gelé en serrant un peu plus mon visage. Mes mains se crispent alors que je sens notre baiser s'approfondir et mon corps s'enflammer. Je ne comprends rien à son geste, mais ce qui m'anime à cet instant est bien trop viscéral.
Tyler fait courir ses doigts sur ma nuque puis descend vers ma taille pour me coller encore plus à lui. Je sens son autre main s'abattre brutalement sur le mur derrière moi, m'enfermant dans son étreinte ardente. Les paupières serrées, je sens des vertiges embrumer ma tête quand, brûlante de désir, j'attrape à mon tour son visage pour le rapprocher du mien. Nos bouches ne se quittent pas, avides l'une de l'autre ; nos corps ne se détachent pas, haletant dans un même rythme.
Ça n'a rien à voir avec le baiser désespéré que nous avons échangé hier. Là, je ne suis plus la seule à me sentir terrassée par une puissance incontrôlable, je ne suis plus la seule à vouloir oublier le monde. Nos lèvres ont le goût de mes larmes, et, je crois, des siennes aussi. Elles ont le goût de la douleur, de la haine, du chagrin. Elles s'abandonnent à ce qui nous fait le plus souffrir. Mais qu'est-ce que la souffrance est bonne dans ses bras.
Sa main sur ma nuque remonte sur ma mâchoire et se contracte, brûlante, faisant parcourir des milliers de fourmillements dans mon corps. Entrelacés, dans une symbiose incontestable, j'ai l'impression que nous ne nous détacherons jamais. J'ai l'impression que ce baiser est une évidence et que rien ne pourrait nous arracher à elle.
Reprenant à peine notre souffle, nous ne pensons même pas à nous regarder, et je garde les yeux clos, ne voulant pas voir les siens. Je ne veux pas gâcher ce contact incandescent en revenant à la réalité pour regarder la fatalité droit dans les yeux.
Mais malheureusement, j'y suis obligée quand il décolle soudainement ses lèvres des miennes, ses doigts tremblant encore sur mes joues.
Et quand je pose enfin les yeux sur lui, l'effet est aussi dévastateur que je m'imaginais. Des larmes coulent sur son visage déformé par le trouble. Il pleure sa souffrance et sa rage, sa culpabilité. Il me regarde comme il ne m'a jamais regardée, mais je déteste ce que je vois dans ses yeux. Parce que le voir aussi brisé par la faute de notre histoire me déchire de l'intérieur, et me fait encore plus haïr les sentiments que j'ai à son égard. Tout serait plus simple si nous pouvions nous obliger à nous éloigner, nous forcer à ne plus nous accorder un regard, à oublier les illusions qui nous ont bercés. Tout serait plus simple si j'avais simplement menti, si je n'avais jamais vu dans ses yeux les promesses d'un amour éternel.
Je suis tombée amoureuse de lui sans avoir conscience du danger que ça représentait. Je l'ai aimé dès l'instant où il a réveillé Angie, dès l'instant où il a posé les yeux sur ce qu'il y avait de plus profond en moi. Je l'aime à en mourir parce que je vis de nouveau grâce à lui. Et j'aimerais tant que cet amour soit plus fort que la douleur que nous nous infligeons. J'aimerais tant le regarder et n'y voir que le réconfort que j'ai toujours vu en lui. J'aimerais tant le voir pleurer de bonheur.
Mais au lieu de ça, j'observe son regard s'effondrer, ses mains se refroidir sur ma peau brûlante. Je sens le souvenir de sa bouche sur la mienne disparaître, luttant pour ne pas m'accrocher à elle de nouveau. Mon corps réclame le sien, mon cœur a besoin du sien, mais je n'ose pas. Parce que ce que je ressens dans les larmes qui coulent silencieusement sur les joues de celui que j'aime me conjure d'arrêter, m'implore de mettre fin à la tourmente qu'il subit. Je ne vois plus de haine sur le visage de Tyler. Non, seulement de la peur. Une peur profonde, violente. La peur de l'inconnu, de l'amour, de l'autre, de moi. La peur que ce que nous vivons est un mensonge que je perpétue pour ne pas sombrer. La peur de croire à notre chance, la peur d'espérer. La peur d'aimer.
Je crois que nous sommes des âmes sœurs. Oui, peut-être. Deux âmes brisées par la vie qui s'entrechoquent, et qui se supplient de récupérer les morceaux de l'autre. Mais qui, dès qu'elles se touchent, se détruisent un peu plus.
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J'espère que ce chapitre vous a plu !
Je vous avais prévenus, c'était looong et intense ahahah
Je ne sais pas du tout s'il était bien écrit alors dites moi si vous avez des remarques négatives, en tout ça j'espère qu'on ressent bien les émotions !
Je crois que vous pensiez tous que ça serait le moment des révélations à ses amis, mais non, au prochain peut-être ;)
À bientôôôt !
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