QUINZE
J'arrive au niveau du groupe, et je baisse la tête. Je ne me sens pas bien. J'ai l'impression d'étouffer, de suffoquer, d'être prisonnière. J'ai les oreilles qui bourdonnent, l'esprit brouillé.
Jason arrive quelques instants plus tard, et il passe à côté de moi avant de continuer son chemin à côté d'un ami de Cameron. Il me lance un rapide regard insistant, et je déglutis. Je ne veux pas qu'il parle de mon secret aux autres. Ça détruirait tout. Je n'aurais plus le peu de contrôle que j'ai actuellement.
Je vois tout le monde se diriger vers un petit stand qui vend toutes sortes de nourriture et de confiseries. Chacun commande quelques hot-dogs. Je reste à l'écart, et aperçois alors que Tyler et Hailey ne sont plus là. Je m'éclipse discrètement pour aller aux toilettes.
Alors que je m'en approche, j'entends des voix retentir un peu plus loin. Je me dirige vers l'origine des voix, et me rends alors compte que ce sont celles de Tyler et Hailey. Je m'adosse à un mur pour écouter leur conversation. Je me sens un peu coupable de les espionner, mais encore une fois, ma curiosité prend le dessus.
— Pourquoi tu ne me l'as pas dit plus tôt ?
C'est Hailey, qui parle d'une voix légèrement étranglée.
— Tu aurais pu me dire tout de suite que je ne t'intéressais pas au lieu de me faire espérer, continue-t-elle.
— Je ne voulais pas te blesser, fait Tyler d'une petite voix.
— C'est pire, là.
— Je suis désolé...
— Pas besoin de t'excuser, Tyler. Tu ne veux pas de moi, j'ai compris.
— Ce n'est pas ça... Je ne t'ai juste jamais considérée plus que comme une amie....
— C'est exactement ce que je dis, crache Hailey d'un ton sec.
Je crois l'entendre fait quelques pas. D'après ce que j'entends, elle est contrariée et triste.
— Je peux savoir pourquoi ? Pourquoi je n'ai jamais été plus qu'une amie ?
Tyler ne répond pas. J'entends la voix de Hailey se briser.
— J'ai cru qu'il y avait un peu d'espoir, articule-t-elle. Tu te tapais tellement de filles à droite à gauche, tu ne pensais pas à l'amour. Mais quand tu étais avec moi, tu étais toi-même et tu avais l'air différent, alors je me suis dit que tu me trouvais peut-être moi aussi différente, que j'étais une exception...
— Tu es une exception, Hailey, dit Tyler. Mais pas celle que tu voudrais être.
J'entends les sanglots étouffés de Hailey.
— Il y en a une, une exception comme ça ?
Il ne dit rien, et Hailey lâche un hoquet.
— Y en a une, pas vrai ?
— Non...
Un silence pesant prend place, et je sens jusqu'ici la frustration de Hailey.
— C'est Malia ? C'est ça ? C'est la nouvelle qui te perturbe ?
Je retiens ma respiration à ce moment. Elle pense à nouveau que je suis la menace. Je n'entends pas la voix de Tyler. Il ne veut pas répondre à la question. Cela veut dire que la réponse est affirmative ?
— Je n'ai même pas besoin de ta réponse, soupire lentement Hailey avant de reprendre de la voix. Je comprends, après tout, elle est plutôt jolie, elle est mystérieuse et elle a l'air d'avoir besoin d'être protégée. Je sais que t'es un protecteur, alors elle te correspond. Mais fais attention, Tyler. Cette fille là n'est pas bonne pour toi. Je sens qu'on ne peut pas lui faire totalement confiance. Sur ce coup-là, c'est toi qui souffriras. Mais vas-y, t'as qu'à te la faire. Tu comprendras plus tard.
Elle s'exprime à présent avec rage, et crie presque. En l'entendant dire de telles choses sur moi, je sens mon coeur se serrer. Elle parle sous le coup de la colère, mais c'est quand même méchant. Mais je ne peux pas lui en vouloir, car je suis bien pire. Elle a senti que quelque chose n'allait pas chez moi, elle est juste intuitive.
Je l'entends marcher en ma direction, je me cache quand elle passe devant moi, les poings serrés et des larmes sèches sur les joues. Je m'adosse à nouveau au mur en l'observant rejoindre le groupe.
Tyler soupire et je l'entends lui aussi se rapprocher de moi. Je ne bouge pas, et attends de croiser son regard. Quelques secondes plus tard, il apparaît, et paraît surpris de me voir là. Il ouvre légèrement la bouche, semblant désemparé.
— Qu'est-ce que tu fais là ?
— Je voulais aller aux toilettes...
— Donc tu nous as entendus ?
Il a l'air un peu contrarié, mais aussi découragé. C'est surprenant de le voir ainsi.
— Désolée, marmonné-je en baissant les yeux.
— C'est pas grave.
Il cherche mon regard et fronce les sourcils.
— Tu as tout entendu ?
— Une grande partie.
Il hoche doucement la tête. Je me décale du mur.
— C'est vrai ce qu'elle a dit ? Je te perturbe ? hésité-je.
Il baisse la tête et se gratte la nuque. Il a l'air un peu moins sûr de lui.
— Un peu, ouais. T'es pas comme les autres, continue-t-il en plongeant son regard attractif dans le mien.
Je pince les lèvres. Je ne veux pas qu'une relation comme ça se développe entre nous. Ce n'est pas juste, ce n'est tellement pas juste. C'en est presque triste.
— Tu me perturbes aussi, avoué-je finalement, la voix rauque.
Un petit sourire étire discrètement ses lèvres.
— On est un peu bizarres, non ?
J'acquiesce lentement. Je m'en veux de plus en plus. Je commence à m'attacher à lui, malgré moi, et savoir que ce qu'il connaît de moi n'est qu'un masque est une véritable torture.
— Si tu savais tout à propos de moi, tu ne me verrais pas de la même façon, lâché-je.
Il fronce les sourcils. Je secoue la tête.
— Il faut que tu arrêtes. Hailey a raison, tu ne peux pas avoir confiance en moi.
— Quoi ?
Il ne comprend pas grand chose à ce que je lui dis. Je serre les dents un instant.
— Je suis vraiment désolée, Tyler, fais-je en sentant ma gorge se serrer. Je n'aurais pas dû faire tout ça.
Il secoue la tête en me fixant, visiblement troublé, le visage peint d'incompréhension. Je baisse les yeux, et attends une seconde avant de m'empresser de partir.
— Je suis un mensonge, un putain de mensonge, me murmuré-je à moi-même.
Je marche tête baissée. Je me hais. Je me hais. Je suis une manipulatrice. J'utilise les autres pour me protéger de moi-même. Je suis tellement horrible. Je ne devrais pas être là, à me promener dans un parc d'attraction comme si j'avais une vie complètement normale. Je ne suis pas normale. Je suis folle. J'ai envie d'être avec mes parents, et cette envie est d'une force qui me détruit de l'intérieur. J'en veux au monde de m'avoir enlevé ma famille, ma vie. Je m'en veux à moi, de ne penser à rien d'autre qu'à la préservation de mon identité secrète, de ne pas arriver à accepter ni à faire face à la mort. Je ne suis qu'une pièce de puzzle tordue, un morceau de verre brisé. Et sans mes autres morceaux, je ne suis plus rien. Je suis pathétique, pitoyable. Je ne supporte même pas l'idée d'être en vie en dépit de celle de ma famille, qui méritait tellement plus de vivre. Tellement plus.
Je m'arrête brutalement et me laisse tomber sur l'herbe. J'étouffe un hurlement dans mes bras. J'exprime en ce cri toute la rage, la frustration, le manque que je ressens. Les larmes ne viennent toujours pas, pas encore. Elles attendent dans l'ombre, comme moi, attendant le moment pour exploser.
Je me relève quelques instants plus tard. Je serre les poings pour empêcher mes mains de trembler, puis pousse un long soupir en fermant les yeux, comptant les secondes qui s'écoulent. Un...deux...trois...quatre...dix.
Je rouvre les yeux. Je suis calme. Je vais mieux. Je vais bien. Je le sais. Je le dois.
Je fais demi-tour, et cherche mon chemin pour retrouver mon groupe.
— T'étais où ? me demande Cameron quand il m'aperçoit.
— Aux toilettes.
Il hoche la tête et me fait un petit sourire. J'évite soigneusement le regard de Jason, de Hailey et de Tyler. Le visage souriant de Cameron m'apaise, et je me sens un peu plus tranquille avec lui.
Tout le monde mange en discutant tranquillement. Ils décident tous d'aller aux auto-tamponneuses, je les suis en les prévenant que je ne ferai pas de tour.
Je m'assieds sur une rambarde au bout de la piste, et je suis surprise de voir que Cameron prend place à côté de moi, une énorme barbe à papa à la main.
— Je me sentais pas de faire un tour après avoir bouffé cinq hot-dogs, me dit-il.
Je pouffe une seconde. Les autres prennent place dans les petites voitures. Ils ont l'air de bien s'amuser, mais je vois que Hailey n'est pas au top de sa forme, et que Tyler est un peu moins enjoué également.
Ma vue est perturbée par un nuage de sucre rose qui se plante sur mon visage. J'écarte la barbe à papa et jette un regard excédé à Cameron près de moi, qui affiche son éternel sourire éclatant.
— Je mangerai pas tout, fait-il.
— T'auras qu'à donner ça aux oiseaux, soupiré-je.
Il soupire puis me tends un petit bout de la confiserie. Je râle un instant, puis finis par manger le bout rosé. Quand je tourne la tête vers Cameron, il semble s'empêcher de rire.
— Quoi encore ? marmonné-je.
— T'as de la barbe à papa partout, pouffe-t-il.
— T'aurais pas pu le dire plus tôt ?
Il ricane et je râle en tentant d'enlever la barbe à papa de mon nez et mon front. Je lui lance un regard interrogatif pour savoir si j'ai tout enlevé, et il secoue la tête en me montrant sa pommette. Je n'arrive pas à trouver l'endroit où il en reste, alors il passe son doigt sur ma joue avec un petit sourire. J'ai l'impression d'être dans un film, au moment où le garçon essuie doucement le visage de la fille, puis ils se regardent lentement et s'embrassent. C'est gênant.
— C'est bon, me dit alors le blond en s'écartant.
Je le remercie d'un signe de tête, puis il me tend à nouveau l'énorme nuage sucré.
— T'en reprends ?
Je lève les yeux aux ciel, et en prends alors un peu. Je finis par manger la barbe à papa avec lui.
— Je savais que t'étais sympa, dit-il.
Je détourne mon regard vers lui.
— T'aimes pas que les gens te résistent, toi.
Il sourit en baissant les yeux.
— Pas trop, non. Mais c'est rare qu'on me résiste longtemps.
Je hausse les sourcils.
— L'arrogance est une caractéristique commune ici ?
— Je ne suis pas arrogant, se défend-il. J'ai confiance en moi, c'est tout.
— Faut pas en abuser, non plus.
Il me fixe et me fait un clin d'œil.
— Tu ne vas pas me résister longtemps, toi non plus.
Je secoue lentement la tête en signe d'exaspération.
— Vas te trouver une autre meuf à draguer, je ne suis pas intéressée.
— Moi, je le suis.
Je soupire.
— Pourquoi ?
Il hausse les épaules et me sourit à nouveau.
— Parce que tu fais tout pour rester de marbre, t'es une nouvelle, t'es une sorte de défi.
Ally avait raison. Il aime bien s'amuser avec les filles. Mais je ne suis pas assez idiote pour le laisser jouer avec moi.
— Je ne suis pas un défi, Cameron. Alors laisse tomber, c'est même pas la peine d'essayer.
Il fait une moue dubitative puis reporte son attention sur les autres dans les auto-tamponneuses, sans dire un mot. Le tour de l'attraction semble terminé, et tout le monde sort de son véhicule. Je remarque qu'Ally est assez tactile avec un ami de Cameron. La jolie brune passe son temps à rire avec lui et à le taquiner, et il semble plutôt ravi de cela. Je me lève de la rambarde et je suis bientôt suivie de Cameron. Il m'attrape l'épaule et me retourne vers lui.
— Sois pas vexée, me dit-il.
Je secoue la tête en enlevant sa main de mon épaule.
— Je ne suis pas vexée. Je pensais juste que tu voulais apprendre à me connaître sans arrières pensées. Apparemment pas.
Il ouvre la bouche pour parler, mais je soupire et m'éloigne rapidement de lui. Je passe près du groupe, et je croise un instant le regard de Tyler. Il a l'air de vouloir me parler, mais il est aussi repoussé par ce que je lui ai dit tout à l'heure. Je comprends. Je pense qu'il ne va plus se comporter de la même manière avec moi maintenant. C'est dommage.
Je pensais pouvoir contrôler tout ça, je me suis dit en arrivant : « Pas d'attaches, pas de mensonges trop importants. Reste distante un temps, oublie ton passé. Prends un nouveau départ » Je crois que jamais je n'ai aussi mal respecté des conditions.
Je respire lentement et croise les bras. Jason est devant moi. Il a toujours cet air calme, cette expression sereine sur le visage. Il ne sourit jamais, et je vois bien qu'à chaque regard, il analyse ce qu'il voit. Il réfléchit sur n'importe quel détail qu'il relève.
Je me rappelle de la période où il a fréquenté April. Elle avait décrit un garçon mystérieux, calme et avec qui elle se sentait en parfaite sécurité. Après réflexion, c'est vrai que sa description correspond bien à Jason. Ils pouvaient passer des heures à discuter de tout et de rien, ou au contraire, à ne rien dire. Elle m'avait expliqué qu'il était sûrement l'un des garçons les plus formidables qu'elle n'ait jamais rencontré. J'ai beau avoir vu des photos de lui, je ne me rappelais plus du tout de sa tête.
Jason plisse un instant les yeux. Il est le seul à connaître mon secret, et j'espère sincèrement qu'il n'en parlera à personne. Mais je ne peux m'empêcher de me dire que s'il en parle, et que si les autres découvrent qui je suis réellement, je serais soulagée d'un poids immense et je pourrais enfin être moi-même. Et si, finalement, la meilleure façon pour moi de me reconstruire, c'est d'avouer au monde qui je suis, assumer ma souffrance ?
Je soupire, et jette un rapide coup d'œil aux autres. Ils sont en train de parler, de rire. Je remarque le regard froid que pose Hailey sur moi. Elle m'en veut à nouveau. Ça devient énervant. Tyler, lui, semble assez détendu, mais je me rends compte qu'il me lance parfois de petits coups d'œil pas vraiment discrets.
Le groupe se dirige tranquillement vers un coin légèrement isolé de la place où se trouve le parc d'attraction. Il y a une petite étendue d'herbe fraîche, et une table avec des bancs. Tout le monde va s'y installer. Je vérifie l'heure sur mon téléphone. Il est déjà neuf heures et demi. Je ne suis pas à l'aise. Je veux rentrer chez moi, mais je ne peux pas encore le faire. Je dois attendre, attendre dans la tension, la pression, dans le doute qui m'oppresse. Je dois attendre sous le regard insistant de Tyler, devant l'air gêné de Cameron et l'énervement de Hailey qu'elle tente vainement de masquer. Je dois attendre quelques longs instants encore, et je pourrai enfin retourner chez moi. Je ne suis pas où je devrais être, c'est ce que je me dis à cet instant. Je ne les connais pas. Et ils me connaissent encore moins.
À cet instant précis, la seule personne qui occupe mon esprit est celle qui a toujours été là pour moi, depuis le début, celle qui ne m'a jamais laissé tomber, celle qui est la seule personne qui puisse peut-être encore donner du sens à ma vie. À cet instant précis, je m'en veux de l'avoir, elle, laissée tomber, et de l'avoir quittée sans prévenir. À cet instant précis, elle me manque comme elle ne m'a jamais manqué.
April. Je ne dois pas la perdre elle aussi. Je dois la voir. Je le dois. J'ai besoin d'elle.
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