QUATRE
Le midi venu, je me retrouve seule à vagabonder dans la masse de gens. La cafétéria est bondée, des centaines d'élèves se bousculant et criant dans cette immense salle.
Quelqu'un me bouscule et manque de me faire tomber.
— Hé ! Fais attention ! m'écrié-je en me retournant.
Mince. C'est Hailey. Comme par hasard. Elle me fixe, puis me lance d'un air dédaigneux :
— Et toi ? Au lieu de rester plantée là à rien foutre, bouge, et personne ne te fera tomber.
Je la regarde, ébahie. Elle est totalement métamorphosée. Il n'y a plus rien de la personne qui m'avait joyeusement accueillie en elle. Elle est devenue hautaine, cinglante et irritable. Comme quoi, sa façade tombe dès qu'on ose lui répondre.
Je baisse les yeux. Pathétique. J'entends Hailey pouffer, puis elle passe en me donnant un coup d'épaule.
Le reste du groupe arrive quelques secondes plus tard, et je m'empresse de suivre le rythme pour passer inaperçue. Je prends un plateau et pioche quelques trucs au hasard, sachant bien que je ne vais pas les manger. En cherchant une table libre, je trébuche sur quelque chose et bascule en arrière. Mon plateau s'envole puis finit sur le sol à un mètre de moi avec un violent bruit de brisement de verre et de nourriture pitoyablement écrasée. Moi, je ne tombe pas. Tyler, arrivé d'un coup et sans que je le vois, m'a rattrapée à temps, juste avant que ma tête ne frappe le sol. Oui, comme dans tous les films cul-cul pour les minettes de douze ans. N'importe quelle fille aurait voulu être à ma place à ce moment là, face à ce visage si bien dessiné, et ces yeux si attractifs. Je le dévisage avec de gros yeux, choquée; lui me lance un regard dénué de trouble, comme s'il était totalement indifférent au fait d'être à moins de quinze centimètres de mon visage. Je me relève et me dégage de lui.
— Me touche pas, lâché-je involontairement.
Il hausse un sourcil et me considère d'un air interdit pendant une seconde. Puis, il me tourne le dos, se dirigeant vers le fond du réfectoire.
En regardant derrière moi, je vois Connor qui affiche un air ouvertement déçu. Pas de doute possible, il a tenté de me faire tomber, et il a raté son coup. Si seulement je pouvais le frapper, ce petit prétentieux haineux...
En sentant le regard de tout le monde se poser sur moi, je m'empresse de quitter la salle d'un pas accéléré. Je me dirige vers les toilettes des filles pour tenter de me calmer tranquillement. J'y arrive, puis dis brutalement à quelques filles de déguerpir, ce qu'elles font tout de suite avec un regard outré vers moi.
Sentant une colère muette remonter dans ma poitrine, je me sens obligée de frapper le mur à côté de moi, encore et encore. Je n'ai plus aucun contrôle sur ce que je ressens, depuis quelques temps. Parfois, mes réactions sont disproportionnées, instinctives, et je dois juste attendre que la crise cesse.
Je ne ressens même pas la douleur. Ce n'est qu'en remarquant la tâche rouge en face de moi que je me rends compte que je saigne. J'y suis allé fort, quand même. Quelle abrutie. Je contemple ma main ensanglantée avec panique, puis m'empresse de la laver. Je ne supporte pas la vue du sang. Plus maintenant.
Je glisse lentement le long du mur, en couvrant mes phalanges abîmées. Je sens les larmes monter d'un coup, mais rien ne sort. Je l'ai dit, je n'ai plus de larmes en stock.
Et comme à chaque fois, tout me revient en tête.
Tout était tellement plus simple avant...
Le matin d'un jour comme les autres. Je me prépare tranquillement puis descends au rez de chaussé en compagnie de ma grande sœur Sarah. Elle est belle, avec ses longs cheveux châtains bouclés, et ses yeux d'un bleu profond qu'elle tient de notre père. Elle ne me ressemble pas du tout. Nous saluons nos parents. Ma mère nous sourit en nous servant un verre de jus d'orange et quelques pancakes, tandis que mon père lit le journal d'un air concentré. Quant à ma sœur, elle est occupée à taper rapidement sur les touches de son portable, affichant un sourire s'étirant jusqu'à ses oreilles. On peut facilement dire que notre famille représente parfaitement le cliché de la gentille famille américaine.
— Sarah, lâche ce téléphone, soupire ma mère.
— Je peux pas, répond-elle d'un ton léger. C'est Matt.
Matt, c'est son petit-ami. Ils sont ensemble depuis deux ans, et c'est plutôt sérieux entre eux. Parfois, quand nous sommes toutes les deux seules, Sarah me parle de ce que serait sa vie avec lui, s'ils se mariaient et avaient des enfants. Chaque conversation sur ce sujet finit par moi éclatant de rire en lui disant ironiquement qu'elle n'a qu'à lui demander de l'épouser, pour voir ce que ça donnerait concrètement.
Me concernant, je n'ai malheureusement pas de copain. C'est la vie, il y aura bien un jour ou je vivrais une belle histoire d'amour. Du moins, je l'espère.
— Oui, eh bien, il attendra que son adorable chérie ait fini de manger, conclut notre mère.
Quelqu'un sonne, et Sarah s'empresse d'aller ouvrir. C'est April et Matt. April est ma meilleure amie, on se connaît depuis notre plus tendre enfance.
Sarah embrasse Matt sous le regard désapprobateur de notre père, qui n'aime vraiment pas voir sa fille ainsi épanouie en amour. Ça nous fait toujours rire. Je salue April en engloutissant mon reste de pancakes et en buvant mon verre d'un traite. Je ne pars jamais au lycée sans un bon petit déjeuner dans le ventre, c'est comme ça. Ma sœur et moi saluons nos parents qui nous rendent un sourire emplit d'amour, puis nous prenons nos sacs et sortons accompagnées de Matt et April.
Arrivés dehors, nous discutons de tout et de rien. Matt taquine gentiment Sarah, et April se plaint, comme toujours, de sa vie amoureuse.
— Si tu savais à quel point ça me manque, lance-t-elle d'un air accablé en désignant ma sœur et Matt, qui se donnent quelques bisous furtifs.
— Attends, ça fait quoi, trois mois que t'as pas eu de copain, et tu te plains déjà ? Je devrais dire quoi, moi, dans ce cas ? En plus, c'est de ta faute. C'est toi qui l'a largué, parce que Monsieur n'était pas assez mystérieux.
— Bah quoi ? J'y peux rien moi s'il me racontait toute sa vie à longueur de temps ! Sans mystère, y a plus rien d'excitant dans un couple, je suis désolée.
— Franchement t'abuses. (je montre Matt et Sarah) Regarde les, ils se disent tout et sont très bien ensemble.
— Je confirme, renchérit ma sœur. Quand tu auras trouvé le bon, ça sera une évidence et tu ne pourras plus le lâcher, tu verras.
Eux deux, ils finiront leur vie ensemble.
— Mouais. Peut-être bien, soupire April avec une mine désespérée.
La discussion prend fin et nous finissons notre chemin normalement.
Nous arrivons au lycée en environ dix minutes de marche. On aime bien marcher, surtout que le lycée est tout près, alors à quoi bon utiliser la voiture. Arrivés, nous nous dirigeons vers notre « endroit fétiche », un banc dans un coin tranquille au soleil. Nous sommes bientôt rejoins par quelques amis à nous, et les conversations sur tout et n'importe quoi fusent dans tous les sens.
Enfin bon, le matin d'un jour comme les autres.
La cloche sonne et m'arrache violemment à ma torpeur. J'étais profondément perdue dans mes pensées, et je n'ai pas vu le temps passer. C'est toujours ce jour qui me revient en mémoire. Quand je l'ai vécu, il était si insignifiant... Jamais je ne me serais doutée que c'était le dernier jour normal que je vivrais.
Je me lève doucement. J'ai légèrement mal à la main, mais j'ai connu pire. Bien pire.
* * *
Après la dernière heure de cours de la journée, alors que j'étais ravie de n'avoir eu à parler à personne, je croise par malheur Tyler, qui me barre la route.
— Quoi ? fais-je sans le regarder.
— Tu as dépassé les bornes avec Hailey.
J'arrime mes yeux aux siens, interdite.
— Tu te fous de moi ?
Il secoue la tête, très sérieux.
— Bouge de là, cinglé-je alors en poussant son bras.
Mais il ne laisse pas tomber, et me force à lever la tête vers lui.
— C'est quoi ton problème ? pesté-je.
— Mon problème c'est que j'aime pas quand on fait du mal à mes amis.
— Faire du mal ? A croire que Hailey est au bord de la mort.
— Arrête ça, Malia. Tu as peut-être une raison pour ne pas vouloir d'amis, mais aucune pour nous parler aussi mal.
Je ne sais pas quoi répondre, troublée malgré moi. Mon coeur se serre, et je n'aime pas ça.
— Maintenant, je ne te demanderai pas de nous parler. Mais ça serait bien que tu t'excuses. Parce que crois moi, Hailey et une fille super, elle.
Je reste silencieuse, et l'observe s'en aller, un frisson remontant le long de mon échine.
Puis, je décide d'oublier cette conversation perturbante, et enfonce mes écouteurs dans mes oreilles avant de quitter l'établissement. Sur le chemin, je me repasse les images de cette première journée catastrophique, soulagée de ne pas avoir cours demain - quelle idée, la rentrée un vendredi.
En rentrant chez moi, je suis épuisée sans trop savoir pourquoi.
Je pose mon sac par terre, puis allume une cigarette et sors sur le balcon pour fumer. Encore une fois, j'écarte mon esprit de la réflexion.
La nuit qui suit, je me réveille encore en sueur, toujours pour la même raison. Je bois un verre d'eau, et tente en vain de me rendormir.
Il est bientôt trois heures et demi du matin.
Je décide de sortir, puisque je sais pertinemment que je ne dormirai pas. Je m'habille, enfile mes chaussures, puis sors.
Je marche jusqu'à la plage. Dehors, c'est plutôt paisible. Je vois quelques jeunes qui font la fête pas loin, mais à part ça, rien. Je m'assieds sur le sable, allume une cigarette, et contemple l'océan. Tout simplement. La mer est calme, et reflète le rayon de la lune, faisant scintiller l'eau.
Un nombre indéfini d'heures et de cigarettes plus tard, je me lève, et marche le long de la plage, sans direction. Je ramasse une bouteille de vodka à peine commencée, que les fêtards ont sûrement oublié avant leur départ, et porte le goulot à mes lèvres. Je crois que je viens de me rendre compte à quel point je suis paumée.
Inutile.
Seule.
Pitoyable.
À quoi sert la vie dans ces cas là ?
À rien.
Bouteille de vodka et paquet de clopes vides, je m'arrête et me tourne face à la mer. Le soleil commence à se lever au loin. Je me déshabille, et me retrouve en sous-vêtements, seule, sur la plage. Le froid matinal embrume mon esprit, déjà altéré par le flou que lui fait subir l'alcool. Je laisse tomber la bouteille et mon paquet de cigarettes, et m'avance lentement. Je suis sûrement saoule, et je ne sais pas ce que je fais, mais j'avance.
Je frissonne au contact des vaguelettes sur mes pieds. Je laisse mes cheveux libres, au préalable enroulés dans un chignon négligé. Le sel de l'eau pique ma blessure à la main pas encore cicatrisée, mais la douleur s'adoucie au fur et à mesure que je m'enfonce dans l'eau sombre et froide.
Je crois entendre l'écho de mon faux nom au loin, mais je suppose rêver. Ma tête est si lourde...
Je continue mon chemin vers la liberté, glacée jusqu'aux os, l'eau m'arrivant au cou. Ce que je fais est si idiot, mais je m'en fous. Je me laisse aller, flottant à la surface, les bras en croix, contemplant la lune brillante et envoûtante. Ici, je suis au calme. Je pourrais être au calme pour toujours, si je ferme juste les yeux quelques instants...
Mais soudainement, j'entends une nouvelle fois mon nom, qui est hurlé depuis la plage, beaucoup trop clair pour que ce soit faux. Je lève la tête, lente et perdue, et plisse les yeux pour apercevoir une silhouette au loin. Je ne sais pas qui c'est, mais je le vois. C'est un homme, je crois. Une silhouette quelque peu familière. L'homme enlève sa veste, ses chaussures, puis court vers la mer. Vers moi. Je ne bouge pas, toujours entraînée par le courant, et éclaboussée par les quelques vagues qui me transportent vers un nouveau monde.
La silhouette se rapproche, en criant difficilement mon nom, et en nageant pour me rattraper.
Je sais maintenant qui c'est. Je le reconnais, je reconnais sa chevelure brune, et sa voix rauque.
Tyler.
Que fait-il là ? Pourquoi venir me chercher ? Pourquoi ne me laisse-t-il pas ?
Je l'observe s'avancer vers moi, puis m'agripper brutalement en rapprochant mon corps devenu épave du sien. Je me débats.
— Non, laisse moi, laisse moi être libre ! hurlé-je.
— Malia ! Arrête ça ! C'est ridicule ! proteste-t-il en m'obligeant à m'accrocher à lui.
Je me débats encore, puis finis par m'arrêter face à la force de Tyler. Il m'attrape par la taille, et nage vers le bord de l'eau de sa main libre. Je ne bouge pas. J'ai si froid. J'ai si mal à l'intérieur. Je suis si vide.
Je sens le sable sous mes pieds, et Tyler me laisse debout quelques secondes pour récupérer, tout en gardant une main accrochée à mon bras, comme pour être sûre que je ne vais pas y retourner.
— Pourquoi... soufflé-je d'une voix presque inaudible.
— Tu as de la chance, Malia.
Je reste silencieuse, le regard perdu en face de moi. De la chance, bien sûr.
Tyler met sa veste sur mes épaules, ce qui ne me réchauffe que très peu, avant de passer son bras derrière moi. Il me serre contre lui, puis passe son autre bras sous mes genoux, et pose mes vêtements sur mon ventre. Il commence à marcher.
— Qu'est ce qui a bien pu t'arriver, Malia...
Dans son chuchotement, je peux entendre l'écho de toute ma propre peine, et tremblote. Je laisse ma tête se balancer dans le vide, les yeux dans le vague, voyant la mer s'éloigner peu à peu.
— Ça n'aurait pas dû être moi. Je n'aurais pas dû rester en vie, murmuré-je d'un ton mort.
— Quoi ?
— Ça n'aurait pas dû être moi. Je n'aurais pas dû rester en vie.
Je répète ces paroles incessamment, jusqu'à ce que ma voix soit trop faible pour que je puisse le prononcer.
Je voulais mourir. Parce que j'aurais dû mourir.
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