DIX-NEUF

Au début, Tyler reste totalement immobile et me fixe pendant de longs instants. Je soutiens son regard sans sourciller, le coeur battant.

C'est quand je baisse les yeux que Tyler bouge et s'approche de moi. Sans un mot, il prend place à son tour sur le trottoir où je suis assise. Il pose sa tête sur le rebord du muret derrière nous, et regarde le ciel. Je garde les yeux rivés sur la route, tendue à l'extrême.

— Tu nous as vus, non ?

Je ne réponds pas, n'en ayant ni la force ni l'envie. Je déglutis douloureusement, sentant la gêne m'emplir malgré moi. Je ne veux pas parler. J'ai l'impression d'étouffer, j'ai l'impression que Tyler coupe mon souffle et appuie sur ma poitrine avec une brutalité indicible.

Le silence s'abat de nouveau sur nous, et la présence de Tyler près de moi devient de plus en plus oppressante. Si nous restons ainsi plus longtemps, je pourrais m'effondrer, sans explication. Plus il s'approche, plus j'ai envie de fuir et plus je suis paralysée. Il torture mon coeur d'une façon inédite.

— Je... entends-je alors, brisant enfin le silence.

Sa voix n'est pas comme d'habitude. Elle sonne différemment, exprimant une sorte de lassitude, de fatigue.

— Je ne te comprends pas, Malia.

Je reste muette, et ne quitte pas des yeux le point invisible en face de moi.

— Tu... tu es tellement bizarre... (il lève les mains) C'est pas une insulte ! Vraiment pas, mais t'as l'air complètement...

— J'ai l'air quoi ? Vas-y, dis moi ce dont j'ai l'air, Tyler.

Instinctivement, je me suis tournée brusquement vers lui, et ma voix s'est brisée sans que je n'ai eu le contrôle dessus. Je croise alors le regard de Tyler, dont la couleur perturbante est encore plus profonde sous cette lumière nocturne. Il entrouvre les lèvres, détaillant mon visage d'un air qui me fait frissonner. J'ai l'impression qu'il est train de regarder à l'intérieur de moi, de me voir. De voir Angie.

— Détruite. T'as l'air détruite.

Le ton rauque de sa voix m'atteint violemment, et je suis obligée de détourner les yeux. Je ne réponds pas. Cela n'en vaut pas la peine, parce que le contredire ne serait que mentir encore plus.

— Je n'aurais pas dû dire que tu étais mauvaise. J'étais énervé...

— Ça ne change pas ce que j'ai dit, déclaré-je alors d'une faible voix. Je ne peux plus rester dans cette situation avec toi, je ne veux plus te parler comme ça.

— Je sais. Et je comprends.

Je fronce les sourcils et me retourne vers lui.

— Tu comprends ? Tu as changé en une soirée ? C'est Hailey qui t'a fait cet effet ?

— Arrête. Ça ne sert à rien de m'agresser pour te protéger.

Alors que j'aurais pensé l'énerver et entendre dans sa voix l'agacement qui aurait conclu la conversation, je suis surprise d'y découvrir une douceur que je ne lui ai encore jamais vu. Il voit clair dans mon jeu, et mes efforts pour tenter de l'en éloigner ne semblent plus avoir aucune efficacité.

— Je comprends pourquoi tu nous repousses comme ça, pourquoi tu fais tout ça.

— Pourquoi ? soufflé-je d'un air qui se veut détaché.

— Parce que tu as peur.

La peur. Encore. Matt est le seul à avoir décelé ce sentiment en moi, parce qu'il sait tout. Et Tyler, à son tour, voit ce qui m'empêche de continuer à exister, ce que je ne veux pas m'avouer, mais ce qui gangrène mon âme, qui ronge mon identité et anéantit mon espoir.

— Peur de quoi ? tenté-je de rétorquer.

Un étrange sourire ému étire le coin des lèvres de Tyler, et il parcourt du regard le haut de ma poitrine, fixant la brève cicatrice qui souligne ma tâche de naissance.

— De ça, désigne-t-il en posant le bout du doigt sur ma clavicule.

J'agrippe brusquement sa main froide et fais mine de la retirer de ma peau. Mais pendant un court instant, je soutiens son regard brillant, et quelque chose s'exprime dans ses iris qui me force à lâcher ma prise. Il garde les doigts sur ma cicatrice quelques secondes, et je ne quitte pas son visage des yeux. Je n'ai jamais vu une telle expression peindre ses traits.

Je suis tentée de lâcher une réplique cinglante pour briser l'étrange tension qui s'est installée, mais garde la bouche fermée, attendant presque qu'il poursuive.

— Je pense que tu as peur de ce que cette cicatrice représente. Je sais qu'elle n'est pas anodine, parce qu'à chaque fois qu'on discute, tu passes ta main dessus.

Je reste bouche bée. Moi-même n'avais jamais remarqué ce tic. En voyant que je suis stupéfaite, Tyler ricane doucement, et je ravale ma salive en serrant les poings. Il a vu un détail si infime de mon langage corporel, il a observé chaque indice qui pourrait lui permettre de m'atteindre.

Cette cicatrice a été causée par le débris d'une fenêtre de la voiture, et c'est la première qui m'a été infligée pendant l'accident. Je trouve ironique qu'elle soit au même endroit que ma tâche de ma naissance, comme si elle était elle-même marque de mon identité, qu'elle me définissait et me différenciait, comme si elle m'avait toujours appartenue, qu'elle était destinée à être écrite sur ma peau.

— Alors je pense que tu l'as eu pendant l'accident de voiture dont tu m'as parlé. Parce qu'à mon avis, tu y étais aussi.

Je déglutis, sentant la pression s'abattre sur mon crâne. Je peux percevoir la tension de Tyler, qui semble peser ses mots et y mettre toute l'émotion qu'aucun de nous ne peut exprimer. La discussion que nous sommes en train d'avoir est dangereuse, très, beaucoup trop. Et je pourrais y courir à ma perte.

— Quelqu'un est mort pendant cet accident, non ?

— Tyler, le coupé-je brutalement. Je t'ai dit que je ne voulais pas en parler. Vraiment.

J'arrime enfin mes yeux aux siens, et il inspire profondément.

— Tu ne dois pas penser que tu risques de souffrir à cause des personnes auxquelles tu t'attaches.

— Tyler, tu ne comprends rien. Arrête.

Ma voix est tremblante, et je me maudis intérieurement d'être aussi transparente face à lui alors que je veux tout faire pour l'empêcher d'atteindre la vérité. Parce que s'il découvre ce que je m'efforce de cacher, je devrais à mon tour y faire face. Et c'est ce que je veux éviter à tout prix. Mais encore une fois, je reste muette, assaillie par une douleur sourde, et je le laisse percer peu à peu l'aura de mensonge qui m'entoure. Je le laisse malgré moi atteindre ce qui risque de me briser encore plus. Et en voulant me sortir de la torture que je m'inflige moi-même, il finira par m'achever.

— Alors si je ne comprends pas, explique moi ! s'exclame étonnamment Tyler.

Je me lève d'un coup, si vite que j'en ai des vertiges, et secoue la tête.

— Il n'y a rien à expliquer, Tyler ! Rien ! Je ne pense juste pas que toi, Hailey ou qui que soit d'autre ici soit bon pour moi, d'accord ? Je veux être seule, me concentrer sur moi-même, et ne pas avoir à gérer des relations toxiques qui me feront du mal.

— Tu te rends compte des mots que tu emploies ?

Sa voix est soudainement bien plus calme, et il se redresse à son tour pour me faire face. Je lève les yeux vers lui, et le considère en silence pendant plusieurs instants. Je ne pourrais pas expliquer correctement ce que je ressens à l'instant. Je sais que je dis n'importe quoi, juste pour pouvoir me sortir de cette conversation. Et je sais qu'au fond de moi, j'ai envie de hurler la vérité, pour que tout cela cesse. J'ai bien conscience que quand je parle avec Tyler, mon conflit intérieur est dévoilé au grand jour et me fait paraître totalement folle. Il voit les plus sombres facettes de moi-même à chacune de nos discussions, il voit que je lutte contre des forces indomptables qui me détruisent.

Je serre les dents pour m'empêcher de dire un mot de plus, et soutiens fermement le regard de Tyler. Il me rend faible, d'une manière inexplicable et insupportable, il me donne envie d'être Angie alors que je me dois d'être Malia. Il fait ressortir les démons qui hantent mon être.

— Au fond de toi, tu sais très bien ce que tu veux, déclare Tyler d'une voix grave. Sinon, tu ne m'aurais pas laissé parler comme ça, tu ne m'aurais pas laissé te toucher, et tu ne serais même pas venue ce soir. Tu veux te dévoiler, tu veux t'attacher, et tu veux continuer ce petit jeu avec moi. Ce qui est toxique, ce n'est pas tes relations, c'est ce qu'il y a à l'intérieur de toi et qui t'empêche, pour je ne sais quelle raison, d'aller de l'avant. Alors peut-être que tu as peur de souffrir, mais dans ce cas affronte ta peur et souffre.

Je ne dis rien, et tremble. Et il le voit. Je serre les poings, me mords les lèvres en sentant ma gorge se serrer sous la douleur des larmes qui surgissent. Je suis encore sur le point de pleurer. À cause de lui. Je respire bruyamment, et cela doit être flagrant que je tente de contrôler mes émotions violentes, car Tyler penche la tête et me regarde intensément. Dans ses yeux, je peux lire tout ce qui m'effraie tant. Je ne veux pas ressentir tout ça, et je ne veux pas qu'il ait raison. Mais il a réussi à saisir la seule chose qui m'échappe. Alors je ne peux pas combattre. Je ne peux pas lui répondre, parce qu'il n'y a plus rien à dire.

Tyler soupire et affaisse les épaules.

— Alors, tu vas continuer à me parler ?

Je lève les yeux au ciel en soufflant et finis par reporter mon attention sur les étoiles au dessus de nous, voulant à tout prix éviter du regard le brun qui se tient devant moi. J'expire longuement, avant de sentir la main de Tyler se poser sur mon épaule. Je sursaute légèrement, et le regarde d'un air médusé. Dans ses pupilles se reflètent les lumières de la rue, et sur son visage se peint la couleur de la nuit.

— Réponds moi, fait-il. Tu vas continuer à me parler ?

— Oui.

Ma voix est si faible qu'elle est à peine perceptible, mais Tyler semble m'avoir entendu, puisqu'il sourit d'un air plus doux que je ne l'en aurais cru capable.

— Pourquoi tu t'acharnes comme ça ? ne puis-je m'empêcher de demander.

— Et toi, pourquoi tu acceptes que je m'acharne ?

Il me coule un regard narquois avant de pivoter et de faire un pas dans la rue. Je ne réplique pas, et le suis sans un mot.

Pendant quelques courtes minutes, nous marchons dans un silence complet, nos pas résonnant dans la rue déserte, seulement éclairés par les quelques lampadaires et les rayons de la lune. Je marche derrière Tyler, fixant son dos avec une étrange appréhension dans la gorge. Je sais parfaitement que notre relation, quelle qu'elle soit, vient de prendre un tournant particulier, qu'il a vu à travers mon jeu plus qu'il ne l'avait jamais encore fait, et que j'ai moi même décelé une sensibilité en lui qui reste inaccessible. Nous avons chacun entr'aperçu ce que l'autre ne voulait pas rendre aussi flagrant, d'une manière plus... honnête. Il n'y avait pas de jeu, pas de défi, pas d'ironie. C'était juste Tyler et moi. Tyler et Angie.

— Pourquoi tu as embrassé Hailey ?

La question est sortie elle même de ma bouche, et je la regrette à la seconde où je la pose. Tyler ne se retourne pas pour me répondre, mais je l'entends soupirer alors qu'il hausse les épaules.

— On discutait, et c'est venu tout seul.

— Alors tu ressens quelque chose pour elle ?

— Pourquoi ça t'intéresse ?

Sentant la taquinerie percer sa voix, je m'empresse de le rattraper pour mettre les choses au clair.

— Aucun rapport avec moi. Mais tu sais très bien ce que tu représentes pour elle. Alors j'espère que tu ne l'as pas embrassée « juste comme ça ».

— Ce n'était pas « juste comme ça ». J'en avais envie.

— Alors pourquoi tu lui as fait comprendre que c'était mort entre vous deux ?

— Mais ça ne te regarde pas ! s'exclame Tyler en riant légèrement.

— Si, ça me regarde, insisté-je. Tu le sais très bien.

Le beau brun soupire longuement.

— Je ne sais pas trop ce qu'il y a entre nous, d'accord ? Je n'ai pas de sentiments pour elle, mais... C'est un peu compliqué dans ma tête en ce moment, vois-tu !

Il prend un air théâtral, que je devine être un simple masque cachant sa gêne.

— Ooooh, gazouillé-je. Tu as ton petit coeur qui bat, Tyler ?

Il pouffe et secoue la tête en fermant les yeux. Il lève alors la main pour venir tapoter le haut de ma tête. Je suis surprise par son geste, et reste pantoise pendant une seconde.

— Oui, j'ai mon petit coeur qui bat, ricane-t-il.

Quand je lève la tête pour observer l'expression sur son visage, je suis étonnée d'y découvrir un sourire teinté d'une mélancolie incongrue. J'ai dit ça sur le ton de l'humour, mais la manière dont il a répondu ne semble pas convenir...

Cependant, s'il dit vrai, alors il commence à s'ouvrir à la possibilité d'une relation avec Hailey. Et honnêtement, je pense que ça arrangerait tout le monde. Plus de jalousie, plus d'ambiguïté et plus d'idées étranges. S'ils se mettent ensemble, c'est un poids énorme dont je me débarrasserais. Il faut donc que j'espère que Tyler finisse par développer des sentiments pour elle. Et pourtant, une part de moi souhaite que les choses restent comme elles sont, et je ne peux pas vraiment l'expliquer. La situation entre Tyler et moi ne me convient pas, mais il y a dans notre relation une chose qui m'oblige à m'y accrocher, et je ne pourrais pas mettre de mot exact dessus. Cela n'a rien d'amoureux ni de sexuel, ni même d'intellectuel. C'est peut-être une sorte de connexion... émotionnelle. C'est ça. Une connexion émotionnelle, inexplicable, et d'une pureté telle qu'elle m'effraie autant qu'elle m'intrigue. Et c'est cette connexion, aussi dangereuse soit-elle, que je ne veux pas perdre. Parce que je sens qu'il faut que je l'explore. Les contradictions qui me font face sont insupportables. J'ai envie de tout et je rejette tout, je suis effrayée par tout et attirée par tout. Je me laisse ballotter entre des décisions qui me paraissent indépendantes de moi, je me fais manipuler par mon propre esprit, et n'ai plus aucun mot à dire.

C'est dans un silence pesant que nous regagnons la rue de la maison où a lieu la soirée.

— Tu veux qu'on y retourne ? s'enquiert alors Tyler en se retournant vers moi.

— Bah tu veux qu'on fasse quoi d'autre ?

Il hausse les épaules et fait alors quelques pas dans l'allée de la maison. Je l'interromps en l'interpellant.

— Comment tu as su que j'étais là tout à l'heure, avec Hailey et toi ?

Il pose ses yeux sur moi un instant, puis sourit légèrement.

— Ta présence est assez reconnaissable.

J'arque les sourcils, assez stupéfaite. Il est bien plus observateur qu'il ne le laisse croire, et sous ses airs désinvoltes, il étudie chaque situation, chaque geste. Il m'analyse, et tape toujours dans le mille. Je ne sais pas si j'y serai habituée un jour.

Je ne réponds pas, un peu désemparée, et le suis à l'intérieur de la maison en baissant la tête. Je prends une grande inspiration alors que je sens mon coeur s'emballer. Je n'aime pas ça, cette sorte de malaise grisant.

*  *  *

Je m'effondre dans mon canapé en lâchant un profond soupir. Je suis exténuée, et bien soulagée d'être enfin rentrée chez moi.

Je me suis endormie comme une vraie masse à peine une heure après être revenue dans la maison avec Tyler. Quelques heures plus tard, j'ai été réveillée par la musique qui a recommencé aux alentours de dix heures du matin, avant de me rendormir. J'ai quitté la maison deux heures plus tard. Les pièces éraient un véritable champ de bataille. Quant aux gens... n'en parlons pas.

Je suis sincèrement surprise que la soirée soit passée aussi vite. Je m'attendais à m'ennuyer pendant toute une nuit interminable, mais je n'ai pas vu les heures passées, et... je pense avoir passé un assez agréable moment. Aussi surprenant cela soit-il, ce n'était pas une telle torture de faire la fête ici, avec ces gens.

D'une façon qu'il m'est encore difficile à expliquer, j'ai l'impression que cette soirée a été marquante pour moi et a signé un changement particulier. Peut-être est-ce dû à mes discussions, à l'atmosphère qui régnait, à toutes les réflexions qui sont passées dans mon esprit... Mais j'ai le sentiment que lundi, quand je retournerai au lycée, ce que je ressentirai sera différent. Et je ne devrais peut-être pas me sentir comme ça après tout ce que j'ai pu éprouvé pendant la soirée, mais je me sens plus calme que je l'aurais pensé. Et je suis incapable d'exprimer la véritable raison qui me fait me sentir comme ça.

Mes yeux se perdent sur mon plafond, et je pose les mains sur ma poitrine en soupirant. Lentement, je sens ma respiration s'alourdir, et mes paupières se fermer. Étrangement, la dernière personne à laquelle je pense avant de me laisser emporter par le sommeil est April. En quelques minutes, je m'endors, l'esprit... serein.

_ _ _ _ _

J'espère que ce chapitre vous a plu !

Je suis désolée pour l'attente, comme vous le savez je suis débordée et je délaisse complètement l'écriture pour travailler et procrastiner malheureusement...

J'espère que vous me me pardonnez mon rythme catastrophique et que vous continuez à aimer l'histoire malgré tout !

À bientôôôt !

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