Chapitre 8
Présent – 2014
Il est six heures du matin quand il termine de fermer son sac à dos. Il n'a pas mis grand-chose à l'intérieur. Quelques vêtements de rechange, un carnet et des crayons, son téléphone, quelques billets, des souvenirs qu'il ne peut pas se résoudre à abandonner et un sac de couchage qu'il a récupéré avec Pascal il y a quelques semaines. De toute façon, il n'a pas besoin de grands choses. La seule chose qu'il veut, c'est partir loin de cette maison et de cette ville.
Le chocolat chaud, maintenant froid, est resté sur la table de chevet. Il jette un dernier regard dans la pièce. Il n'a pas laissé de mots pour Lindsay et Harry. Ils ne lui ont fait aucun mal mais il n'a aucune envie de leur dire merci pour l'avoir accueilli chez eux. Ils sont payés pour ça de toute façon. Ils accueillent des enfants maltraités par la vie et complétement détruits et ils touchent un salaire à la fin du mois pour les remercier de leur avoir donné un toit. Quel altruisme !
Il descend les escaliers sur la pointe des pieds et passe en silence devant la chambre des jumelles endormies. Le sol grince, surtout les marches en bois. Avant de partir, il se glisse dans la cuisine et ouvre les placards pour emporter des paquets de biscuits et une gourde qu'il remplit d'eau. Ensuite, il récupère son manteau, son écharpe, enfile son bonnet avec le pompon qu'il adore et ferme la porte d'entrée en laissant les clefs sur la serrure.
Quand il sort dehors, il ne neige plus, mais le sol est recouvert de glace et il manque de tomber à plusieurs reprises. Ses boots ne le protègent pas complétement du froid et il frisonne dans son manteau. Il a passé plusieurs pulls sous sa veste, mais ça ne le réchauffe pas. Il ne regrette pas sa décision et il se sent mieux à mesure qu'il s'éloigne de la maison du bonheur. Il faisait chaud à l'intérieur, mais froid dans son cœur et il ne pouvait plus rester. Pas sans sa sœur en tout cas. Auriane apportait de la gaieté à l'endroit. Il la retrouvait le soir lorsqu'il rentrait, il jouait avec elle, lui lisait des histoires et la serrait dans ses bras. Mais sans elle, il ne peut plus supporter de jouer au jeu des services sociaux. Il n'a aucune envie de se construire une vie avec leur aide.
Surtout, il n'a aucune envie d'avoir le genre de vie proposée par la société. Une vie dans laquelle il aura un travail, une maison, un couple rangé et des enfants à élever. De toute façon, vu son passif et ses parents, mieux vaut éviter qu'il se reproduise. Il risquerait de commettre les mêmes erreurs et il sait qu'il est instable. Il l'a su dès l'instant où il a fumé son premier joint, quand il avait onze ans. C'était seulement pour essayer, mais il a vite compris ce que ses parents pouvaient ressentir lorsque toutes ses pensées se sont apaisées. Lorsqu'il fume, il se sent bien. Il n'a plus peur de rien, il n'a plus de chagrin, il est juste ailleurs et il plane.
Son pied part en avant et il glisse sur le sol. Ses mains rencontrent la neige et il se retrouve les quatre fers en l'air, au milieu de la route. Son cœur bat la chamade dans sa poitrine tandis qu'il regarde autour de lui. Les fenêtres des maisons sont encore noires et les habitants dorment toujours. Le soleil ne s'est toujours pas levé et la brume recouvre la vieille ville. Seuls les lampadaires éclairent les rues. Les sans-abris et travailleurs de la nuit occupent les trottoirs. Derrière lui, il entend ricaner et tourne la tête pour voir un homme assis, enroulé dans une couverture et un manteau dont la capuche couvre sa tête. Il tient un gobelet en plastique dans sa main droite et une seringue dans l'autre. A côté, il y a un chien.
Alister le détaille. L'homme lui dit quelque chose. Son visage est tâché, ses cheveux sont hirsutes et encadrent ses traits aux contours angulaires. Il lui manque plusieurs dents et il semble très maigre, sous ses vêtements crasseux et mouillés. Ce qu'on remarque le plus chez lui, ce sont ses deux yeux clairs, bleu-gris, comme les siens.
– Papa ?
Le sans-abri fronce les sourcils et crache sur le sol. Alister frisonne et resserre son manteau. Il pose ses mains par terre et cherche à se relever, mais ses chaussures glissent. En pestant, il se remet debout et vérifie que son sac est toujours là. L'homme se racle la gorge et tend son gobelet dans sa direction. Alister n'ose pas faire un geste. Le chien – un berger allemand aux poils beiges – aboie bruyamment.
– Qu'est-ce t'as à m'regarder ?
– Vous êtes Garett Forester ?
– Comment tu connais mon nom toi ?
Son cœur s'accélère. Il peine à respirer et recule de quelques pas. Derrière, le tintement du tramway le ramène brusquement à la réalité et il s'écarte d'un bond avant d'être écrasé. Son père rigole et se moque.
– Qu'est-ce que tu fais là ?
– T'as du fric ?
Il ne sait pas comment réagir. Son père ne semble pas le reconnaitre. Il insiste, se pointe du doigt et répète son nom à plusieurs reprises mais l'homme s'énerve et commence à lui hurler dessus. Le chien aboie plus fort. A un moment donné, Alister comprend que ça ne sert à rien. Garett n'a pas toute sa tête et vu la grosseur de ses yeux, son air perdu et ses propos incohérents, il doit être défoncé. La seringue vide dans sa main peut en témoigner. Visiblement, il vit dans la rue, mais il trouve toujours un moyen de s'acheter ses doses d'héroïnes quotidiennes. Son sang doit en être infecté. Les nombreuses cures qu'il a tentées ne l'ont pas aidé à décrocher. Alister a perdu le compte du nombre de fois où ses parents ont été internés et ont promis d'arrêter. Il les a plus connus drogués que clean.
Du coup, il baisse les bras. Il ne sert à rien de parler dans ces cas-là. Il peut poser toutes les questions qu'il veut, son père ne dira rien, parce qu'il ne comprend pas ce qu'il attend de lui. Il n'est ni en pleine euphorie, ni en pic de redescente. Il est en manque. Ses mains tremblent, il s'énerve et il l'agresse. Il a besoin d'argent pour payer son dealer. Pourtant, Alister ne peut pas s'empêcher de demander :
– Où est maman ?
– Qu'est-ce tu dis ?
– Où est Aileen Forester ?
– Pourquoi tu parles de ma femme ? T'ES QUI ? DEGAGE ! MA FEMME EST MORTE !
Il sent son sang se glacer. Ses mains tremblent comme jamais. Son cœur s'accélère. Son père ment ! Il crie n'importe quoi ! Ce n'est pas la première fois qu'il lui dit qu'Aileen est morte. Alister l'a retrouvé des dizaines de fois allongée sur le canapé, les yeux à moitié fermé, les bras ballants, avec un air cadavérique. Il pensait que son cœur n'avait pas supporté la dose d'héroïne qu'elle s'était injectée, mais elle était toujours revenue à elle. Et la dernière fois qu'il l'avait vu, elle n'était pas défoncée. Son père non plus. Ils suivaient une cure et ils allaient à des rendez-vous réguliers. Du moins, c'était ce qu'ils lui avaient dit.
Alister se jette à genou sur le sol et se rapproche du sans-abri. Le chien grogne, serre les dents et s'approche de lui. Il ne bouge pas et tend la main. L'homme lui jette un regard noir, puis semble s'adoucir quand les doigts de son fils se pose sur son compagnon d'infortune qu'il commence à caresser. Alister sent des larmes rouler sur ses joues qu'il ne cherche pas à retenir.
– Comment il s'appelle ? demande-t-il.
– Dog.
– Tu as appelé ton chien « chien » ?
– Bah c'est un chien, j'allais pas l'appeler Cat.
– C'est vrai.
Il lui sourit. D'un air malheureux.
– Auriane est partie. Elle a été adoptée.
Son père cligne des yeux. Il n'a pas réagi quand il a prononcé son nom, mais peut-être qu'il se rappellera celui de sa petite fille. Alister attend et continue de caresser le chien. Il sait que ça peut être long pour faire remonter des souvenirs. Il s'en fiche un peu, il a tout son temps. Il n'a plus besoin de suivre des horaires, maintenant qu'il va quitter cette société pourrie et ses règles stupides qui le brident.
– Je crois que j'connais une Auriane.
Alister hoche la tête. C'est bien s'il se rappelle son nom. Il pose son sac à dos et sort un paquet de biscuit qu'il ouvre pour en donner au chien. Il tend un paquet à son père qui le refuse d'un mouvement du poignet.
– Donne plutôt des billets.
– Tu crois qu'elle sera heureuse ? interroge-t-il en croquant dans un biscuit, comme s'il ne l'avait pas entendu. J'espère que sa famille sera gentille, et qu'elle aura un chat et une balançoire. Je suis sûre qu'elle deviendra quelqu'un de bien.
– J'comprends pas ce que tu dis ! Tu m'énerves.
– Et moi, tu crois que je deviendrai quelqu'un de bien ?
– J'en ai rien à foutre. Donne-moi ton fric.
C'est peine perdue. Garett ne répondra pas. Mais de toute façon, il n'attend pas vraiment de réponse de la part d'un toxicomane qui vit dans la rue et n'est pas capable de reconnaitre son propre fils. Il finit par se relever. Son pantalon est trempé au niveau des genoux. Les flocons ont recommencé à tomber et il grelotte. Il pose son paquet de biscuit à côté de son père et sort quelques billets qu'il lui tend. Il n'est pas naïf. L'argent va être immédiatement dépensé et servir pour lui payer une dose. Mais il ne peut pas se résoudre à le laisser sans rien, au milieu de la rue.
– Tu devrais aller voir un médecin, lui conseille-t-il. C'est bizarre toutes ces tâches sur tes joues et tes mains.
Garett ne l'écoute pas et compte les billets pour s'assurer qu'il y en aura suffisamment. Alister ferme son sac et l'observe un moment. Il est partagé entre l'envie de s'enfuir et celle de rester pour discuter. Même si son père ne répondra pas à ses questions - parce qu'il ne peut pas comprendre ce qu'il dit ou qu'il ne veut pas ! - il se sent proche de lui. C'est bizarre d'être proche de quelqu'un qui n'existe plus vraiment.
Il lui jette un dernier regard et s'apprête à partir quand il entend Garett murmurer son prénom. Il se retourne, doucement.
– Qu'est-ce que tu as dit ? demande-t-il.
– Je crois que mon fils s'appelle Alister.
Son cœur manque un battement. Il inspire fortement pour ne pas pleurer. Puis il s'éloigne sans se retourner. Il ne faut pas qu'il se retourne, sinon il va rester là. Et Lola l'attend. Il lui a promis d'être avec elle pour regarder le lever du soleil. Ils vont prendre le premier train qui part de la capitale pour rejoindre Glasgow et s'enfuir vers le nord. Ils veulent mettre le plus de distance possible entre Édimbourg et eux.
Il remonte la Royal Mile et arrive enfin aux ruines de l'ancienne abbaye. Il neige et l'air est glacé. Il cherche la tente du regard et voit qu'elle est éclairée. Il avance et glisse sa main sur la bâche pour signaler sa présence. Après quelques secondes, elle s'ouvre sur le visage de Lola qui tend sa main. Il se glisse à l'intérieur et la jeune fille retombe sur le sol. Ses affaires sont empaquetées et une couverture est accroché à son sac à dos.
Alister l'enlace. Il a besoin de sa chaleur et de sa présence. Elle passe ses bras autour de son cou et ils se serrent l'un contre l'autre, sans plus bouger.
– Tu es prêt ? demande-t-elle en s'écartant.
Elle passe ses mains sur ses joues et il pose son nez contre le sien, comme des esquimaux. Il lui sourit et embrasse le bout de son museau, comme il le faisait toujours avec Auriane.
– Il faut faire vite, déclare-t-elle. Il y a un train qui part dans vingt minutes.
– Tu veux que je t'aide à défaire la tente ?
– Inutile, on ne l'emporte pas. Les autres risquent de nous entendre.
– Tu n'as rien dit à Pascal ?
– Tu m'as dit que tu ne voulais pas qu'il vienne.
– Non, je ne veux pas. Il a une vie ici et je ne veux pas qu'il la gâche pour moi.
– Il est amoureux de toi.
– Je sais. C'est pour ça que je ne veux pas l'emmener avec nous. Il va me suivre parce qu'il veut être avec moi, et il va oublier de penser à lui.
Alister n'est pas dupe. Il sait depuis toujours que Pascal est amoureux de lui. Il a bien vu ses gestes, ses attentions et ses regards. Pascal passe son temps à lui dire qu'il l'aime et il doit avouer que l'inverse est vrai. Mais pas comme son ami le voudrait. Cela dit, Alister aurait pu coucher avec. Il l'a déjà fait plusieurs fois avec des filles et avec des garçons. Il aime bien ça et il ne va pas s'en priver, ni s'en cacher. Et le genre de la personne lui importe peu, tant qu'il y a du plaisir. Mais il sait que ce ne serait pas pareil pour Pascal, parce qu'il y a des sentiments. Et lui, ce n'est pas qu'il ne l'aime pas, c'est juste qu'il ne veut pas aimer ou qu'il ne le peut pas. Pas comme ça. Il veut seulement prendre et laisser et il ne veut pas s'investir ou être en couple. Et son ami ne pourra pas se contenter d'une relation amicale améliorée. Ou alors, il lui dira que oui, mais ce ne sera pas vrai et il en souffrira. Et la dernière chose que veut Alister, c'est le faire souffrir.
Avec Lola, ce n'est pas pareil. Elle est comme lui. C'est un électron libre. Elle veut rester libre et sans attache. Ils se complètent et se comprennent. Elle est comme sa sœur qu'il n'a plus.
– On y va alors.
Elle lui prend la main et ils quittent la tente. Ce soir, ils seront loin d'ici. Mais en attendant, le trajet est encore long jusqu'à Glasgow. Il ne faudra pas longtemps pour que le lycée signale son absence et quand Harry et Lindsay verront qu'il n'est pas rentré, ils appelleront la police et signaleront sa disparition auprès des services sociaux. Ils doivent faire vite car ils ont peu de temps.
Le soleil se lève à peine quand ils traversent le parc. Lola le force à s'arrêter quelques secondes pour le contempler. Ils se sourient tristement, main dans la main, sac sur le dos. Ils sont deux âmes en perdition. Deux vagabonds qui s'enfuient dans l'aube.
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